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11 oct. 2014

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Dans le cadre du Festival d'Automne 2014, Le Théâtre de la Commune à Aubervilliers programme une pièce de Jérôme Bel, créée en 1995. Le titre est Jérôme Bel. Jérôme Bel est donc un chorégraphe, une pièce, une réflexion sur l'art vivant. 

Jérôme Bel, le chorégraphe  

L'art est recherche ou ne l'est pas, dit-il. Jérôme Bel est un chorégraphe français travaillant internationalement. Il est danseur interprète jusqu'en 1994, date de sa première "pièce", qu'il nomme lui-même "chorégraphie d'objets" : Nom donné par l'auteur. Cette première pièce succède à beaucoup d'autres, une par an environ, depuis. 

Les questions qui mènent sa recherche sont tournées vers le "méta - plateau" : le plateau y est questionné sur ce qu'il est : sa forme, ses enjeux, son discours, son rapport au spectateur et à la représentation.

Au Festival d'Automne, cette année, il reprend une création de 1995, Jérôme Bel.  En sortant, du spectacle, au CDN d'Aubervilliers, je bavarde dans le métro avec une jeune spectatrice scandalisée. Elle me parle de ces choses qu'elle trouve scandaleuses. Ce n'est pas scandaleux que les corps soient nus, ce n'est pas scandaleux qu'ils urinent sur la scène, ce n'est pas scandaleux en somme qu'il ne se passe rien. Ce qui est scandaleux pour elle est que les danseurs ne fassent rien pour nous, public. En somme que les acteurs ne passent pas la rampe, qu'ils ne viennent pas nous chercher. Elle rajoute : Il y avait même cette femme allongée tout le long, dos à nous. Dos à nous ! C'est bien qu'ils nous méprisent ?!  Cette spectatrice est scandalisée que l'on méprise ses attentes du plateau.

Dans le programme, il est écrit :

Voilà le travail : défaire toute virtuosité technique, désarmer les codes qui régissent nos gestes, des plus infimes aux plus spectaculaires. Loin de la surenchère scénique et de son cortège d'images guerrières ou érotiques, c'est l'émotion d'un seul acte, simple et radical.

En un sens tout est dit. Puisque l'art est recherche ou ne l'est pas, il y est encore question de trouver un nouveau monde. Voilà ce que nous dit le Caligula de Camus :

Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.


Jérôme Bel, la pièce 


La pièce Jérôme Bel est un acte d'essence, où il est question de chercher un degré zéro. Qu'est-ce que la représentation ? Qu'est-ce que l'espace du théâtre ? Cela passe précisément par les degrés zéro de :

La lumière.
La musique.
Le corps.
L'acte.
Le metteur en scène.

Quel serait donc le "degré zéro" de ces composantes du théâtre ? - en effet il n'y a pas "le texte" dans ces composantes, car finalement, l'acte scénique s'accommode très bien de cette absence, sans pour autant trahir ni le théâtre, ni sa forme. S'il est une réponse possible au degré zéro de la représentation, Jérôme Bel y répond ainsi :

La lumière, c'est Thomas Edison, l'inventeur de l'ampoule à la fin du XIXème siècle. Donc la lumière de Jérôme Bel, c'est une ampoule nue. L'actrice qui porte l'ampoule ne fait que cela.

La musique, c'est Johann Sébastien Bach. Sans enceinte, sans enregistrement. C'est donc un acteur qui chantonne le répertoire de Bach. Suites, Clavecin bien tempéré, Ode à la joie.

Le corps, il y en a 4, puis 5. Ils sont nus et normaux. Pas de corps surentraîné, ni spectaculaire.

L'acte, c'est chacun le sien. Un par personne : porter la lumière, chantonner Bach, appréhender son corps et celui de l'autre.

Le metteur en scène, c'est Jérôme Bel, c'est le titre de la pièce.

Le degré zéro pourrait être une arme contre la construction superficielle d'une réalité unique. Il n'y a personne à convaincre sur ce qu'est le théâtre, mais il est à se convaincre que le théâtre n'a pas de réponse. Et que sa forme la plus profonde est celle à inventer, celle qui n'est pas définitive. Au sens le plus strict de définitif, à savoir : qui annonce la fin d'un mouvement. En 2000, le chorégraphe Tino Seghal crée la pièce (sans titre) (2000). Elle a pour objet d'exposer théâtralement la pratique de la danse du 20e siècle, en transposant les pratiques des danseurs et les visions du corps qui y sont associées, successivement. Cette pièce a été réinterprétée en 2013 par Boris Charmatz (entre autres). De manière générale, c'est une chose réjouissante d'observer les artistes dialoguer entre eux à travers leur travail, indépendement de leur état (mort ou vivant), indépendemment de leur proximité physique. D'où je suis, Tino Seghal, Jérôme Bel et Boris Charmatz m'ont fabriquée un espace mental dans lequel l'histoire du corps en scène, de la nudité, du mouvement minimal sont explorés.


Jérôme Bel , le spectateur
  

Jérôme Bel est lui-même un spectateur assidu dit-il dans ses entretiens. Et lorsqu'il crée au Festival d'Avignon 2013 Cours d'honneur, il pose encore une question directe à la représentation, avec tout ce que cela engage : le spectateur, la réception, le Réel, la création de sa propre mémoire. Pour ce spectacle, des spectateurs - acteurs non professionnels (choisis, et ayant répété en amont), se succèdent sur scène et "racontent" leur expérience de spectateur vécue dans la Cours d'Honneur du Palais des Papes, pendant le Festival d'Avignon, toutes les années confondues.

Jérôme Bel explique souvent que le spectateur doit être partie prenante de la représentation. Au même titre que le l'acteur et le metteur en scène. Ecouter Jérôme Bel parler de son travail peut est un exercice d'abstraction, certes. Et pourtant il explique lui-même que le théâtre ne peut être entièrement un art conceptuel. En effet, regarder son travail est très simple. En général, un seul acte, est développé dans toute la pièce, et donné dans le titre. Aucun détour.

Il n'y a finalement rien à "comprendre". Dans un entretien filmé, mené par Yvane Chapuis, et à propos de The show must go on, spectacle de 2001, il explique qu'il compte sur le spectateur pour faire exister la pièce. Il souhaite : ne pas en savoir plus que le spectateur. Il souhaite encore : décrire le processus mystérieux de la représentation, et produire une réflexion sur les actions qui semblent les plus banales. 

Vous êtes partant ?

Jérôme Bel (1995)

Concept : Jérôme Bel
Avec : Éric Affergan, Claire Haenni, Patrick Harlay, Gisèle Pelozuelo, Frédéric Seguette

Production  : 
R.B. Jérôme Bel (Paris).
Remerciements DCA et la Ménagerie de Verre.
Avec le soutien de la Fondation d'entreprise Hermès.
R.B. reçoit le soutien de la DRAC Ile-de-France en tant que compagnie chorégraphique conventionnée, et de l'Institut Français, Ministère des Affaires Étrangères pour ses tournées à l'étranger.
Spectacle crée le 1er septembre 1995 au Festival Bellone - Brigittines (Bruxelles).

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
25 sept. 2014

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Extrait d'entretien avec Marie-José Malis, mené par Laure Adler.
Le 10 juillet 2014, dans le cadre des Leçons d'Université du Festival d'Avignon 2014.
Retranscription et mise en forme : Louise Narat-Linol.

À propos d'Hypérion, création au Festival d'Avignon 2014.
Reprise : du 26 septembre au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Aubervillers.

Hypérion est un texte de Friedrich Hölderlin, poète romantique allemand du début du XIXème. La forme de l'écriture est épistolaire. La proposition de Marie-José Malis, création 2014, livre la pensée de Friedrich Hölderlin au spectateur, comme un cri à notre siècle, comme un appel contre ce monde-ci, comme un appel pour du possible proche.

Dans cet entretien, Marie-José Malis nous parle de révolution, d'infini, de nouvelles façons d'aimer le monde, et de Mao. Elle rapporte des  paroles d'Hölderlin, en invente d'autres. Et lorsqu'elle parle, il parle. Nous parlons.

LAURE ADLER : Pourquoi ce choix du texte d'Hypérion

MALIS - Une nouvelle ère du monde commence.

Hölderlin c'est tout en fait. C'est le poète de la modernité, c'est celui qui inaugure la poésie. Pourquoi il l'inaugure ? Car il se rend compte qu'avec la Révolution Française (nldr - Hölderlin écrit Hypérion en 1795) et la bourgeoisie qui arrive au pouvoir, une nouvelle ère du monde commence. Ce monde est une monde sans Dieu. Le divin classique y est évacué. C'est une tâche de la politique que la Révolution Française a inaugurée. Comment à la fois vivre dans un monde purement matérialiste, sans Dieu, tout en restant fidèle à l'idée du bien, du bonheur et de l'absolu pour tous ?

HÖLDERLIN - Nous, poètes.

Hölderlin dit. Nous, les poètes, avons toujours cherché à chanter vers le ciel. C'est cet amour que nous avons mis vers le ciel, vers des idéaux extérieurs à nous. Et nous devons plier ces idéaux vers un amour de la terre et de la finitude. Nous n'avons plus de Dieu, mais si nous nous mettons à aimer notre condition humaine, la terre, et notre finitude, avec la meme intensité que nous avons aimé Dieu, alors nous ne subirons pas notre finitude, nous ne serons pas les prisonniers du matérialisme, nous ne serons pas les esclaves d'un monde sans esprit.

MALIS - Contribuer au bonheur pour tous.

Nous espérons toujours que le salut viendra de quelques puissances extérieures. En un sens nous n'avons pas renoncé au miraculeux. Donc moi j'ai choisi Hölderlin car la question qui se pose à Hypérion est celle-ci :  comment rester fidèle à l'idée de la revolution, tout en dressant le bilan le plus strict de cet echec de la tentative de politique d'émancipation (Révolution Française) ? Comment continuer à être fidèle à l'idée d'un processus dans lequel chacun pourra contribuer au bonheur de tous ?

HÖLDERLIN - La beauté ou l'infini déposé en dehors de l'Histoire.

Il faut regarder ce que nous vivons, et il faut séparer ce qui est de l'Histoire des Hommes, de ce qui est hors de l'Histoire des Hommes. Y a-t-il des choses hors de l'Histoire ? Oui. La nature et la terre ont une beauté en réserve. Cette beauté échappe à l'Histoire des Hommes. Comme dans dans l'histoire des individus finalement , il y a quelque chose qui échappe à l'Histoire : l'enfance. Il ya ce temps de l'enfance dans lequel nous somme tous en capacité d'éprouver une confiance infinie dans l'humanité. Nous ne doutons pas de notre force ni de notre beauté, nous ne doutons pas que nous sommes divins. La beauté est de l'infnifni déposé en dehors de l'Histoire.

MALIS - L'absolu existe.

Dans ce temps-ci, que nous dit-on ? Que l'homme n'est pas capable d'absolu. Et que l'absolu est totalement retiré du monde. Hölderlin dit au contraire que l'absolu existe. Que la beauté divine de l'homme existe, et que l'homme a une capacité infinie. La Révolution Française a échoué sans doute parce que les coeurs n'étaient pas prets à en accueillir profondément les plans de conséquence. Ni prêts à accueillir un bonheur pour tous.

HÖLDERLIN - Aimer la pauvreté.

Maintenant, il faut que le processus révolutionnaire s'accompagne d'un processus symbolique. Ce sont les poètes qui doivent faire cela, c'est-à-dire nous aider à aimer le monde autrement, nous aider à aimer dans ce monde-ci ce que nous redoutons. Nous redoutons la pauvreté, donc nous aider à aimer la pauvreté, à aimer la frugalité, à avoir le souci des plus petits d'entre nous, et à ne pas avoir peur de perdre des choses quand le bien des autres est en jeu. 

MALIS - La révolution symbolique.

La question est d'apprendre à aimer le monde autrement, de sorte que la revolution politique puisse s'installer profondément et durablement. Que cette révolution ne soit pas seulement une réveolution faite par les lois et par l'état, mais qu'elle soit portée dans le coeur des gens. C'est une révolution symbolique, ce n'est pas seulement une revolution des idéaux. C'est aimer danss le monde des qualités sensibles, qui pour l'instant ne sont pas encore visibles. Aimer les qualités minoritaires du monde.

Nous devons continuer à fabriquer des idées, et continuer à fabriquer pour les générations à venir l'idée que ce qui nous attend, c'est un processus du bonheur de tous. Sinon je ne vois pas pourquoi on devrait vivre et continuer à faire des enfants. Je pense que l'effort intellectuel extraordinaire d'Hölderlin est une chose dont on a besoin. 


MAO - Nouveaux objectifs.

Toute l'énergie de l'humanité pourrait être la même, mais tournée vers de nouveaux objectifs. Que ces nouveaux objectifs ne soient pas seulement la production d'objets consommables. Mais qu'ils soient tournés vers le désir de nous conduire à aimer de nouveaux objets, et de nouvelles productions.

Hypérion, d'après Friedrich Hölderlin
Durée : 3h45
Traduction : Philippe Jaccottet

Créé au Festival d'Avignon, du 8 au 16 juillet 2014
En tournée : 
- du 26 septembre au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Aubervillers ;
- les 6 et 7 novembre, aux Quinconces-L'espal, Scène conventionnée, Théâtres du Mans ;
- les 15 et 16 décembre, au théâtre de l'Archipel, Scène Nationale de Perpignan ;
- du 10 au 21 janvier 2015, au Théâtre National de Strasbourg ;
- du 27 au 31 janvier au Théâtre Dijon de Bourgogne, CDN.

Mise en scène : Marie-José Malis
Adaptation : Marie-José Malis et Judith Balso
Scénographie : Adrien Marés, Jessy Ducatillon, Jean-Antoine Telasco
Lumière : Jessy Ducatillon
Son : Patrick Jammes
Costumes : Zig et Zag
Avec : Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev
Et les comédielles amateures : Adina Alexandru, Lili Dupuis, Maxime Chazalet.

Production : Théâtre de la Commune Centre Dramatique National d'Aubervilliers
Coproduction : Compagnie La Llevantina, Comédie de Genève, L'Archipel Scène nationale de Perpignan, CCAS, Festival d'Avignon
Avec le soutien de : la Région Île-de-France

Interview / / Forme libre / 
Posté par : Louise Narat-Linol
20 sept. 2014

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Le Théâtre du Renversement fait l'objet d'une recherche de Master 2  à L'Université de la Sorbonne Nouvelle- Paris 3. Cette recherche est dirigée par Arnad Rykner.

Ici, un aperçu. 


LA PENSÉE ET LE RENVERSEMENT

Il semble plus aisé de commencer une pensée que de la poursuivre. Formuler une pensée, n'est-ce pas déjà la trahir ? Est-ce risquer de figer une pensée que de l'écrire, de la dessiner, de la mettre en scène, de la photographier, de la bâtir, de la filmer, ou encore de la peindre ? Comment le théâtre peut-il construire de la pensée ?

Aborder le renversement au théâtre est une façon intuitive de mettre en avant l'ambivalence nécessaire à la pensée, pour faire co-exister dans un même espace ce qui est et ce qui pourrait être. C'est le désir de renversement qui importe. Et c'est le mouvement de ce désir qui importe. Renverser n'est pas détruire pour reconstruire. Renverser, c'est construire encore, avec la matière existante. Le renversement n'est pas une cause, mais un objet en soi. Le renversement c'est la pensée en mouvement. L'étude du renversement ne sera pas l'étude comparative entre un avant et un après. L'étude du renversement sera l'étude du mouvement de renverser. L'étude du théâtre du renversement ne portera pas sur la conséquence du renversement, mais sur le renversement en lui-même, comme condition de l'acte théâtral. Le théâtre du renversement répond à ce que Caligula cherche en dehors de ce monde, mais qui est tout à a fois au choeur de celui-ci.

Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.(1)



L'ART DU THÉÂTRE

En quoi le théâtre est-il l'épreuve du Réel ? En quoi le théâtre admet-il que le monde est la représentation que l'on en fait ? En quoi admet-il que la liberté n'est, qu'à la seule condition de se chercher ? En quoi admet-il que la réalité est un espace-temps sublimé ? Howard Barker répond partiellement à ces questions en différenciant avant toute chose le théâtre, de l'art du théâtre. Il insiste sur la nécessité de l'art du théâtre :

Le théâtre reproduit la vie, l'art du théâtre invente la vie. Cette action d'inventer peut être perçue comme une critique de l'indigence de l'existence. (...). Entrer dans l'espace en silence. Y entrer en pensant à la mort. Faire de la mort le seul sujet même lorsque le rire dévoile l'ambiguïté de nos passions. Admettre la mort.(2)

Barker considère que la mort seule est le sujet important de l'existence. Et pour lui, c'est la forme de la tragédie qui matérialise le mieux l'expression de l'existence. La tragédie n'offre pas d'espoir sur sa propore issue. Se demander comment vivre ? revient à se demander comment mourir ? Par exemple, les personnages de Antigone, de Phèdre, de Roméo et de Juliette entrent tous dans la pièce avec une question dont la mort est la seule réponse. Antigone ne peut pas vivre (au sens de vivre moralement) sans donner une sépulture à son frère, mais ne peut pas vivre non plus (au sens de vivre physiquement) en lui donnant cette sépulture, car le roi Créon l'interdit. Phèdre ne peut pas vivre avec l'amour interdit qu'elle éprouve pour Hipolyte, et ne peut pas vivre non plus sans lui. Roméo et Juliette ne peuvent pas vivre sans s'aimer, mais ne peuvent pas vivre en s'aimant. La question liée à tous ces personnage n'est pas : vont-ils mourir ?, la question est bien : comment vont-ils mourir ? La question vont-ils mourir ? est un divertissement, car elle donne l'illusion que la mort peut ne pas être. Howard Barker, à propos de la tragédie, insiste sur le fait qu' elle nous parle de l'Homme, et que cette connaissance de l'Homme, s'il en est une, est la seule façon de vivre décemment. Dans Arguments pour un théâtre il dit :

On ressort de la tragédie armé contre le mensonge. Au sortir de la comédie musicale, on se fait berner par le premier venu (...). Après le carnaval, une fois les masques tombés, on est exactement comme avant. Après la tragédie, on ne sait plus qui on est. La tragédie rend la poésie à la parole.(3)

 

LA MORT ET L'IMMÉMORIALISATION

Jean Oury, psychiatre qui a fondé la clinique de la Borde en 1953, aborde cette question de la mort comme chose non traitée par le Collectif : La Mort est coupure, accident ; jamais prévue, toujours en trop. Comment un ensemble institutionnel peut-il traiter l'en-trop ?(5) Et il poursuit sur le travail du deuil, comme incorporation de la mort :

Le travail du Deuil c'est un travail d'écriture lointaine, d'immémorialisation d'un texte, d'infinitisation d'une énigme, de préservation de la liberté. Ça donne de l'épaisseur, de l'étoffe à un Collectif. Ça donne à penser.(6)

Le principe d'immémorialisation est intéressant car il rejoint la question de la représentation. Immémorialiser une chose est à la fois la prendre en compte, et en ignorer les images clinquantes qu'elle véhicule. Bill Readings décrit cela ainsi : favoriser l'oscillation entre le refus de l'oubli et le refus du simple souvenir « représentatif », non problématique. (7)

Passer par le Réel, l'art du théâtre et la mort pour questionner le renversement, est un détour pour aborder la question du commun. Le théâtre est l'espace où ce qui est inadmissible peut être pensé en commun.

Ces hypothèses seront développées et mises à l'épreuve à travers quatre spectacles, choisis pour les questions qu'ils soulèvent, de près ou de loin : Bit de Maguy Marin (création 2014), Passim de François Tanguy (création 2013), Ode maritime de Claude Régy (création 2010), Hypérion de Marie-José Malis (création 2014).

(1).  CAMUS Albert, Caligula, édition folio Gallimard, 2013, Paris, page 26.
(2). BARKER Howard, La mort, l'unique et l'art du théâtre, édition Les solitaires intempestifs, 2008, Besançon, traduction Élisabeth Angel-Perez, page 16.
(3). BARKER Howard, Arguments pour un théâtre, édition Les solitaires intempestifs, Besançon, 2006, traduction Élisabeth Angel-Perez, page 21.
(4).  Bel / Charmatz - voir programme festival d’automne
(5).  OURY Jean, La psychose, l’institution, la mort, Hermann Éditeurs, Paris, 2008, page 10.
(6).  Ibid, page 11.
(7).  READINGS Bill, Introducing Lyotard. Art and Politics, Routledge, 1991,"The task of not forgetting, of anamnesis, (...) which struggles to keep events from sinking into the oblivion of either representation (voice) or silence."

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
26 juil. 2014

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Spectacle programmé du 8 au 16 juillet 2014, au théâtre Benoît XII, Festival d'Avignon. En tournée en France en 2014/2015.


LE POINT DE DÉPART


De retour de ce festival d'Avignon, un peu mouvementé par les questions politiques et syndicales qui traversent le spectacle vivant, et qui traversent également d'autres domaines concernés par la précarité - lorsque je dis « un peu » mouvementé, je crois que je regrette toujours que l'injustice, l'inégalité et le mépris des minorités ne créent pas un désordre plus monstrueux à chaque coin de rue. De retour, donc, de ce festival, je suis, comme chaque année, prise dans un élan de pensée, d'ardeur générale, de révolte. Cela me crée un désir de métamorphose de ce monde-ci. L'année dernière en ayant vu Angelica Liddell, cette année en ayant vu Hypérion. Alors me voilà dévouée à la cause d'Hypérion, presque satisfaite d'assister à une incompréhension générale, et de pouvoir défendre un martyr de notre époque. Un peu comme Ravachol ou Garcia Lorca. 


LE POINT COMMUN

Le théâtre que j'aime crée pour moi de la révolte. J'aime que les temps se croisent, que les combats se rencontrent, que les solitudes se disent bonjour. Je rencontre Malis qui rencontre Hölderlin qui me rencontre. Ou dans un autre sens. Quel est notre point commun ? - oui, j'ôse me mettre en face de ces personnes sans fausse modestie, car j'ai l'impression qu'ils s'adressent à tous, et à chacun. Notre point commun donc, serait d'être pris par des questions. Et quand il s'agit de ces questions, quelle différence y a-t-il entre les formuler et les entendre ?

Voilà les questions que j'ai entendues = formulées, en assistant à cet Hypérion :

- y a-t-il une alternative ?

- le bonheur se cherche-t-il encore ?

- la poésie peut-elle sauver ?

- s'agit-il réellement de sauver quoique ce soit ?

- ai-je le cœur d'entendre le petit, le fragile, le mineur ?

- la profondeur se trouve-t-elle dans ce que l'on répète, ou dans ce que l'on découvre ?

- y a-t-il une écoute qui puisse transformer le monde ?

- quelle différence y a-t-il entre le monde d’Hölderlin (Allemagne, début du XIXéme), le mien (Marseille, début XXIème), ou encore celui de Platon (Grèce, IVème siècle avant JC) ?

- quand la jeunesse s'arrête-t-elle ?


LE POINT DE RUPTURE


Eternelle introduction, cela m'est toujours plus simple d'introduire que de poursuivre. Il est tellement agréable de faire des promesses. Dans la suite de cette longue introduction, je vais commencer par parler d'un autre spectacle, vu le lendemain d'Hypérion : Mahabharata, à la carrière de Boulbon. La carrière de Boulbon est un grand espace de roches à quelques km du centre d'Avignon. Une falaise pour décor. Très belle (...pour le tourisme, ai-je entendu à droite à gauche). Et Mahabarata donc. Un conte. Du blanc. Un mariage. Des rois. Des mouvements parfaits. Des danseurs précis. Des costumes sans couture. Des masques. Des marionnettes géantes. Du blanc encore. Des ombres projetées. De la musique. Du maquillage. Beaucoup.

Sans doute, Mahabharata est un beau spectacle. Mais je n'ai pas pu rester. 24h après Hypérion, je ne pouvais toujours pas quitter la langue d'Hölderlin, ni les acteurs de Marie-José Malis. Aspirée par les acteurs et par le texte, je n'ai finalement pas vraiment été disponible à d'autres spectacles pendant ce festival. Cela va dans le sens de tout ce que j'ai longtemps fui dans les festivals : la consommation de l'art, l'abrutissement par le beau, le détournement compulsif. J'ai fui cela jusqu'au début de mes années d'étude de théâtre. Là, je voulais tout voir. Mes études bien terminées, je crois retrouver aujourd'hui le désir de prendre part et de choisir.


LE POINT DU JOUR

Les acteurs nous regardent dans les yeux, puisque, nous, spectateurs, sommes éclairés autant qu'eux. Et ils s'adressent à chacun, à tous, au siècle. Il y a dans la salle, des fauteuils en mousse marron qui grincent, des escaliers bruyants, des murs d'une couleur approximative, entre prune et framboise écrasée. Ce sont les acteurs qui actionnent la lumière. La lumière semble passionnante, mais je ne saurais pas en parler je crois, peut-être plus tard. Tout déborde dans la salle : la scène, la lumière, le décor, les acteurs. Et cela déborde également en hauteur, et en fond de scène. C'est à dire que la limite du « Théâtre » est malmenée. Les limites en sont malmenées d'un point de vue de la durée, du rythme, de la scénographie. Ce n'est pas pour me déplaire, de ne plus voir les frontières. Par exemple, la scénographie : elle est en carton pâte, reproduction d'une rue en Grèce ou en Egypte, ou dans un quelconque pays dans lequel les émeutes grondent ? Sur scène, il y a également un monument aux morts, lui aussi en carton pâte, sur lequel est discrètement dessiné le bonnet phrygien de la révolution française. Nous sommes donc un peu partout, un peu nulle part : dans un théâtre, en France, en Grèce, en Egypte, bref, dans un lieu, dans un temps de révolte de toute évidence. Il est donc question d'un espace général, disons celui-là, et d'un temps absolu. Aujourd'hui ou deux siècles avant nous ? Quelle différence ?

Et pourquoi du carton-pâte ? J'aime me raconter que le « faux » du théâtre y est fièrement arboré. Ce carton-pâte nous dit bien « ceci est du théâtre, ne vous perdez pas dans ces images, ceci n'est pas la monde tel qu'il est, ceci n'est pas un miroir ». Mais ce carton-pâte nous dit aussi, « c'est au théâtre et dans la poésie que la révolte naît ». Ni le sol, ni les murs ne sont propres. Et les brindilles d'herbes laissées au sol, ont elles aussi, leur part. Elles sont ramassées, brandies puis délicatement enlacées dans les cheveux de l'une des actrices. C'est le petit que l'on voit ici, et le fragile, le simple, le lent. Les acteurs écrivent sur les murs : « beauté », « enfance », « nature », « pourtant ». Je me dis que la poésie arrive sans doute lorsque ma propre langue me paraît étrangère. On rend ici à ces mots humbles, leur profondeur. Plus que leur profondeur : leur innocence. Ce qui revient au même.


LE POINT DE RALLIEMENT


Il est temps maintenant d'entrer dans ma partie préférée : celle de l'adresse des acteurs et de la non-narration. Howard Barker dit « la forme narrative se meurt entre nos mains ». Oui, je crois aussi que le théâtre qui explique est un théâtre mort, que le théâtre qui raconte est un théâtre mort (et je ne parle pas du conte ici, cette forme en est une autre.), que le théâtre qui rapporte (un temps, un lieu, une action), est un théâtre mort. Plus jamais de « Il était une fois » au théâtre s'il vous plait ! Cela me glace le sang. Cela évanouit tout désir en moi, cela m'esseule. Que les vivants dévorent les morts ! Que les morts soient convoqués pour ce qu'ils font encore sur notre monde, et non pour ce qu'ils ont faits dans le passé. Hölderlin n'est pas mort, Hypérion existe. Les acteurs qui pensent un texte à voix haute, pris par la fulgurance de ce qu'ils découvrent, en nous regardant nous, spectateurs, font de l'adresse leur acte de résistance. Hypérion est rare, quelle chance de l'avoir croisé. 

J'ai quelque fois entendu qu'on trouvait le texte très beau : « Cela m'a donné envie de lire le texte, mais la forme du spectacle ne m'a pas intéressée ». Ce ne sont pas exactement les mots, mais l'idée est bien de dissocier le texte du plateau. Moi je pense qu'il n'est pas possible de dissocier le texte de la mise en scène sans détruire la proposition. Le fond et la forme se rejoignent en tous points :
 
- appel à la révolte : contre le pouvoir/contre le théâtre classique, 

- invention d'une nouvelle ère : pour le bonheur/pour la modernité du théâtre, 

- soulèvement de la jeunesse : un possible en devenir/un théâtre en devenir.

LE POINT FINAL

Je ne reviendrai finalement pas sur la lumière de ce spectacle, par manque de savoir quant à ce domaine passionnant. J'aurais certainement usé de quelques métaphores sur le fait qu'Hypérion "éclaire le Théâtre".

Et pourtant, autour, la presse nationale se déchaine, les professionnels bienveillants quittent la salle, la majorité des spectateurs désapprouve.
Pourtant.
Pourtant.
Pourtant.
Hypérion écrit à Bellarmin :
Pourtant, tu brilles encore, soleil du ciel ! Terre sacrée, tu ne cesses point de verdir ! Les fleuves courent encore à la mer, et les arbres qui donnent l'ombre murmurent toujours à midi. La cantilène du printemps berce mes mortelles pensées, et la plénitude du monde vivant revient enivrer ma détresse.

Retrouvez Marie-José Malis sur notre site, en entretien avec Laure Adler : Transformer ce monde-ci.
Lisez l'article De retour d'Avignon.
Egalement, à propos de Marie-José Malis, deux autres critiques sur d'anciennes création :
2009 - Le prince de Hombourg, Heinrich von Kleist : Mettre en scène l'Histoire.
2011 - On ne sait comment, Luigi Pirandello : Tentative de savoir comment.

Hypérion
Durée : 5h 

Hypérion d'après Friedrich Hölderlin
Traduction : Philippe Jaccottet
Créé au Festival d'Avignon, du 8 au 16 juillet 2014.

En tournée : 
-
du 26 septembre au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Abervillers ;
- les 6 et 7 novembre, aux Quinconces-L'espal, Scène conventionnée, Théâtres du Mans ;
- les 15 et 16 décembre, au théâtre de l'Archipel, Scène Nationale de Perpignan ;
- du 10 au 21 janvier 2015, au Théâtre National de Strasbourg ;
- du 27 au 31 janvier au Théâtre Dijon de Bourgogne, CDN.

Mise en scène
 
: Marie-José Malis
Adaptation 
:Marie-José Malis et Judith Balso
Scénographie 
: Adrien Marés, Jessy Ducatillon, Jean-Antoine Telasco
Lumière 
: Jessy Ducatillon
Son
 : Patrick Jammes
Costumes 
: Zig et Zag
Avec
 : Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev
Et les comédielles amateures : Adina Alexandru, Lili Dupuis, Anne-Sophie Mage (Maxime Chazalet en tournée)

Production : Théâtre de la Commune Centre Dramatique National d'Aubervilliers
Coproduction : Compagnie La Llevantina, Comédie de Genève, L'Archipel Scène nationale de Perpignan, CCAS, Festival d'Avignon
Avec le soutien de : la Région Île-de-France

Rédaction / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
25 juil. 2014

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Entretien avec Marie-José Malis, mené par Laure Adler.
Le 10 juillet 2014, dans le cadre des Leçons d'Université du Festival d'Avignon 2014. 
Retranscription et mise en forme : Louise Narat-Linol.

Hypérion est un texte de Friedrich Hölderlin, poète romantique allemand du début du XIXème. La forme de l'écriture est épistolaire. La proposition de Marie-José Malis, création 2014, livre la pensée d'Hölderlin au spectateur, comme un cri à notre siècle, comme un appel contre ce monde-ci, comme un appel pour du possible proche.  

Dans cet entretien, on parle de théâtre, de révolution, de politique, de philosophie, de théâtre de pensée, et surtout d'hospitalité. Marie-José Malis définit l'image hospitalière du théâtre, non comme une image qui cherche  à reproduire le monde tel qu'il est, mais comme une image qui propose de l'étranger.

Entretien en trois parties : la révolution, la pensée, la métamorphose. Aucune succession chronologie n'est affirmée dans l'ordre de ces parties. Cela aurait tout aussi bien pû être : la pensée, la métamorphose, puis la révolution, ou encore la métamorphose, la révolution, puis la pensée... 


LA RÉVOLUTION

"La révolution se fait par la répétition."

Pourquoi avez-vous choisi le théâtre comme mode d'expression artistique ?

Pour moi, le théâtre est le lieu de l'amitié et de l'utopie.

Ça s'apprend le théâtre ?

Je ne l'ai pas appris dans les écoles. J'ai appris la littérature à l'école. Et j'ai appris le théâtre en en faisant un petit peu sous la forme du théâtre amateur, et surtout en étant spectatrice tous azimuts. Quand j'étais jeune, j'étais d'abord provinciale, puis à Paris pour faire mes études. J'allais à peu près voir tout, et je réfléchissais à tout ce que je voyais. Et c'est comme ça que j'ai l'impression d'avoir appris le théâtre. Mais j'ai aussi une formation universitaire assez poussée, et j'ai aussi beaucoup lu les théoriciens. Je crois beaucoup à cette phrase de Walter Benjamin qui dit que « La révolution se fait par la répétition ». Walter Benjamin dit que l'on croit toujours que le changement va arriver d'une manière miraculeuse et à partir de rien, mais il nous dit qu'en fait les révolutions se font par imitation de ceux qui nous ont précédé. Et je peux dire que j'ai appris le théâtre comme ça, par imitation. C'est aussi comme ça que je l'enseigne.


"Travailler à du possible aujourd'hui."

Vous dites que vous êtes une théoricienne, que vous avez une formation universitaire, vous êtes passée par Ulm (Ecole Normale Supérieure de Paris), qu'est-ce qui vous a déterminé à ne pas devenir enseignante et à devenir une intermittente ? 

Mes origines familiales tout simplement. Je viens d'un milieu très modeste, mes parents sont ouvriers agricoles. À l'École Normale Supérieure, j'avais l'impression d'être une anomalie. Et je l'étais. Je me suis rendue compte que ces milieux constitués étaient des milieux inertes, et dans lesquels il y a de la reproduction d'un schéma social. Je ne voulais pas être là-dedans. Je ne pouvais pas en fait.

Vous auriez eu l'impression de faillir à votre tâche intellectuelle et de ne plus être dans la classe sociale de vos parents ?

Oui en quelque sorte. J'ai l'impression que j'étais soumise à une alternative dure. Soit je désirais appartenir au milieu des autres et alors je devenais arriviste, soit pour me garder moi-même et continuer à me constituer, je devais inventer une position autre. Et c'est ce que j'ai fait. Cela dit, j'ai rencontré les mêmes effets de sociologie dans le milieu théâtral. Avec ses effets de reproduction, ses effets de cooptation, de collision etc. Je pense que c'est bien d'être dans une position minoritaire et d'être toujours du côté d'une altérité véritable. 

Quelles ont été vos influences intellectuelles ?

Elles ont tout d'abord été du côté de la philosophie, en partant du cinéma philosophique. Celui de Godard si on peut le qualifier comme ça. Ensuite, très vite du côté de la philosophie esthétique. Avec des gens comme Georges Didi-Huberman, des gens qui nous permettent de penser quel est le statut de l'image aujourd'hui. Et puis du côté de la philosophie politique, parce que, comme je l'ai répété souvent, je pense que nous devons travailler à du possible aujourd'hui. J'ai donc cherché dans la philosophie politique une pensée du bien et du bonheur. Je pense que la philosophie, celle de Platon, pendant très longtemps a eu comme objectif de fabriquer l'humanité en vue du bonheur. Mais depuis quelque temps la philosophie est devenue un lieu strict de l'analyse et de la critique. 


LA PENSÉE

"Brancher le théâtre à de la pensée."


Comment le théâtre peut-il déboucher sur ce que vous nommez cette "hospitalité" ?

Je pense que nous sommes dans un monde où l'on demande à l'image d'être identitaire, c'est-à-dire qu'on demande  à l'image qu'elle soit immédiatement reconnaissable. Le théâtre a toujours eu à se battre contre ceux qui voulaient faire de lui le simple miroir du monde.  Et le théâtre que j'aime a toujours eu à mener un combat pour ne pas être ce simple miroir du monde, mais pour être ce qui va vous proposer l'intuition d'autres choses, et transformer ce monde-ci. Après tout, le théâtre a une longue histoire d'amitié avec la philosophie, et plutôt que de brancher mon théâtre sur les arts plastiques, et de dire que ce qui fait la modernté du théâtre serait sa capacité esthétique à faire des images fortes, j'i décidé de faire un théâtre dont les images sont humbles et hospitalières, et dont les pensées nous aident à vivre. Pour la modernité de mon art, je branche le théâtre à de la pensée.

"Une représentation construit ses spectateurs."

La mise en scène est-elle pour vous un transfert de pensée ?

Oui, c'est un transfert de pensée. Le théâtre que je fais n'est que direction d'acteurs. Si l'acteur pense réellement à ce que dit le texte, il est convoqué à des idées qui sont pour sa propre vie, pour notre vie. C'est comme ça que je travaille, c'est ce que je demande à l'acteur de faire. D'où, en effet, un théâtre ralenti. Parce que pour que l'acteur puisse penser le texte, il faut qu'il calme sa propore machine expressive. Après tout, un acteur, c'est une machine technique, rodée. Il peut balancer un texte avec expressivité tout de suite. Mais s'il le fait comme ça, il ne va qu'au sens vulgaire des choses. Et je me dis que lorsque on a bien travaillé, le spectateur peut s'identifier, non pas  à un personnage, mais à ce processus de pensée qui traverse l'acteur. Le public est témoin de ce qu'une pensée produit chez un être humain : le bonheur, la compassion, l'incroyable gratitude que l'on peut avoir pour un auteur. C'est comme ça que je qualifirais le théâtre de pensée. C'est un théâtre qui est porté par l'acteur qui pense.


LA MÉTAMORPHOSE

"La transformation du monde."

Qu'espérez-vous d'une salle de spectateurs ? Quelle différence faite-vous entre une lecture intérieure intensive et le fait d'être dans une salle de théâtre avec dautres ?


J'espère ce qui se passe actuellement en fait. Pour moi c'est très violent ce qui se passe sur notre spectacle (ndlr - un accueuil très mitigé de la pièce et une salle qui se vide aux 2/3 à l'entracte), mais je peux dire aussi que je suis étrangement heureuse, puisqu'à la fin de la représentation, nous avons constitué un corps de spectateurs. Nous avons traversé l'adversité de la représentation. Dans ce monde-ci, des gens ne veulent pas entendre ou ne veulent pas que cela soit pensé comme ça, dit comme ça, ni que le théâtre soit cela etc. Je pense qu'une représentation construit ses spectateurs et que ça demande une bataille dure de faire de l'art, de tenter quelque chose. C'est ce que j'espère du théâtre. Que quelque chose publiquemement se constitue face à une oeuvre.

Est-ce que vous pensez que la définition du théâtre que vous pratitiquez passe par une écoute possible et nouvelle de la poésie, comme force révolutionnaire ?

Oui, je crois réellement que le théâtre peut contribuer beaucoup à la transformation du monde. Meyerhold parle de cela aussi. Il ne croyait pas non plus que le théâtre devait être vecteur de message didactique, ni porteur de sloggan. Je pense au fond que c'est ce qu'on attend du théâtre de gauche, un théâtre faiblement politique, qui ne servirait que des sloggans vaguement politiques. Mais s'il s'agit d'entendre ce que l'on sait déjà, ce n'est pas la peine de travailler.  Le slogan et le message appartiennent au monde mort. La poésie, c'est la capacité de métamorphose de l'existant.

Sur notre site, une critique du spectacle : Hypérion, le poing levé.
Lisez l'article De retour d'Avignon.
Également, à propos de Marie-José Malis, deux autres critiques sur d'anciennes créations :
2009 - Le prince de Hombourg, Heinrich von Kleist : Mettre en scène l'Histoire.
2011 - On ne sait comment, Luigi Pirandello :  Tentative de savoir comment.

Hypérion, d'après Friedrich Hölderlin
Durée : 5h
Traduction : Philippe Jaccottet

Créé au Festival d'Avignon, du 8 au 16 juillet 2014
En tournée : 
- du 26 au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Aubervillers ;
- les 6 et 7 novembre, aux Quinconces-L'espal, Scène conventionnée, Théâtres du Mans ;
- les 15 et 16 décembre, au théâtre de l'Archipel, Scène Nationale de Perpignan ;
- du 10 au 21 janvier 2015, au Théâtre National de Strasbourg ;
- du 27 au 31 janvier au Théâtre Dijon de Bourgogne, CDN.

Mise en scène : Marie-José Malis
Adaptation : Marie-José Malis et Judith Balso
Scénographie : Adrien Marés, Jessy Ducatillon, Jean-Antoine Telasco
Lumière : Jessy Ducatillon
Son : Patrick Jammes
Costumes : Zig et Zag
Avec : Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev
Et les comédielles amateures : Adina Alexandru, Lili Dupuis, Anne-Sophie Mage

Production : Théâtre de la Commune Centre Dramatique National d'Aubervilliers
Coproduction : Compagnie La Llevantina, Comédie de Genève, L'Archipel Scène nationale de Perpignan, CCAS, Festival d'Avignon
Avec le soutien de : la Région Île-de-France

Interview / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
24 juil. 2014

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INTRODUCTION

De retour du festival d'Avignon, 68ème édition, dont la direction a été reprise par Olivier Py, je revois mes notes, retranscrit mes interviews et je décide de n'écrire que sur le travail de Marie-José Malis. Elle a présenté un spectacle de 5h, Hypérion, d'après un texte d' Hölderlin.

Si la critique doit être le témoin d'un acte artistique, je choisis qu'elle le soit pour ma propre pratique, que ma façon de faire de la critique soit une nécessité pour ma propre réflexion. Je n'écrirai donc pas sur Mahabharata, ni sur Archive, ni sur Huis, ni sur The Fontainhead, ni sur Ideal Club (programmé à Villeneuve-en-scène). Sans doute car je suis partie avant la fin de la plupart de ces spectacles, mais surtout car, aujourd'hui, ils ne révolutionnent rien en moi. Qui sait, peut-être plus tard.

Ajourd'hui, il m'est précieux de trouver des spectacles, poètes, metteur en scène, chorégraphes qui ont opéré une révolution en moi. De manière non exhaustive : Angelica Liddell en fait partie, Walt Whitman, Marie-José Malis, Claude Régy, Howard Barker, Walter Benjamin, Jérôme Bel, François Tanguy, Pasolini, Philippe Grandrieux, Jean-Luc Godard, Bruno Dumont, Maguy Marin. C'est donc ce que je vais chercher. Je ne demande à personne d'aimer ce que j'aime, je propose de dire ce dont j'ai besoin pour que de l'air entre dans ma pièce. J'ai besoin de cet Hypérion pour continuer à aimer le théâtre,  et pour continuer à aimer ce que le théâtre peut faire sur le monde. 

Je vais essayer d'expliquer pourquoi, dans ma prochaine critique du spectacle. Je vais également retranscrire des entretiens auxquels Marie-José Malis a répondu, pour la laisser parler elle-même de son travail, cela est joyeux. 


DEUX MISES EN BOUCHE

Pour entrer de manière globale dans cette période post-Avignon :

1. Voilà un extrait d'une conversation épistolaire que j'ai eue avec un ami. Il m'a soutenu qu'Hypérion de Marie-José Malis, nécessitait des "codes" pour être entendu. Je crois que c'est l'inverse. Je lui ai répondu :

Ce que je vais chercher dans l'art, la poésie, le cinéma, le théâtre, c'est ce qui m'échappe, un espace invisible où des égarés se retrouvent, car ils ne se retrouvent pas dans la certitude, la platitude, la simplification démagogique de l'existence, que l'on nous sert tous les jours.

Cet ami m'a ensuite parlé du théâtre qu'il aime, d'un théâtre violent et choquant, l'inverse, d'après lui, d'Hypérion. Je lui réponds :

(...) Et lorsque tu dis que le théâtre que tu aimes "choque le bourgeois", parles-tu, entre autres, d'"Ideal club" ou de "The Fontainhead" ? Si c'est le cas, je ne crois pas du tout que ces spectacles choquent qui que ce soit. Bien au contraire, ces formes confortent bien tout le monde, dans la certitude que la pensée ne sert à rien, que ce qui se voit facilement est une vérité, et que, finalement, la recherche et l'art sont embarrassants, car "non efficaces". Je hais l'efficacité, elle me tue. Une balle de fusil est efficace, une slogan publicitaire est efficace, un produit d'entretien est efficace. Pas l'art. "Hypérion" est de l'art. "Hypérion" choque le monde.


2. Et en faisant le tri de mes dernières lectures, et pour m'accompagner dans ma critique, je retrouve ces quelques phrases de Howard Barker, dans Arguments pour un théâtre : 

Comme il est difficile de rester assis dans un théâtre silencieux. Mais il y a silence et silence. Comme dans la couleur noire, il y a plusieurs couleurs dans le silence. Et c'est le silence compulsif que le théâtre peut accomplir de mieux.

Le théâtre doit commencer à prendre son public au sérieux. Il doit arrêter de lui raconter des histoires qu'il peut comprendre.

Ce n'est pas insulter un public que de lui offrir de l'ambiguité.

La forme narrative se meurt entre nos mains.

Nous devons dépasser ce besoin de faire des choses à l'unisson. Psalmodier ensemble, fredonner ensemble de banales mélodies, ce n'est pas la collectivité. Un carnaval n'est pas une révolution. Après le carnaval, une fois les masques tombés, on est exactement comme avant. Après la tragédie, on ne sait plus qui on est. La tragédie rend la poésie à la parole. Dans la tragédie, le public est désuni. Chaque spectateur est seul sur son siège. Il souffre seul. Contre ce saupoudrage sans fin de faux sentiment collectif, la tragédie rend la douleur à l'individu. On ressort de la tragédie armé contre le mensonge. Au sortir de la comédie musicale, on se fait berner par le premier venu. La tragédie agresse les sensibilités. Elle traîne l'inconscient sur la place publique. Elle fait donc se taire ce tambourinage de la culture autoritaire socialiste.  

Le public désire toujours en savoir plus ou en supporter plus que ce que le théâtre veut bien lui confier. Le public a été traité comme un enfant. On l'a guidé vers le sens comme si la vérité était un panier-repas. Le théâtre n'est pas un disséminateur de vérités, mais un fournisseur de versions multiples. Ses affirmations sont provisoires. A une époque où rien n'est clair, infliger la clarté est d'une arrogance dépassée.

Le nouveau théâtre n'aura pas honte de sa complexité ou de son manque d'idéologie. Il ne se sentira aucune obligation envers le vécu ou envers la pulsion journalistique qui consiste à révéler le contexte social. Il ne sera pas du tout concerné par le contexte. Un théâtre de contexte est un théâtre profondément réactionnaire, de la même manière qu'un théâtre démesurément idéologique est réactionnaire. Le nouveau théâtre ne forcera personne à être libre. Plutôt, il invitera à réfléchir sur ce qu'est la liberté.

Forme libre / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
30 nov. 2013

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Petite leçon sur le théâtre par Claude Régy.

"Le bruit du monde"
Le sens, le silence, la folie 
Rencontre publique entre Claude Régy, metteur en scène et Laure Adler, journaliste.
Retranscription et mise forme : Louise Narat-Linol.


Université d'Avignon, juillet 2013.
Dans le cadre du 67e Festival d'Avignon.

LE SENS                                                                                                                                        
Qu'est-ce que la « mise en scène » pour toi ?

"L'écriture doit être libre de son sens"

C'est un terme qui ne me convient pas du tout. Ce que j'essaie de faire, c'est de donner la priorité au texte et à l'écriture comme élément dramatique. J'ai quasiment supprimé de la scène la notion de costume, de décor et de mise en scène. Mon vœu est de mettre l'écriture au centre du théâtre. Henri Meschonnic dit que le langage possède de manière secrète, et presque invisible, une théâtralité. Il parle d'une « théâtralité inhérente au langage ». Peter Handke dit aussi cela : que l'écriture n'est pas obligée de délivrer un message, et qu'elle doit avant toute chose être libre. Cela va contre la toute puissance qu'exerçait Brecht à cette époque avec le théâtre politique à message.

"Le sens nouveau est toujours en train de se faire"

Je m'attache à dépasser la question du sens. Ce que l'humain comprend est très limité, beaucoup de philosophes l'ont dit. Il faut chercher à exprimer l'inexprimable, et là on a une chance de toucher ce qu'on peut appeler la beauté. Ce n'est pas perceptible par nos sens : il s'agit de suggérer par des voix secrètes des moteurs de l'imagination qui permettent de comprendre ce que l'on ne comprend pas. Quand il y a absence de sens, il y a le début de la création d'un sens nouveau qui est en train de se faire. Il ne faut pas du tout avoir peur de ce qu'on croit ne pas comprendre. Ce sont les leçons des auteurs que j'ai rencontrés. Tout ce que j'ai fait dans ce métier vient de ma rencontre avec des écrivains.

"Donner naissance à une étoile dansante"

Nietzsche dit : "Faut-il encore avoir le chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante ?" Cette image de "l'étoile dansante", ça fait partie de ce que je disais sur l'absence de sens. Ici, ce n'est pas clair, qu'est-ce que c'est une "étoile dansante". Je veux dire qu'il n'y a pas d'étanchéité entre la philosophie, la science et la poésie. Je suis toujours frappé de voir que les physiciens cantiques citent sans arrêt des extraits de poèmes. Donc l'image de "l'étoile dansante" c'est poétique, mais elle vient du chaos. C'est la nécessité de rejoindre le chaos et de ne pas rester dans la clarté. Une des conséquences de la clarté c'est la rentabilité. On voit très bien comment faire le procès de régimes politiques à partir de cette pensée sur la littérature.



LE SILENCE                                                                                                                         
"Trois espèces de silence"

Ce que je sais c'est que le silence est très important. C'est le complément de l'écriture. Le silence est créateur. Mais la pratique du silence se perd beaucoup dans cette civilisation bruyante dans laquelle les moteurs nous font vivre. Le silence est tout à fait important. Le silence est de plusieurs espèces : - le silence d'avant de parler, celui qui modifie la prise de parole. - de même que le silence qui suit la fin d'une phrase, c'est une caisse de résonnance. - il y en un troisième qui est plus subtil, c'est d'arriver à parler sans oblitérer le silence.

"Deux amants qui ne se sont jamais tus ensemble ne se connaissent pas".

Comment faire le bruit des mots en faisant aussi entendre le silence ? Ce phrasé-là, c'est un travail à faire avec les acteurs qui en général ne l'apprennent pas dans les écoles ! Cela rapproche le langage de la musique. La musique fait entendre le silence. Le silence avant, pendant et après le texte rapproche du langage de la musique. Car on ne sait pas ce qui nous touche dans la musique, on ne sait pas où elle nous emmène. Comment par le langage, on peut atteindre les gens dans une région d'eux-même qui n'est pas repérée ? Cette utilisation du silence est très importante. Et j'ai risqué, dans les deux derniers spectacles, de demander au personnel de salle de dire au public d'entrer en silence et de conserver le silence jusqu’au début du spectacle. Et les spectateurs ont été très fidèles. S'il ya un silence dans le salle avant le spectacle, chacun est plus disposé à entendre autre chose que le sens premier des mots. Materlinck disait que "deux amants qui ne se sont jamais tus ensemble ne se connaissent pas".

"La lumière en moins, l'imaginaire en plus"

Il y a un grand rapport entre l'ombre et le silence. Si on éclaire moins l'acteur, il y a beaucoup plus de liberté à l'imaginaire du spectateur pour découvrir des territoires insoupçonnés, par moi en tous cas.



LA FOLIE                                                                                                                             
Dans tes thématiques, il y a la récurrence de la mort et de la folie, pourquoi ? 

"L'insanité chronique des saints d'esprit"

Car les gens raisonnables m'ennuient terriblement ! Je ne vois pas pourquoi je les fréquenterais, ils n'apportent rien car ils restent dans les clôtures de la raison. Donc il n'y a plus de risque, plus de recherche, il n'y a plus rien. La folie et la mort sont présentes dans tous les textes que j'ai travaillés. Ce sont deux choses concomitantes. La folie fait déchanter la raison et la mort, fait déchanter la vie. Et cela est nécessaire. On voue un culte excessif à la raison et à la soi-disant "santé mentale". Sarah Kane parlait de "l'insanité chronique des saints d'esprit". Et Jean Oury, psychiatre "anti-psychiatre" a inventé le terme de "normopathe". La division entre la folie et la normalité est un grand mensonge. C'est un crime contre l'humanité. Cette opposition est une voie appauvrissante. Je ne crois pas qu'il faille apaiser la peur de la mort, la vie sans la mort n'a aucun sens. Opposer le bonheur au malheur...séparer la vie de la mort, c'est ce que fait l'économie. Nous sommes gouvernés par des économistes. Nous sommes alors prisonniers de ces fausses valeurs qui sont en permanence répétées.

Une dernière question, peut-être : que fais-tu quand tu ne fais pas de théâtre ?

Je rêve.

 

Traquez Claude Régy et Laure Adler sur le net : "La terrible voix de Satan"

La Barque le soir
Durée : 1h30

Adaptation du texte de Claude Régy
Du texte "Voguer parmi les miroirs",
Extrait du roman, de Tarjei Vesaas "La barque le soir",
Traduit du norvégien par Régis Boyer
Joué au Festival d'automne, au 104, du 24 octobre au 24 novembre 2013

Mise en scène : Claude Régy
Assistanat : Alexandre Barry
Scénographie : Sallahdyn Khatir
Lumière : Rémi Godfroy
Son : Philippe Cachia Avec : Yann Boudaud, Olivier Bonnefoy, Nichan Moumdjian
Création : les Ateliers contemporains (compagnie subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – direction générale de la création artistique.)
Coproduction : Odéon-Théâtre de l'Europe (Paris) / CDN Orléans-Loiret-Centre / Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées et Théâtre Garonne / Comédie de Reims / Festival d'Automne à Paris 

Interview / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
22 nov. 2013

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Tout le ciel au-dessus de la terre, le syndrome de Wendy 
texte, jeu et mise en scène d'Angélica Liddell
Dans le cadre du Festival d'Avignon dans la cour du Lycée Saint Joseph du 6 au 11 Juillet 2013.
Au Théâtre de l'Odéon dans le cadre du Festival d'Automne, du 20 novembre au 1 décembre 2013.
Au Parvis Scène Nationale de Tarbes le 6 et 7 décembre 2013.

   Le samedi 6 Juillet Angélica Liddell présentait pour la première fois en France son nouveau spectacle
Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy), au Festival d'Avignon. Depuis qu'elle a joué en France Maudit soit l'homme qui se confie en l'homme : un projet d'alphabétisation..., je ne rate pas un seul de ses spectacles, allant parfois jusqu'à faire des kilomètres pour retrouver l'artiste et sa troupe Atra Bilis Teatro.  

 

PETER PAN versus WENDY 

    Sur scène il y a un petit tas de terre et des crocodiles suspendus en l'air.

   L'histoire nous raconte les aventures de Wendy en trois parties. Au début du spectacle, Wendy se trouve sur l'île d'Utoya et elle assiste au massacre perpétré par Anders Behring Breivik, le militant d'extrême droite qui a assassiné 69 militants du parti socialiste en Suède. Sur l'île, elle rencontre Peter Pan, qui lui permet de s'envoler vers une autre île, l'île de Shanghai, où elle est heureuse, car là-bas :

   "Je suis soulagée d'être une étrangère qui se promène seule [...] ta ville est pleine de gens usés. Tu les connais trop bien, ils ont dévoilé leur saleté intérieure."

   Shanghai évoque le pays imaginaire de l'œuvre de J.M Barrie. Dans ce pays imaginaire Wendy invite deux danseurs chinois amateurs de valse, et un orchestre coréen pour offrir au public cinq valses dansées, d'abord par eux seuls puis rejoints par la bande des enfants perdus. Puis, les enfants perdus abandonnent Wendy seule sur scène, où elle dit un long monologue, où elle crie sa haine des mères et de leurs nouveaux nés qu'elle appelle "supplément de dignité", et sa haine des milieux militants et associatifs. Wendy nous raconte sa haine du monde et son bonheur d'être individualiste. Elle nous raconte les plaisirs sexuels qu'elle se donne le soir en tchatant sur internet avec des inconnus pervers sexuels, elle se masturbe aussi dans les toilettes d'un supermarché lorsqu'elle sort d'un hôpital. Puis Wendy, dans une courte conclusion du spectacle retourne sur Utoya, où elle va voir le fantôme d'un militant socialiste assassiné par Anders Behring Breivik.

   Avant de répéter sa mort sous ses yeux, le fantôme dit en français dans le texte :

   "Tu as l'âge de tous les âges. L'âge où tu peux coucher avec tes propres enfants. Pourquoi voudrais-je suivre quelqu'un qui n'est pas comme toi ? En plus je vais te traiter comme si tu avais 15 ans. Et toi tu me traîteras comme si j'étais vieux. Toi, comme si tu avais 15 ans, et moi, comme si j'en avais 50. J'ai vécu tant de choses que je suis devenu vieux. Toi, tu n'as pas encore vécu. Parce que la vie nous a conduits jusqu'à ces extrêmes, dans le fond, c'est moi qui veux coucher avec ma propre fille, c'est-à-dire toi." 

   Au début du spectacle Wendy est seule sur scène et se masturbe à coté de Peter Pan. Ce geste raconte à la fosi le plaisir sexuel de Wendy, et montre aussi comment le plaisir individuel peut rejoindre un geste chorégraphique. Puis, un poème de William Wordsworth résonne et ses camarades de scène qui jouent les enfants perdus la rejoignent. Ils vont vivre des moments d'éducation, puis l'horreur avant que Wendy s'envole accompagnée de Peter Pan à Shanghai. Dans son spectacle Angélica Liddell met trois références principales : 

- un film d'Elia Kazan, Splendor in the grass (La fièvre dans le sang), titre extrai du poème de William Wordsworth avec Nathalie Wood et Warren Beatty,
- la chanson rock reprise par the Animals Rising Sun et enfin
- l'œuvre de J.M Barrie Peter Pan dont le spectacle est une adaptation contemporaine.

    Souvent je me sens mal à l'aise par rapport aux militants politiques et associatifs, par rapport à leurs contradictions - et aussi un peu par jalousie. Je me demande toujours par exemple pourquoi Greenpeace ou Action contre la faim paye des gens pour aborder les passants dans la rue pour qu'ils financent leurs associations par prélèvements automatiques. Alors que, si ces associations n'avaient pas des campagnes de publicité aussi lourdes, elles pourraient mettre leur argent dans du concret. Je trouve toujours bizarre les écologistes ou les gauchistes qui fument, et qui boivent de l'alcool, et qui font marcher ces industries tout en t'expliquant ce que tu dois faire ou pas. Et qui, souvent au passage, disent que l'art est élitiste. Angélica Liddell leur dit :

   "Les junkies sont ennuyeux. Les ivrognes sont ennuyeux. Très très très ennuyeux. J'en ai marre de voir les gens ivres, bourrés. J'adorerais voir en face de moi quelqu'un en train de boire un verre d'eau. L'air sérieux. Silencieux. Par exemple, un nageur(...) Tous ces gens qui aident ceux qui ont des problèmes ne me plaisent pas. Les professionnels de la pitié, les médecins, les psychiatres, les psychologues, les assistantes sociales, les coopérants, les ONG, les activistes, ces putains de volontaires ne me plaisent pas."

   Angélica Liddell se venge pour moi de toutes les fois où je me suis retrouvé mal à l'aise face aux contradictions des militants, des autonomes, des squatteurs, des artistes qui me faisaient la morale tout en se bourrant la gueule. Ce qu'elle dit par ces mots, je l'ai ressenti plusieurs fois au fond de moi, et je n'ai pu l'exprimer que par la colère ou des pleurs. Je suis heureux qu'une dramaturge et metteuse en scène l'exprime de manière aussi forte par des mots ou des gestes que je ne sais pas exprimer. Et heureux qu'elle ait écrit un texte où je peux me réfugier et me blottir face à des situations similaires.

   Quand je regarde ce spectacle, j'ai l'impression qu'Angélica Liddlell envoie de la poudre pour qu'on s'envole au pays imaginaire avec elle.

   Elle envoie tellement de poudre que le lendemain, j'ai encore envie de le revoir et je vais racheter une place pour la représentation du mardi. Et j'ai envie de revoir et de relire sans cesse cette pièce qui m'habite.

   

THÉÂTRE versus RÉALITÉ

   L'après-midi même, avec des amis qui évoluent dans le milieu associatif, nous avons discuté des contradictions de ce milieu. 

      Nous avons aussi discuté du fait d'avoir des enfants et de s'engager pendant 26 ans auprès d'eux. Nous avons aussi discuté des relations avec ces amis et de ce qu'il vallait mieux favoriser : ses passions personnelles ou l'amitié. Car, le soir de la représentation, j'ai dû choisir entre me rendre aux trente ans d'une amie ou aller au théâtre voir Tout le ciel au-dessus de la terre. J'ai choisi le théâtre plutôt que mes amies. Quatre heures plus tard, sur le plateau de la cour du lycée Saint Joseph, Angélica Liddell déblatérait sur ces sujet-là et son ultra individualisme me donnait raison

   Deux mois après la représentation, j'ai appris qu'un de mes amours de jeunesse était enceinte. Cela m'a mis en colère. Par jalousie. Car cette fille, militante associative indépendante, qui avait de grands discours sur la dépendance au sein du couple rentrait dans le moule de la société avant moi. Parce qu'elle donnait naissance à son « supplément de dignité », alors qu'à l'époque où nous étions ensemble, elle ne savait pas ce qu'elle voulait mais affirmait qu'elle aurait un enfant jeune. Et bien, quand j'ai appris cet heureux événement, je me suis encore une fois réfugié dans le monologue de Wendy. Pour me défouler, mais aussi parce que la haine d' Angélica Liddell sur les mères me semble juste.

   Une amie à moi, agricultrice en biodynamie très militante, vient de se faire lâcher en même temps par son associée et son copain. Son copain à rencontré une autre fille qui deux semaines plus tard était enceinte et attendait sont "supplément de dignité". Je vais offrir le texte de Tout le ciel au-dessus de la terre à mon amie, afin qu'elle se défoule contre les gens qui l'entourent. Je vais lui offrir le texte de Tout le ciel au-dessus de la terre pour qu'elle se réfugie aussi à l'intérieur, pour qu'elle se réconforte et se blottisse dedans.

   Peut-être que je fantasme ces ponts entre le réel et l'œuvre théâtrale, mais, si ces ponts sont des fantasmes, il y a une chose qui est bien réelle, c'est la manière dont le texte d'Angélica Liddell m'accompagne, et l'envie que j'ai de la faire lire au plus grand nombre depuis le soir où je l'ai vu et entendu.

   Ces trois exemples de la vie réelle qui font écho dans le texte écrit par Angélica Liddell montrent pourquoi ces textes sont essentiels malgré la haine apparente qui s'en dégage. A travers le personnage de Wendy, Angélica Liddell nous envoie un miroir dur, mais réel de notre monde. Wendy pointe nos contradictions dans notre vie quotidienne.

 

CONCLUSION

   Dans la bouche de n'importe qui d'autre je m'insurgerais contre les propos sur le milieu associatif qu'elle tient :

"L'arrogance des soi-disant humbles. L'arrogance des soi-disant généreux. Généreux avec un badge au revers de la veste, où l'on peut lire : « Je suis bon par nature. » « J'aime tout le monde ». « Je ne travaille pas pour l'argent.» « J'agis pour le bien d'autrui. » « Je nettoie les chiottes par amour.» Parfois, la bonté de l'amour me dégoûte. Ce sont les suppléments de dignité des mères et des bigotes."

   Sauf qu'Angélica Liddlell n'est pas n'importe qui : une personne qui habituellement tient ces propos ne se masturbe pas sur scène, n'écrit pas des pièces qui rejoignent la réalité aussi évidement, ne fait pas venir des danseurs de valse chinoise sur un plateau et les musiciens des musiques de film de Park Chang Woo, ne nous fait pas écouter à fond Risisng sun, n'a pas la vision artistique qu'Angélica Liddlell a quand Wendy dit :

"Quand je pense à la tuerie d' Utoya je ne pense ni à la douleur, ni à l'horreur. Quand je pense à la tuerie d' Utoya, je pense à tous ces jeunes gens que j'aurais aimés et qui ne m'auraient jamais aimée. J'imagine leurs sexes dans ma bouche. J'imagine leurs sexes dans ma bouche. J'imagine d'éternelles fellations."

Elle nous dit "à quoi bon avoir des enfants si c'est pour finir tué par un militant d'extrême droite?".

 Adrien Mariani

 


Todo el cielo e sobre la tierra. (El sindrome de Wendy) Edition Les solitaires intempestifs
Compagnie Atra Bilis Teatro

Spectacle créé au Festival d'Avignon 2013
Durée estimée : 2h30
Spectacle en espagnol, mandarin, shanghaïen et allemand surtitré en français

Texte et mise en scène : Angélica Liddell 
Avec : Wenjun Gao, Fabián Augusto Gómez Bohórquez, Xie Guinü, Lola Jiménez, Angélica Liddell, Sindo Puche, Zhang Qiwen, Lennart Boyd Schürmann
Ensemble musical : Phace
Décors et costumes : Angélica Liddell
Musique : Cho Young Wuk
Assistants, orchestration et arrangements : Hong Dae Sung, Jung Hyung Soo, Sok Seung Hui
Préparation musicale : Lee Ji Yoen
Guitare : Lennart Boyd Schürmann
Lumière : Carlos Marquerie
Son : Antonio Navarro
Régie lumière : Octavio Gómez
Professeur danse de salon : Sergio Cardozo
Costumes ajustés : González
Masque chinois lion : Lidia G le petit paquebot
Interprète chinois/espagnol : Wenjun Gao, Saite Ye
Traduction : Christilla Vasserot
Directeur technique : Marc Bartoló
Régisseuse de scène : África Rodríguez
Production et logistique : Mamen Adeva
Assistante mise en scène : María José F. Aliste
Production exécutive : Gumersindo Puche

 

Rédaction / / Avignon / 
Posté par : Adrien Mariani
10 nov. 2013

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Marine Debilly est étudiante en arts plastique à l'Université de Lettres d'Aix-Marseille, et curatrice à l'Asile404

L’Asile 404 est un lieu de création, de diffusion et de production artistique, un atelier ouvert et transdisciplinaire situé au cœur de Marseille, visible et ouvert à tous, où artistes et habitants se rencontrent.

Pratique : art conceptuel : installation et environnement, performance, théâtre. Sa recherche théorique et pratique s'axe autour de la fonction de l'art dans la société. Quels lien entretient la fiction avec le réel ? A partir de quand est-on artiste ? Comment faire pour démocratiser l'art sans le simplifier ?

J'essaie, à partir d'informations tirées de bouts de livres, de comprendre ce qu'est une fiction, et pourquoi je n'arrive pas à confondre art et vie dans ma pratique artistique. Comment passe-t-on de la fiction a la réalité ? Quand est on face à une image ? Les images ne sont-elles réservées qu'aux « objets d'art » ?

IDÉES FONDATRICES OU MOIGNONS D'HYPOTHÈSES

Je suis "libre" lorsque que je regarde le dos de cette superbe femme qui passe dans la rue, parce que je suis seule face à un objet, je prends mon objet, j'en pense ce que je veux, ou je ne pense pas, je suis bien. Si par malheur elle se retourne et pose son regard sur moi, c'en est fini ! Une foule de pensées vont affluer et briser ma contemplation. A ce moment-là, je ne suis plus face à une image dans laquelle je peux me plonger, mais face à un autre moi.

Les images ne sont pas réservées seulement aux objets d'art. Le monde peut apparaître comme une image.

L'art a pour moi une visée existentielle, il aide à vivre mieux, à comprendre le monde, à passer le temps, car ce qui est important c'est ce que l'on fait. Et l'art est un faire, un faire avec et dans le monde. Il est la question qui suspend toute question, car il est lui-même sa réponse. Il permet de jouer avec ce qui est donné, il permet de combler l'ennui, il est en même temps au fondement de l'ennui : c'est parce que nous nous sommes éveillés un jour, il y a des milliers d'années, comme capables de changer le monde que nous souffrons de ne pas pouvoir le changer à notre goût : c'est parce que nous avons l'art que nous avons l'ennui de ne rien faire, et l'art pour le résoudre.

CITATIONS QUI ME SEMBLENT ÉCLAIRANTES :

  "Cette imagination, on le voit, n'est pas la faculté psychologiquement et historiquement connue sous ce nom ; elle n'élargit pas en rêve ni prophétiquement les dimensions du bocal où nous sommes enfermés : elle en dresse au contraire les parois et hors de ce bocal il n'y a rien. Pas même les futures vérités : on ne saurait donc donner à celle-ci la parole. Dans ces bocaux se moulent les religions ou les littératures, et aussi bien les politiques, les conduites et les sciences. < ...> Les hommes ne trouvent pas la vérité, ils la font, comme ils font leur histoire, et elle le leur rend bien. " Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

  "Les guillemets peuvent-ils rendre acceptable ce qui dérangerait s'ils n'étaient pas là ? " Auden, Quand j'écris je t'aime.  

Le "pour de faux", les enfants utilisent souvent ce terme, et lorsqu'on les voit jouer à faire semblant, ce qui est une activité quotidienne, donc en un certain sens banal, cela fait partie de leur "vie", ils ne sont pas pour autant pas là. La fiction qui emplit leur vie les rend-elle faux ? Je pense au contraire qu'ils sont bien plus dans le monde que les adultes raisonnables. Il y descellent l'infini des possibles, se créer des « héterotopies », comme dit Foucault, quand sur le lit des parents, ils se retrouvent en haute mer, attaqués par une pieuvre géante ! Les hétérotopies sont des espaces-temps où les règles de réalité ne sont pas les mêmes qu'à l'extérieur. Elles constituent des bulles, des poches, comme par exemple les temps de guerre, ou bien les asiles psychiatriques. Il me semble que les livres en sont également, et contrairement aux enfants, on va séparer cette fiction de l'espace concret. Je demandais au fils de mon compagnon ce qu'il ressent lorsqu'il joue (à la guerre par exemple), il me répondit qu'il imaginait ce qu'il y avait à sa gauche, à sa droite, en bas et en haut, "...et puis ça existe" ! Les enfants savent projeter leur imaginaire sans médiation, directement sur le monde. Il ne s'agit cependant pas d'hallucinations, ils savent modeler les "parois du bocal", pour garder l'expression de P. Veyne. Il persiste cependant chez l'adulte une évidente capacité a entrer dans des espaces diététiques, qui peuvent sembler complètement farfelus à première vue, comme dans les films de science-fiction par exemple.

Il y a ici trois questions à poser :
– Que se passe-t-il lorsque je vois des personnes pleurer pour de faux, et est-ce différent lorsque je pleure pour de faux moi-même ?
– Pouvons-nous trouver une limite à l'image dans le jeu d'acteur, la fiction dans laquelle il se plonge ?
– Puis-je être une image pour moi-même ?  

Avant de parler de la place du spectateur au théâtre à partir d'une lecture de la première partie de l'ouvrage de Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, je commencerai par le "grand théâtre", celui de la vie, suite à la lecture de Mise en scène de la vie quotidienne d'Erving Goffman.

"Je suis..." - pas facile de dire qui - lorsque dans la salle d'attente du docteur où j'étais seule, l'autre arrive, et tout change, moi comme le monde. La "réalité" se transforme puisque je suis vue. Tout ce que je fais se transforme en représentation et doit coïncider avec mon "personnage public". Est-ce que je me tiens avachie les pieds sur la chaise ou plutôt bien droite ? Vais-je dire "bonjour" ou me taire, me lever, lire un livre... Nous nous racontons des histoires, à nous-mêmes et aux autres, et ces histoires finissent par nous constituer.

  "Ce n'est probablement pas par un hasard historique que le mot "personne", dans son sens premier, signifie le masque. (...) En un sens, et pour autant qu'il représente l'idée que nous nous faisons de nous-même, le rôle que nous nous efforçons d'assumer, ce masque est notre vrai moi, le moi que nous voudrions être. A la longue, l'idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au monde comme individu, nous assumons notre personnage, et nous devenons des personnes." Robert Ezra, Park, race and culture, The Free Press, 1950 - pris page 27 de Mise en scène de la vie quotidienne.

Nous endossons des costumes pour correspondre au rôle, au personnage qui est le nôtre, et nous nous efforçons de garder une cohérence, quitte à mentir. Ce va-et-vient entre fiction et réalité les fait ici se confondre, ils on un rapport de co-influence et finissent par ne faire plus qu'un. Même si elle trouve un point de chevauchement, la dichotomie persiste, le réel se sert de la fiction, il en est dépendant, ou bien la fiction fait parie intégrante du réel. Sans notre capacité à nous projeter, à simuler, nous ne pourrions évoluer ni apprendre.

Mais de quelle fiction parlons-nous ? De quelles images ? Lorsqu'il dit : "quand quelqu'un me regarde, il transforme mes actions en représentation, l'image qui apparaît n'est pas du même type que celle que je voit lorsque je vais au théâtre. Il s'agit de gestes accomplis dans la vie ordinaire, tous les jours, tout le temps", l'auteur considère-t-il que je suis en représentation juste parce que je suis regardée, ou bien aussi par ce que je vais "me tenir", faire ces gestes avec une attention, jouer comme joue un acteur, moins "naturel" que si j'avais été seule ? Nous serions alors toujours en jeu, toujours en invention. Le monde étant vide de sens, c'est à moi de le remplir en inventant, en travaillant ce que je suis. Si je n'en suis pas consciente, c'est que ce sont d'autres influences que mon "libre-arbitre" qui guident mes gestes. Je construis ma propre image, mais seulement par ce qu'il y a un spectateur, un spectateur qui peut tout aussi bien être moi-même.

Le voyeurisme, archétype de l'image, c'est regarder un événement, une personne, sans qu'elle ne se sache observée. Si jamais nos regards se croisent, l'image tombe. Si l'on peut rester tant de temps à regarder dans les yeux des peintures, c'est par ce qu'elles ne nous regardent pas en retour, et nous sommes libres d'exercer toute notre gourmandise sans inhibition. C'est pour cela que les dos des spectateurs au théâtre ne font pas partie de la scène, alors qu'il sont là, devant nous. Ils n'ont pas conscience qu'ils sont regardés, donc ils ne sont pas image. Peuvent-ils le devenir si moi je les regarde avec une attention particulière ? S'il sont des images, alors il apparaissent comme l'opposé des acteurs qui sont sur la scène : de dos/de face, silencieux/parlants, assis dans un recoin, noyés dans la masse des semblablement assis/visibles et lisibles dans un espace, écoutant/s'adressant, dans un oubli du corps/dans leur corps.

Je vais maintenant discuter ces présupposés en m'appuyant sur Le spectateur émancipé de Jacques Rancière. Il affirme que le "bon théâtre" ne doit pas maintenir le regardeur passif, il ne doit pas être spectateur, il cite cette phrase de Guy Debord : "plus il contemple, moins il est". Le spectacle est le règne de la vision, la vison est extériorité, sortie de soi, contemplation de l'apparence séparée de la vérité. Mais nous avons dit plus haut que les apparences, que la vue d'une histoire, aide à la compréhension du monde. Il faut que l'histoire soit bien construite, et pas simple divertissement, prestidigitation, spectaculaire. Il faut qu'elle enseigne. Nous sommes toujours, tour-à-tour en apprentissage et enseignants. L'enseignant use d'une technique pour parler du monde, pour transmettre. Un bon enseignant sait transmettre l'envie d'apprendre, sait faire comprendre à l'ignorant qu'il ignore ce qu'il ignore. Il donne des signes que l'ignorant va comparer avec ce qu'il sait et ainsi combler les trous. Nous ne somme pas passifs lorsque l'on apprend. Le théâtre doit avoir cette fonction, "Un théâtre sans spectateur, où les assistants apprennent au lieu d'être séduits par des images, ou ils deviennent des participants actifs au lieu d'être des voyeurs passifs" (Le spectateur émancipé). Il doit transmettre des informations que le regardeur va décortiquer et assimiler à son propre savoir. Le metteur en scène ne doit pas attendre de l'assistance qu'elle absorbe les informations qu'il a agencé dans le sens qu'il a choisi, comme le font les fables avec une morale. L'auteur appelle cela des « enseignants abrutisseurs ». Il existe un jeu, où plutôt une différence nécessaire dans les interprétations des individus.

La distance entre les spectateurs et ce qu'ils voient est la même qu'entre le savant et ce qu'il apprend. Face à de nouvelles informations, l'ignorant les saisit, les compare, les recompose. Tout comme les ingénieurs, les politiques, les scientifiques dont le métier est d'engranger des savoirs et de les composer d'une manière convenable et utile à la société, le spectateur a le même rôle.

Pourquoi dire qu'il est inactif ? Tous les savoirs qu'il aura acquis lui serviront en dehors, de la même façon que toute information, une fois qu'elle est acquise, assimilée peut servir en toute occasion. "Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d'action est spectateur de la même histoire" (Le spectateur émancipé). Accepter sa condition de spectateur comme une activité à part entière, quotidienne et vitale règle le problème de la distance entre art et vie : nous sommes des êtres en apprentissage, l'apprentissage ne se fait que lorsque l'on observe, que l'on est spectateur, cet apprentissage nous aide à composer notre "être", se confronte au monde, la réalité et l'art nous placent en spectateur.

COMMENT SE FAIT-IL QUE L'ON PUISSE "CONFONDRE" DE LA FICTION ET DE LA RÉALITÉ ?

Nous avons une capacité à changer de diégèse comme de chemise, à l'instar des enfants, qui ne sont pas encore bridés (par je ne sais quel phénomène). La raison veut qu'une table soit une table, mais pourquoi l'avoir nommé ainsi ? C'est déjà une histoire que l'on raconte, en choisissant d'appeler une table par cette sonorité et pas une autre, c'est déjà une fiction qui vient servir de prothèse au monde. Sans les mots qui sont des artefacts, des créations humaines, nous ne pourrions communiquer. La fiction vient donc se poser comme un voile sur la réalité et ainsi la rendre lisible, visible.

Marie-José Mondzain dans son ouvrage Homo Spectator, place l'activité imageante au fondement de l'humanité. Le premier homme, au fond d'une caverne, fit un jour un acte fondateur en produisant une image : une trace. Il élança sa main en dehors de son corps pour marquer le mur en y projetant de la couleur, et en faire ainsi l'empreinte.. L'image ainsi produite permet de se reconnaître à l'extérieur de soi, dans la dissemblance. Quelque chose de moi qui n'est pas moi est désormais sur le mur et signifie. Tout le langage découle de cet acte, tout le langage découle de l'activité imageante. L'opération imageante est la source de la possibilité du voir : dés lors que l'on voit, on est sujet imageant. L'activité des yeux est indissociable de cette opération : il faut des yeux pour voir, et quelque chose de l'image était déjà en place. Le monde nous est apparu par l'image... La réalité ne peut être vue que parce qu'elle est médiatisé par l'activité imageante. Elle est intouchable directement.

CONCLUSION / MANIFESTE

La réalité est intouchable, et nous sommes contraints d'utiliser des artefacts pour la saisir au mieux. Ainsi notre réalité, celle qui existe pour nous, car nous avons une réalité, qui est peut être "illusoire" par rapport à un idéal scientifique de vision objective, mais subjectivement bien présente, même si elle est contextuelle. Cette réalité est fiction.

C'est pour cela que nous pouvons aisément passer d'une diégèse à une autre, voir un film et avoir peur. Et c'est pour cette raison aussi que nous "croyons" en la réalité des faits qui nous sont montrés au journal télévisé ou dans les journaux. Ces images fonctionnent comme des preuves d'un réel que nous avons manqué.

Et cela passe par une construction, une création, des artefacts. Nous sommes des tisseurs de monde, tout est inventé, tout est fiction, le monde ne tient que par un système de croyance.

Et si l'art (ou la fiction) est la condition pour voir le monde, pourquoi le circonscrire dans de petits espaces clos ?

Annah Arendt avait peur qu'il en vienne à se confondre avec l'industrie du divertissent, et elle avait sans doute raison. C'est notamment à "nous", étudiants en art, de chercher des points limite ou l'art pourrait servir la vie sans disparaître ni se dénaturer. Il doit conserver sa gratuité et être pensé singulièrement pour servir sa quête philosophique propre.

 

BIBLIOGRAPHIE

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leur Mythes ?
Auden, Quand j'écrit je t'aime
Martha C. Nussbaum, La connaissance de l'amour. Essais sur la philosophie et la littérature
Foucault, émission radiophonique 1966
Erving Goffman, Mise en scène de la vie quotidienne
Jacque Rancière, Le spectateur émancipé
Marie José Montdzain, Homo spectator
Hannah Arendt, Crise de la culture
Jean Yve Jouannais, Artistes sans œuvres et L'idiotie. Art, vie, politique, méthode

 

Forme libre / / Rédaction / 
Posté par : Marine Débilly
03 nov. 2013

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Où ? Nulle part (au 104)
Quoi ? L'agonie ("La barque le soir")
Qui ? L'homme et l'absolu (Claude Régy)
Comment ? Lentement (de Tarjei Vesaas)
Pourquoi ? Parce que c'est inéluctable (et parce que c'est le Festival d'Automne !)

                                                « If the doors of perception were cleansed,
                                            every thing would appear to man as it is : infinite "
                                                              William Blake.
Autrement dit,
si les portes de la perception étaient purifiées, toute chose apparaîtrait à l'homme telle qu'elle est : infinie.


AVANT SPECTACLE :

Jauge limitée.
Et silence dans la file !
Exige Claude Régy.
Dans l'atmosphère lounge-urbaine-et-feutrée du 104, la petite communauté de spectateurs venue se colter à son Oeuvre, patiente devant la porte.

Pourquoi va-t'on voir Régy ?
Pour endurer une expérience surnaturelle ? Parce qu'on connait et qu'on est devenu accroc ? Parce qu'il faut l'avoir vu ? Soif de culture générale ? Envie de se gausser ? De faire partie d'en être ? Être de la partie, celle de "ceux qui auront vu"? Vite, vite, il faut se dépêcher, il a quatre-vingt dix !

Au spectateur comme moi qui suis novice en la matière, le monde a toujours paru se scinder en deux : ceux qui ont vu Régy, et... les autres.
La petite foule progresse lentement, un peu perdue dans l'immensité du 104, mais fière, consciente du privilège qu'elle a de se tenir ici. Et si mon cavalier n'avait pas insisté pour acheter des rillettes in extremis au bar à vin juste à côté, injectant ainsi à la situation la dose d'humour qui lui faisait défaut, j'aurais pu moi aussi me draper joyeusement dans ma vanité d'être là, m'y rouler et m'y vautrer grassement.
Dieu soit loué, ces rillettes incongrues tiennent mon ego en laisse.
Silence dans la file donc, on passe le porche, vestiaires. 
La retraite muette, (durant laquelle je m'interroge sur les raisons profondes qui empêchent les hommes d'être à l'heure au théâtre), puis la marche.
La porte, enfin. Nous entrons.


LA FORME :

L'aire de jeu est un tatami blanc qui mesure 6m de cour à jardin, mais ne dépasse pas 2m de profondeur : le fond de scène est à portée de main. Il s'agit d'un tulle, qui tombe au sol en imprimant l'arrondi.
Chose assez rare, un faux-plafond réduit la hauteur à moins de 4m. L'espace est donc bien plus large que ce mon regard ne peut embrasser en une fois, mais franchement bas.
Il en résulte que l'œil ne peut se diriger vers l'horizon. Pris au piège, il bute immédiatement sur le blanc mou du tulle.
Cette disposition scénique nous empêche de disperser notre attention, le dispositif ayant été pensé pour la river au point central. Il s'en dégage un petit sentiment d'écrasement. 

Le top départ est entre nos mains : "Spectacle commencera quand Spectateur sera prêt."
Pas avant. Cessez de gigoter et d'ergoter.
L'entité que constitue le public comprend cela rapidement, mais met assez longtemps à s'y résoudre. Quand, (non pollué par les blocs de sécus) s'abat enfin le noir, Plank fait loi. Pétrole, Onyx et Tourmaline. Le noir est absolu, si consistant qu'il absorbe l'espace.
Épaisse, l'obscurité s'étend.

Mes pupilles se dilatent, elles sont des gouffres au noir.
Soudain... Non, pas soudain, peu à peu...peu à peu, je distingue une phosphorescence.
Primo elle est une forme. Deux, elle devient visage. Couleur absente. No Colour.
La forme albâtre se mue, se transcende en un corps arqué, offert à la puissance du ciel. Ma vue vacille : la quantité de lumière est si infime que mes yeux, désorientés voient le mouvement stagner un peu dans l'air, avant de s'évanouir. Exactement comme il en va de la trajectoire d'une comète qui colle et persiste aux rétines, exactement comme il en va des sels d'argents qui fixent l'invisible sur le papier d'argent. On appelle ça "le flou", et c'est l'empreinte du mouvement.

La vision se confirme, fiat lux, l'humain a les yeux clos, comme absent mais présent. Chhhhhh.....hhhhh.......h......... Bruit blanc.
La voix du comédien craque le silence.
L'animal possède le cri.
L'homme possède la voix.
La voix est la pensée manifestée.
Mais cri, et voix sont... du son. C'est à dire une vibration.
La parole a un destinataire. Elle veut exprimer pour autrui la pensée. 
Y a t'il parole ici ? Non. Il y a balbutiement, prémisse. La voix qui arrive à nos oreilles est sans adresse. Outil non social, elle se contente de donner chair à la pensée afin de la rendre palpable. Elle existe pour elle-même, dans la beauté de son déploiement, de même qu'il en va pour le chant. Du son sort de la bouche du comédien, hésite, chante, tatone atone et feule, suivant seulement le corps, sans jamais approcher de ce que nous nommons "le discours". Le langage est ici pensée pure, aussi sauvage que l'âme dans ses modulations. Jamais dans "l'intention", ni le vœu de l'accentuation du sens, jamais non plus dans la nuance. La voix de l'homme sort de son corps exactement comme sa respiration : en un flot incessant, non décidé car inhérent, calme et lent.
« C'est... l'é...garement...près des miroirs... (silence)...qui est en route. »

Un homme se noie. Il progresse vers sa mort, et ira jusqu'à l'accepter.
Nous suivons son agonie, puis sa résurrection : un batelier, alerté par son chien, le sauvera de son destin.
Le comédien central incarne le mourant et raconte au présent. En parlant de lui, il dit "il".
Il ne parle pas de ce qu'il ressent, ne nomme pas ses émotions, n'évoque pas la peur. Il se contente de dire ce qui a lieu, au sujet de son corps et de l'espace. Il décrit précisément ce qui arrive et ce qu'il perçoit.

Claude Régy fabrique pour nous le parcours sensoriel de cette noyade, en s'appuyant sur les informations textuelles concernant l'environnement sonore et spatial (eau, surface). L'espace scénique inhabituel représente le seuil de la vie à la mort, le sas de la conscience. Il dessine un environnement aquatique : celui des abysses.

De toute la représentation, le comédien n'effectuera aucun déplacement. Droit dans son corps, ancré comme s'il venait de s'élever pour la première fois sur ses jambes, il imprime un mouvement continu de rotation autour de son point d'équilibre. Ce mouvement ultra-lent, proche du Nô, exprime exactement la sensation d'un corps qui coule. Ce rythme lancinant ne sera brisé par aucune saccade, car aucune accélération dans ce parcours ne trouverait sa place.

En parlant de lui, l'homme dit "il". Sa main tendue la paume ouverte confirme la projection de son "moi" hors du corps. Il dit qu'il a : « l'impression de monter mais c'est vers le bas qu'il et en train d'aller." Tout ce qui le retient vers le haut va progressivement lâcher prise.
Le froid, la solitude, l'absence de sens signifié, l'absolue présence de la pensée, et de la sensation au milieu du néant, tout nous renvoie au premier jour du monde.
« Il pense au gouffre et sourit . Bruyère. Les senteurs et les ré...so...lu...tions ».

 

LE FOND :

Claude Régy et Tarjei Vesaas se concentrent sur les détails du réel en gros plan. Ce faisant, ils tissent une tension vers l'au delà. Ces deux artistes se sont attelés à imaginer l'agonie, c'est à dire ce qui se joue dans la pensée juste avant l'arrêt du cœur. Before Death. 
L'instant qui précède et qui nous intrigue tous. Le moment le plus dingue de notre vie, dont on ne se rapellera pas, et qu'Hamlet appellait le poste-frontière. Celui de la "région inexplorée d'où nul voyageur ne revient". De ce guichet nous ne savons rien et nous ne saurons jamais rien. Donc nous imaginons. J'imagine. Et vous imaginez.

Pas la peine de mentir, vous l'avez forcément imaginé. Qu'avez vous vu alors ? Soyez gentil, racontez-moi.
Est-ce, comme au cinéma, un très habile montage de flashs et souvenirs-mp4 ? Le visage de maman penché sur vous ? Celui de Dieu ? Une forte clarté ? Un trou noir ? Une montée ou une descente ?  Une chaleur peut-être. Puis une étreinte. Oui, c'est ça, serrer notre enfant dans nos bras. Non, non, c'est un recul. C'est un attrait je crois. Voilà, c'est l'image du tombeau. Tes proches, pleurant sous la pluie dans le cimetière gris... Spectres, allées de cyprès putrides, visages décharnés, os, matière glissante et grouillante, matière gluante et gargouillante.

Tarjei Vesaas imagine, lui, une suite de constats quasi-objectifs et au présent, décrivant le corps et l'espace (et c'est précisément cette façon de travailler le présent absolu, qui génère cette tension vers l'avant). Il cisèle le temps comme l'ébeniste le bois : au ciseau, avec onctuosité, et en suivant la veine.
Regy, lui, se contente de donner corps aux sensations que perçoivent les organes à chaque instant dans l'espace. Avec les outils de la lumière, du son, de la parole et de l'adresse (ou plutôt de la non-parole et non-adresse), il nous fait basculer dans un univers purement sensoriel dans lequel la connaissance devient parfaitement inutile.

Par ce procédé, Regy nous renvoie également à la naissance, ce choc si brutal que nous l'avons tous oublié, et qui précède le "je" . Notre venue au monde. Naître.
Dans ce "passage", sûrement sommes-nous seulement attentifs à nos sensations. Et, puisque notre pensée n'est pas encore formée, elles seules peuvent d'ailleurs exister quand nous traversons le vortex.
Si je comprends ce que l'on me dit voici ce qui m'est préhensible : la naissance comme la mort sont au delà de toute notion d'identité, ces deux trajets ne sont que présent pur. Le "je" disparaît, ou bien il n'a pas encore existé. Seul est le monde, le mouvement.

Dans ce chaos, l'homme perçoit les aboiements d'un chien. Dans une séquence inoubliable qui constitue "le" pic d'émotion du spectacle, et la seule "rupture" un peu forte (et totalement inattendue), l'homme lui répond en aboyant. Son corps se plie et il aboie. Soudain je vois "le comédien". Je sors un instant du spectacle, le temps de m'interroger sur la difficulté pour un acteur de parvenir à aboyer en éloignant toute considération de ridicule, et du plaisir qu'il doit en tirer s'il se résout à s'oublier absolument pour s'abîmer pleinement dans l'aboiement, jusqu'à devenir lui-même aboiement. Très vite je suis absorbée par ce crescendo, cette montée qui s'inscrit exactement dans l'énergie de la jouissance sexuelle. Peut-être poursuivons-nous l'orgasme parce que c'est un instant dans lequel nous nous séparons de notre identité. Exactement comme dans la mort ou la naissance, le "je" n'existe pas. Nous nous tenons au présent pur. Ainsi l'orgasme nous soulage-t-il pour un instant, de la conscience que nous avons de nous-même. La petite mort. Georges Bataille aurait dit que l'orgasme est une fin, celle de l'érotisme (le moyen), et que celui-ci est étroitement lié à la conscience que nous avons de notre mort. Durant le temps arrêté de l'orgasme, le "je" disparaît, et s'évanouit avec lui la peur de la mort. D'une certaine manière, Regy propose la vision suivante : la crainte de la mort dévaste notre vie. Mais au cœur même de l'action (mourir), la conscience de soi-même s'étiole et s'assourdit. Le monde revient au premier plan, le je glisse au second. L'angoisse existentielle suprême disparaît. Nous sommes pris dans l'action.

Longtemps après le début du spectacle, quelques images fortes auront encore lieu, amenées elles aussi en glissements (car dans la barque le soir, aucun top ne recoupe simultanément lumière/son/réplique, mais tout est chevauchement : le son précédera le texte largement, ou vice-versa).
Derrière le tulle, presque invisibles - merci les leds - comme une vision, apparaîtront soudain deux hommes baignés de rouge. Encore derrière eux un deuxième tulle dessine des formes, dans lequelles nos esprits affamés de sens projetteront qui une montagne, qui un rivage. Les deux hommes marchent dans un ralenti parfait, une sorte d'osmose, de plénitude plane sur eux et les relie.
Plus tard, ils (le batelier et le chien), feront le tour dans le noir et rejoindront l'homme. Quand ils apparaîtront aux abords du tatami, chacun retiendra son souffle et se demandera s'il est possible d'entrer dans l'espace vierge du tatami sans le violer, sans briser le suspens. Car au théâtre, quoi de plus fort comme acte que celui d'entrer ? Ils y glisseront comme le vent y aurait chassé les nuages, imperceptiblement.

L'homme se noie et ils viennent le sauver. Est-il permis de le toucher ? Dans une mise en scène pareille, toucher est certainement "un acte fort", trop fort pour être juste. Ils l'entoureront, l'englobant de leurs énergies, et laisseront leurs mains planer sur lui sans sembler s'y poser.
L'image de ces trois hommes est aussi onirique qu'érotique. Une sensualité tenace s'en dégage, qui , troublante, collera aux mémoires longtemps après la représentation.

Le noir envahira l'image, mais les comédiens ne sortiront pas brutalement du jeu : en un rythme commun, ils se relèveront et se sépareront pour saluer, dans l’énergie des corps qui se décollent après l'amour.
Pour nous-mêmes, spectateurs, c'eût été un choc s'ils étaient revenus trop vite à la réalité. Le même choc que celui du radio-réveil. Le même que celui qui arrive lorsque nous sortons du théâtre en matinée : le soleil oublié se rappelle à l'esprit et nous agresse presque. Les applaudissements (ô surprise) en seront fortement marqués. Le public applaudira délicatement, cherchant à produire de ses paumes le son le plus mat possible, reproduisant davantage le son de la pluie que celui d'une salle en folie, pour ne pas risquer brusquer les comédiens.

L’EXPÉRIENCE VÉCUE :

Pour les maniaques de la pensée, obsessionnels de l'analyse, et drogués de la référence...
La pensée construite, les références, la culture générale ne servent à rien à celui qui traverse cette expérience étrange, car durant l'épopée, rien n'est à décoder de manière rationnelle. Ne cherchons pas les clés. C'est avant tout notre capacité au lâcher prise, notre peur du voyage et de l'inconnu que Régy met à l'épreuve dans son œuvre. Il nous place donc en face de nous-mêmes (et, ce faisant, de nos écueils), non en face de notre culture théâtrale... Ainsi, quoi qu'on en dise, ce spectacle s'adresse à tous. Celui qui ne pourra pas entrer dans le spectacle ne pourra pas jeter la pierre sur le "niveau de connaissance requis pour accéder au théâtre". Il devra avant tout interroger sa propre capacité à accepter l'invitation au songe, à relâcher ses poings blanchis d'être crispés sur ce qui est connu. Ce qui, avouons-le, est relativement terrifiant puisque notre esprit est clairement programmé, et ce quand bien même nous lui aurions ordonné de cesser, pour analyser, décoder et classer.
En ce sens, et en ce qui me concerne, s'abandonner aux sensations et cesser de penser, tous repères brisés, repose un tant soi peu l'esprit et le fait méditer. Voici donc mon message pour Régy : merci pour ce break, mec !

Claude Régy cherche à provoquer chez le spectateur exactement ce qu'il décrit, un moment de présent pur, évitant à tout prix la distanciation qui nous renvoie au "moi", et joue avec l'identification. Bien sûr, nous sommes au théâtre, et notre esprit peut donc y opérer des va-et-vient. Pourtant, au vu des moyens mis en œuvre, il est statistiquement possible que certains spectateurs aient effectué tout le voyage au présent pur , ajoutant ainsi à la liste des instants de répits d'une vie le théâtre, au côté de l'orgasme, la naissance et la mort ! 

 

Lisez l'entretien entre Claude Régy et Laure Adler
Visionnez la rencontre de Claude Régy et Luc Bondy

La Barque le soir, de Tarjei Vesaas
Durée : 1h30
dans le cadre du Festival d'Automne.

Adaptation par Claude Régy du texte norvégien "Voguer parmi les miroirs"
Traduit par Régis Boyer et édité chez José Corti

Mise en scène : Claude Régy
Assistant : Alexandre Barry
Scénographie : Sallahdyn Khatir
Lumière : Rémi Godfroy
Son : Philippe Cachia
Avec : Yann Boudaud, Olivier Bonnefoy, Nichan Moumdjian
Création : les Ateliers contemporains (compagnie subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – direction générale de la création artistique.)
Coproduction : Odéon-Théâtre de l'Europe (Paris) / CDN Orléans-Loiret-Centre / Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées et Théâtre Garonne / Comédie de Reims / Festival d'Automne à Paris 

Forme libre / / Rédaction / 
Posté par : Emilie Barrier
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