ALBERTO, L'HOMME QUI TOMBE.
Alberto Giacometti naît en Suisse, en 1901. Il grandit au milieu des montagnes, à Stampa avec ses trois frères et sœur, dont Diego, lui aussi sculpteur, qu'Alberto prendra pour modèle tout au long de sa vie. Dans les années 20, il s'intéresse à la pratique cubiste. Dans les années 30, il rencontre le milieu surréaliste. Ces deux approches de représentation du réel sont toujours des tentatives pour capter la mobilité du regard sur les choses. Son obsession est la représentation du mouvement : le mouvement d'un visage immobile, le mouvement d'un homme assis, le mouvement d'un homme qui marche. Et peut-être plus que le mouvement du modèle en question, Giacometti cherche à capter le mouvement de son regard sur les choses : le caractère indéfini, temporel du regard. En 1927, il s'installe à Paris, dans son minuscule atelier au 46, rue Hypolite-Maindron à Paris, dans lequel il restera jusqu'à sa mort, en 1966. C'est à partir de la fin des années 40, que Giacometti commence à réaliser ses sculptures en bronze filiformes.
Il lui aura fallu 45 ans pour trouver la forme de représentation humaine pour laquelle nous nous rappelons particulièrement de lui.
L'homme QUI MARCHE VERS L'Homme QUI MARCHE.
Sa sculpture L'homme qui marche (1947), rompt son investissement dans l'approche surréaliste [1] : il veut figurer ce réel impossible. Il développe cette première proposition de l'homme qui marche dans une série de représentation d'hommes qui marchent, d'hommes qui tombent, d'hommes qui chavirent, d'hommes ensemble sur une place, d'hommes se croisant sans se voir, d'hommes dans l'espace, d'hommes regardant devant eux, d'hommes se débattant avec leur socle. L'homme qui marche n'est pas seulement une sculpture de Giacometti. C'est le mouvement perpétuel qu'il essaye de représenter.
Il existe 4 sculptures intitulées homme qui marche, toutes en bronze, crées entre 1947 et 1960. Trois sont sensiblement de taille humaine, avec des variations d'amplitude du mouvement des bras ou d'écart entre les deux jambes. Une quatrième mesure 8 cm et se démarque par le fait qu'elle est posée sur un socle démesurément grand par rapport à la taille de l'homme : ce socle nous fait plus apparaître l'espace dans lequel l'homme marche plutôt que l'homme en lui-même ou son mouvement. Deux autres variations de représentation d'un homme qui marche sont crées autour de 1950 : Homme qui marche sous la pluie et Trois hommes qui marchent. Il ne s'agit donc pas de considérer la plus célèbre de ses sculptures indépendamment de la recherche artistique de sa vie.
Giacometti veut voir le réel. Il veut le voir pour le représenter. Giacometti observe le mouvement du réel comme « une suite de points d'immobilités ». Dans un entretien intitulé Ma longue marche [2], il fait part de son observation du réel :
« L'homme devenait une espèce d'inconnu total, mécanique ; ça entrainait l'idée du mécanique. La conscience que chacun, presque tout ce qu'il disait était comme une mécanique, comme s'il ne disait que des choses apprises et presque dans une espèce d'inconscience. Oui des mécaniques inconscientes, comme des gens dans la rue qui vont et qui viennent... un peu comme les fourmis, chacun a l'air d'aller pour soi, tout seule dans une direction que les autres ignorent. Ils se croisent, se passent à côté, non ? Sans se voir, sans se regarder. »
Capter l'impossible, représenter le réel de l'homme dans le mouvement de sa solitude. Approcher ces visions qui semblent impossibles à rendre. Giacometti travaille dans le mouvement d'un impossible à représenter. Giacometti s'attache à l'essai, à la tentative. L'essai est de représenter l'acte d'être sans représenter un être en particulier, mais l'être universel. Il explique pourtant que cet être universel ne peut se représenter que dans le particulier : c'est tout à la fois cet homme qui marche, un homme qui marche, l'Homme qui marche. Il n'y a pas de finalité en cela, mais une succession d'essais de représenter l'Etre-Homme dans son espace-temps. Et dans la vision précise que Giacometti a de cette existence « merveilleuse », tout définit l'Homme : la mémoire, l'élan, la volonté, le changement. Il s'attache à ce mot « merveilleux » qui lui permet au mieux de décrire ce qui lui échappe et le fascine dans l'état d'Homme. Le merveilleux est ce que l'Homme ne peut expliquer. Et pour Giacometti, l'Homme ne peut s'expliquer lui-même. Ses différentes sculptures sont des essais de représenter, d'expliquer l'Homme dans ce qu'il a d'universel, d'irréductible.
L'HOMME : ETRE EN MOUVEMENT.
« L'unique chose stable, c'est le mouvement partout et toujours ». Le mouvement est l'essence de notre réel. Le mouvement est par définition l'être, le devenir, l'humain, et particulièrement, il est l'être dans un espace, soumis au temps. Il est l'Etre-Corps. Ce qui n'est pas mouvement n'est pas vie, ce qui n'est pas mouvement est mort. Le corps sans mouvement n'est plus. L'être est un corps en mouvement. Notre réel ne s'arrête pas. Nous sommes soumis à notre réel par notre corps en mouvement, par notre corps qui vieillit, par notre corps qui se débat avec sa matérialité.
A la fin de sa vie, Giacometti s'approche de la philosophie existentialiste : Jean-Paul Sartre, Jean Genet s'accordent à admirer Giacometti pour son exigence de travail quant à représenter le réel. Il représente les hommes qu'il prend pour modèle en étant persuadé que plus il les observe, plus il s'approche d'eux.
Il explique que s'il pouvait travailler sur un modèle pendant mille ans, il s'approcherait de plus en plus de lui. Mais il serait toujours tenté de continuer le travail. Sans pouvoir jamais atteindre la représentation du modèle, il ne peut que tenter d'en capter le mouvement. Représenter l'être dans son mouvement.
La question du mouvement occupe largement la société depuis la fin du XXème siècle. L'électricité, les transports, la communication, le cinéma permettent à l'homme de se situer différemment dans l'espace. Représenter le mouvement devient une des préoccupations générales des artistes de l'époque. Par exemple, Auguste Rodin sculpte lui aussi un homme qui marche au début du XXIème siècle. La correspondance entre Giacometti et Rodin peut aussi se faire en cela que Giacometti a appris la sculpture avec Antoine Bourdelle, qui était lui même assistant de Rodin. Dans son ouvrage intitulé Giacometti, biographie d'une œuvre, Yves Bonnefoy raconte l'anecdote suivante : vers l'âge de 14 ans, autour de Noël, Giacometti est sur le trajet de Stampa pour retrouver sa famille. Il entre dans une librairie et utilise l'argent de son train pour acheter un ouvrage sur l'œuvre de Rodin. Sans plus un sou en poche pour le train, cet achat oblige le jeune Giacometti à traverser la montagne à pieds pendant plusieurs jours pour retrouver son village familial. Giacometti peut se retrouver dans cette phrase de Rodin : « c'est l'artiste qui est véridique, et c'est la photo qui est menteuse car dans la réalité, le temps ne s'arrête pas ».
Cette idée que le temps ne s'arrête jamais est une obsession du mouvement futuriste. La sculpture L'homme en mouvement d'Umberto Boccioni défend aussi cette idée que l'homme est périssable et qu'il n'est réellement possible de le représenter qu'avec le poids de son long mouvement vers la mort.
Umberto Baccioni se distingue de la représentation figée du monde :
« Tandis que les impressionnistes font un tableau pour donner un moment particulier et subordonnent la vie du tableau à sa ressemblance avec ce moment, nous synthétisons tous les moments (temps, lieu, forme, couleur, ton) et construisons ainsi le tableau. »
De ce point de vue, la représentation plastique de l'Homme, du monde peut s'apparenter au mouvement de la représentation scénique des corps : la danse, le théâtre.
LA TRAGEDIE : DE L'ETRE AU NON-ETRE, LE CORPS VERS LA MORT.
Pourquoi en arriver à Aristote pour comprendre Giacometti ? Ou plutôt, pourquoi en revenir à Aristote pour comprendre Giacometti ? Dans La poétique, Aristote tente une définition du théâtre et de la tragédie, il tente de définir son caractère nécessaire pour une société. Tout part de l'action. C'est l'action qui détermine le personnage, c'est l'action qui dans le poème, amène chacun des personnages vers sa propre mort. Il n'y a pas d'alternative possible, chacun des personnages marche (l'action de marcher pourrait être considérée comme la première des actions humaines, celles d'être debout et de vouloir se déplacer vers ce qu'il peut voir, peut atteindre. L'homme est condamné à marcher pour atteindre ce qui est toujours un peu plus loin de lui). Les personnages marchent tous donc vers leur mort ou leur perte.
L'action de marcher dans la sculpture de Giacometti est suggérée comme un enchaînement causal entre les éléments de cette action : déroulement du mouvement de marcher comme une suite d'évènements : soulever le pieds, lever le bras, dérouler la jambe, poser le pieds à terre. Dans un mouvement perpétuel. La représentation de cet homme qui marche n'est dans un sens que la représentation de la tragédie de l'homme qui marche vers sa mort.
Le motif est celui de l'homme mortel. La mort est « ce qui ne peut pas ne pas arriver ». La matérialité du bronze est le support de représentation de la matérialité humaine. Marcher, c'est être. Etre est périssable. L'action de marcher de l'Homme est rendue universelle par Giacometti. L'Homme est à la fois enfermé dans sa condition mortelle et sublimé par la représentation que Giacometti en fait. Représenter l'Homme dans sa mortalité lui permet d'échapper à sa matérialité.
Dans L'atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet décrit ses rencontres avec l'artiste, il retranscrit une de leurs conversations :
« Vous croyez qu'elles perdent, d'être en bronze ?
– Non. Pas du tout.
– Vous croyez qu'elles gagnent ?
– Vous allez encore vous foutre de moi, mais j'ai une drôle d'impression. Je ne dirais pas qu'elles gagnent, mais que c'est le bronze qui a gagné. Pour la première fois de sa vie le bronze vient de gagner. C'est une victoire du bronze. Sur lui-même peut-être.
– Il faudrait que ce soit ça. »
Genet voyait dans Giacometti une puissance équivoque à un Rembrandt qu'il admirait tant « Alberto est de ces êtres qui ne se trompent jamais, mais se perdent toujours. »
[1] Dans Manifeste du surréalisme André Breton : « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».
« Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie.
[2] Entretien réalisé par Pierre Schneider, paru dans le journal l’Express en 1961.