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22 sept. 2012

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ALBERTO, L'HOMME QUI TOMBE. 

   Alberto Giacometti naît en Suisse, en 1901. Il grandit au milieu des montagnes, à Stampa avec ses trois frères et sœur, dont Diego, lui aussi sculpteur, qu'Alberto prendra pour modèle tout au long de sa vie. Dans les années 20, il s'intéresse à la pratique cubiste. Dans les années 30, il rencontre le milieu surréaliste. Ces deux approches de représentation du réel sont toujours des tentatives pour capter la mobilité du regard sur les choses. Son obsession est la représentation du mouvement : le mouvement d'un visage immobile, le mouvement d'un homme assis, le mouvement d'un homme qui marche. Et peut-être plus que le mouvement du modèle en question, Giacometti cherche à capter le mouvement de son regard sur les choses : le caractère indéfini, temporel du regard. En 1927, il s'installe à Paris, dans son minuscule atelier au 46, rue Hypolite-Maindron à Paris, dans lequel il restera jusqu'à sa mort, en 1966. C'est à partir de la fin des années 40, que Giacometti commence à réaliser ses sculptures en bronze filiformes. 

Il lui aura fallu 45 ans pour trouver la forme de représentation humaine pour laquelle nous nous rappelons particulièrement de lui.

 

L'homme QUI MARCHE VERS L'Homme QUI MARCHE.

   Sa sculpture L'homme qui marche (1947), rompt son investissement dans l'approche surréaliste [1] : il veut figurer ce réel impossible. Il développe cette première proposition de l'homme qui marche dans une série de représentation d'hommes qui marchent, d'hommes qui tombent, d'hommes qui chavirent, d'hommes ensemble sur une place, d'hommes se croisant sans se voir, d'hommes dans l'espace, d'hommes regardant devant eux, d'hommes se débattant avec leur socle. L'homme qui marche n'est pas seulement une sculpture de Giacometti. C'est le mouvement perpétuel qu'il essaye de représenter.

   Il existe 4 sculptures intitulées homme qui marche, toutes en bronze, crées entre 1947 et 1960. Trois sont sensiblement de taille humaine, avec des variations d'amplitude du mouvement des bras ou d'écart entre les deux jambes. Une quatrième mesure 8 cm et se démarque par le fait qu'elle est posée sur un socle démesurément grand par rapport à la taille de l'homme : ce socle nous fait plus apparaître l'espace dans lequel l'homme marche plutôt que l'homme en lui-même ou son mouvement. Deux autres variations de représentation d'un homme qui marche sont crées autour de 1950 : Homme qui marche sous la pluie et Trois hommes qui marchent. Il ne s'agit donc pas de considérer la plus célèbre de ses sculptures indépendamment de la recherche artistique de sa vie.

    Giacometti veut voir le réel. Il veut le voir pour le représenter. Giacometti observe le mouvement du réel comme « une suite de points d'immobilités ». Dans un entretien intitulé Ma longue marche [2], il fait part de son observation du réel :

    « L'homme devenait une espèce d'inconnu total, mécanique ; ça entrainait l'idée du mécanique. La conscience que chacun, presque tout ce qu'il disait était comme une mécanique, comme s'il ne disait que des choses apprises et presque dans une espèce d'inconscience. Oui des mécaniques inconscientes, comme des gens dans la rue qui vont et qui viennent... un peu comme les fourmis, chacun a l'air d'aller pour soi, tout seule dans une direction que les autres ignorent. Ils se croisent, se passent à côté, non ? Sans se voir, sans se regarder. »

    Capter l'impossible, représenter le réel de l'homme dans le mouvement de sa solitude. Approcher ces visions qui semblent impossibles à rendre. Giacometti travaille dans le mouvement d'un impossible à représenter. Giacometti s'attache à l'essai, à la tentative. L'essai est de représenter l'acte d'être sans représenter un être en particulier, mais l'être universel. Il explique pourtant que cet être universel ne peut se représenter que dans le particulier : c'est tout à la fois cet homme qui marche, un homme qui marche, l'Homme qui marche. Il n'y a pas de finalité en cela, mais une succession d'essais de représenter l'Etre-Homme dans son espace-temps. Et dans la vision précise que Giacometti a de cette existence « merveilleuse », tout définit l'Homme : la mémoire, l'élan, la volonté, le changement. Il s'attache à ce mot « merveilleux » qui lui permet au mieux de décrire ce qui lui échappe et le fascine dans l'état d'Homme. Le merveilleux est ce que l'Homme ne peut expliquer. Et pour Giacometti, l'Homme ne peut s'expliquer lui-même. Ses différentes sculptures sont des essais de représenter, d'expliquer l'Homme dans ce qu'il a d'universel, d'irréductible. 

 

L'HOMME : ETRE EN MOUVEMENT.

    « L'unique chose stable, c'est le mouvement partout et toujours ». Le mouvement est l'essence de notre réel. Le mouvement est par définition l'être, le devenir, l'humain, et particulièrement, il est l'être dans un espace, soumis au temps. Il est l'Etre-Corps. Ce qui n'est pas mouvement n'est pas vie, ce qui n'est pas mouvement est mort. Le corps sans mouvement n'est plus. L'être est un corps en mouvement. Notre réel ne s'arrête pas. Nous sommes soumis à notre réel par notre corps en mouvement, par notre corps qui vieillit, par notre corps qui se débat avec sa matérialité.

    A la fin de sa vie, Giacometti s'approche de la philosophie existentialiste : Jean-Paul Sartre, Jean Genet s'accordent à admirer Giacometti pour son exigence de travail quant à représenter le réel. Il représente les hommes qu'il prend pour modèle en étant persuadé que plus il les observe, plus il s'approche d'eux.

Il explique que s'il pouvait travailler sur un modèle pendant mille ans, il s'approcherait de plus en plus de lui. Mais il serait toujours tenté de continuer le travail. Sans pouvoir jamais atteindre la représentation du modèle, il ne peut que tenter d'en capter le mouvement. Représenter l'être dans son mouvement.

    La question du mouvement occupe largement la société depuis la fin du XXème siècle. L'électricité, les transports, la communication, le cinéma permettent à l'homme de se situer différemment dans l'espace. Représenter le mouvement devient une des préoccupations générales des artistes de l'époque. Par exemple, Auguste Rodin sculpte lui aussi un homme qui marche au début du XXIème siècle. La correspondance entre Giacometti et Rodin peut aussi se faire en cela que Giacometti a appris la sculpture avec Antoine Bourdelle, qui était lui même assistant de Rodin. Dans son ouvrage intitulé Giacometti, biographie d'une œuvre, Yves Bonnefoy raconte l'anecdote suivante : vers l'âge de 14 ans, autour de Noël, Giacometti est sur le trajet de Stampa pour retrouver sa famille. Il entre dans une librairie et utilise l'argent de son train pour acheter un ouvrage sur l'œuvre de Rodin. Sans plus un sou en poche pour le train, cet achat oblige le jeune Giacometti à traverser la montagne à pieds pendant plusieurs jours pour retrouver son village familial. Giacometti peut se retrouver dans cette phrase de Rodin : « c'est l'artiste qui est véridique, et c'est la photo qui est menteuse car dans la réalité, le temps ne s'arrête pas ».

    Cette idée que le temps ne s'arrête jamais est une obsession du mouvement futuriste. La sculpture L'homme en mouvement d'Umberto Boccioni défend aussi cette idée que l'homme est périssable et qu'il n'est réellement possible de le représenter qu'avec le poids de son long mouvement vers la mort.

Umberto Baccioni se distingue de la représentation figée du monde :

    « Tandis que les impressionnistes font un tableau pour donner un moment particulier et subordonnent la vie du tableau à sa ressemblance avec ce moment, nous synthétisons tous les moments (temps, lieu, forme, couleur, ton) et construisons ainsi le tableau. »

    De ce point de vue, la représentation plastique de l'Homme, du monde peut s'apparenter au mouvement de la représentation scénique des corps : la danse, le théâtre.

 

LA TRAGEDIE : DE L'ETRE AU NON-ETRE, LE CORPS VERS LA MORT.

   Pourquoi en arriver à Aristote pour comprendre Giacometti ? Ou plutôt, pourquoi en revenir à Aristote pour comprendre Giacometti ? Dans La poétique, Aristote tente une définition du théâtre et de la tragédie, il tente de définir son caractère nécessaire pour une société. Tout part de l'action. C'est l'action qui détermine le personnage, c'est l'action qui dans le poème, amène chacun des personnages vers sa propre mort. Il n'y a pas d'alternative possible, chacun des personnages marche (l'action de marcher pourrait être considérée comme la première des actions humaines, celles d'être debout et de vouloir se déplacer vers ce qu'il peut voir, peut atteindre. L'homme est condamné à marcher pour atteindre ce qui est toujours un peu plus loin de lui). Les personnages marchent tous donc vers leur mort ou leur perte.

   L'action de marcher dans la sculpture de Giacometti est suggérée comme un enchaînement causal entre les éléments de cette action : déroulement du mouvement de marcher comme une suite d'évènements : soulever le pieds, lever le bras, dérouler la jambe, poser le pieds à terre. Dans un mouvement perpétuel. La représentation de cet homme qui marche n'est dans un sens que la représentation de la tragédie de l'homme qui marche vers sa mort.

Le motif est celui de l'homme mortel. La mort est « ce qui ne peut pas ne pas arriver ». La matérialité du bronze est le support de représentation de la matérialité humaine. Marcher, c'est être. Etre est périssable. L'action de marcher de l'Homme est rendue universelle par Giacometti. L'Homme est à la fois enfermé dans sa condition mortelle et sublimé par la représentation que Giacometti en fait. Représenter l'Homme dans sa mortalité lui permet d'échapper à sa matérialité. 

   Dans L'atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet décrit ses rencontres avec l'artiste, il retranscrit une de leurs conversations :

   « Vous croyez qu'elles perdent, d'être en bronze ? 
   – Non. Pas du tout.
   – Vous croyez qu'elles gagnent ?
  – Vous allez encore vous foutre de moi, mais j'ai une drôle d'impression. Je ne dirais pas qu'elles gagnent, mais que c'est le bronze qui a gagné. Pour la première fois de sa vie le bronze vient de gagner. C'est une victoire du bronze. Sur lui-même peut-être.
   – Il faudrait que ce soit ça. »

   Genet voyait dans Giacometti une puissance équivoque à un Rembrandt qu'il admirait tant « Alberto est de ces êtres qui ne se trompent jamais, mais se perdent toujours. »

 

 [1]   Dans Manifeste du surréalisme André Breton : « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».
« Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie.
[2] Entretien réalisé par Pierre Schneider, paru dans le journal l’Express en 1961.

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
10 janv. 2012

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L'histoire : deux couples, un adultère, un mensonge.

Le personnage principal : Roméo. 

Il trahit son ami en couchant avec la femme de celui-ci, et le trahit une deuxième fois en lui mentant.

Le mensonge : il est au centre de la pièce. Il est partout. Et tout le temps en questionnement. Les acteurs en va-et-vient entre la fiction qu'ils soutiennent, et la réalité du plateau, nous posent la même question : "Les humains peuvent-ils se parler, sans masque de théâtre, ni mensonge d'acteurs ?" 

 

LE MENSONGE

  Il est à priori étonnant de questionner le mensonge et la vérité, dans le lieu même du mensonge - ou bien est-ce le lieu le plus approprié ? Lorsque le temps d'une fiction est rapporté, lorsque l'espace d'une pièce est inventé pour une efficacité dramatique ou esthétique, lorsque la lumière est artificielle, lorsque des acteurs disent un texte qui ne leur appartient pas, lorsque la mise en scène planifie les évènements successifs d'une action en octroyant au hasard le plus de pouvoir possible, comment est-il possible d'envisager qu'une vérité puisse apparaître ? Le théâtre est un mensonge, le poème est un mensonge. La poésie vit de mensonges. Et le comédien est « celui qui feint des sentiments qu'il n'a pas » (dictionnaire Le Littré). Et lorsque le Roméo de On ne sait comment  engage une  "vertigineuse remise en question de tout rapport à la vérité" (dixit Marie-Josée Malis), suite au constat désobligeant que tous les rapports qu'il entretient sont potentiellement fondés sur le mensonge, quel est le meilleur moyen de le représenter, sinon sur un plateau de théâtre ?  On ne sait comment  est un mensonge théâtral questionnant le mensonge social. Le mensonge parle du mensonge. Donc le mensonge parle de lui-même. Le mensonge du théâtre parle de ce qu'il connaît somme toute le mieux puisque le théâtre sublime le mensonge.

 

LE MENSONGE ENTENDU

    Le théâtre est un mensonge... Certes. Mais est-ce encore mensonge si tout le monde sait que c'en est un ? Est-ce encore un mensonge si les acteurs au plateau ne cessent de briser la frontière avec le public en franchissant le quatrième mur, en feignant de s'étonner de voir la lumière s'éteindre ou s'allumer, en nous prenant à partie sur leur situation même d'acteur en travail, d'acteur en mensonge. Ils mentent et nous disent pourtant « Regardez, je mens, mais je ne suis pas loin derrière, nous sommes dans le même espace-temps. Regardez-moi, je ne suis pas vraiment Roméo, je ne suis pas vraiment Ginevra, mais de mon mensonge peut-être apparaitra une pensée. » Lorsque Diderot écrit « Un système de mensonges ressemble plus à la vérité qu'un seul mensonge isolé », il n'est pas loin du propos qui apparaît lors de la représentation : nous ne trouvons aucune réponse absolue concernant le mensonge, ni la vérité. Nous sommes invités à penser le mensonge ou la vérité au fur et à mesure de l'avancée de la fiction, au fur et à mesure des réflexions du personnage sur le sujet. Sa propre réflexion contamine tout ce qu'il l'entoure : public, acteurs, texte, espace, lumière, théâtre en général, et finalement l'humanité toute entière. En suscitant réflexion et remise en question permanente, nous en venons rapidement à une éloge de la folie.

 

ÉLOGES DE LA FOLIE

   En premier, le rideau rouge, comme témoin flagrant du théâtre bourgeois, est présent sans l'être, ni vraiment dans sa fonction de faire apparaître la scène, ni comme « accessoire » symbolique de scénographie. Il est à demi ouvert lorsque nous entrons dans la salle, et ne cache quasiment rien. Il s'ouvre et se ferme, s'entrouvre et se franchit sans déférence. Certaines scènes se déroulent derrière, sans être réellement cachées. Les acteurs passent derrière et devant sans jamais considérer cet espace comme un lieu de non action. Rideau ouvert, comme rideau fermé, il est au centre, avec le mensonge. Et lorsqu'il finit par s'ouvrir entièrement, le beau rideau rouge en velours laisse apparaître un rideau de fer de porte de garage. Nous nous enfonçons de plus en plus dans la scène, nous nous enfonçons de plus en plus dans la conscience. Un rideau cache un autre rideau. Un mensonge cache un autre mensonge. Un masque cache un autre masque. Cela n'est pas pour aller à l'encontre du propos récurrent que Pirandello tient sur les rapports humains : « nous sommes tous des hypocrites » (hypocrita=acteur). Erasme écrit une Eloge de la folie, il imagine que pendant une représentation, un spectateur arrache le masque des acteurs, voilà ce qui se passerait :

   « Tout changerait aussitôt de face : la femme deviendrait un homme, le jeune homme un vieillard ; les rois, les héros, les dieux disparaitraient aussitôt, et l'on ne verrait plus à leur places que des misérables et des faquins. En détruisant l'illusion, on ferait disparaître tout intérêt de la pièce. C'est ce travestissement, ce déguisement qui attache les yeux du spectateur. Or, qu'est-ce que la vie ? C'est une espèce de comédie continuelle, où les hommes, déguisées de mille manières différentes, paraissent sur la scène, jouent leurs rôles, jusqu'à ce que le maître du théâtre, après les avoir fait quelques fois changer de déguisement et paraître tantôt sur la pourpre superbe des rois, tantôt sous les haillons dégoûtants de l'esclavage et de la misère, les force enfin à quitter le théâtre. A la vérité, ce monde-ci n'est qu'une ombre passagère, mais telle est pourtant la comédie qu'on y joue tous les jours. »

   Forcés de constater dans ce texte d'Érasme, que la vie et le théâtre se soutiennent et s'entremêlent, nous pouvons de la même manière voir les acteurs de « on ne sait comment » s'amuser de ce propos. Ainsi : fiction de Pirandello ou réalité de la scène ? Mensonge de théâtre ou vérité d'une situation fictive ? Erasme dit bien à propos du théâtre : « A la vérité, ce monde-ci n'est qu'une ombre passagère, mais telle est pourtant la comédie qu'on y joue tous les jours ». La discipline « théâtre » est mise en scène. La réalité quotidienne « théâtre » est mise en scène. Les acteurs ne sont pas des personnages, le décor est déplacé à vue par les acteurs, les rampes du théâtre sont éclairées, le public est éclairé comme les acteurs et il n'y a plus d'espace temps fictif pour raconter une métaphore de la condition humaine. La condition humaine est immédiatement représentée par les acteurs, en tant qu'ils sont des acteurs ce mardi 5 avril au théâtre des Bernardines à Marseille, entre 20h30 et 23h30, jouant un texte de Pirandello.

 

ÉOLGES DE LA PENSÉE

   Au début de la pièce, la réplique « Je crois qu'il est devenu fou » fait commencer la tension de l'action. On parle de Roméo, le menteur adultère. Roméo a perdu la raison, Roméo tient un langage incompréhensible sur la vie, Roméo ne distingue plus rien de l'absurde ni du tangible. Et lorsqu'il entre en scène, nous avons déjà entendu la pensée commune (ses amis, sa femme) supposer les causes de son état. La société montre le fou. Roméo, quant à lui, dit :

« Ce serait si commode derrière un masque ; mais le mien, je ne le supporte pas, je l'arrache », ou encore,

« Heureusement que la vie entière est ainsi, on ne sait comment ! Et la volonté n'y peut rien...Je voudrais bien savoir qui a dit que j'étais fou. Pas moi, en tout cas. Moi, si je pense ainsi maintenant, c'est parce que je vois : je vois. »,

« Il faut croire et non savoir, la vie est à ce prix. Se connaître, c'est mourir ».

   Roméo, contrairement aux autres personnages se trouve privé d'identité. Il doit faire le constat que son unité n'est qu'apparente : sa vérité n'est qu'illusoire. Roméo dans la pièce, et Pirandello dans son écriture, questionnent la valeur « d'être un », autrement dit de définition d'un être en particulier. La folie vient du fait de la remise en question de cette possibilité de mobilité de définition de cet « être un ». Nous avons à faire à deux questions : la première concerne l'absurdité du masque social qui enferme l'Homme dans une définition (comme quelque chose de fini, donc) et la deuxième concerne l'impossibilité de n'être qu'un. De la même manière que la vérité « est plus proche d'un système de mensonges plutôt que d'un mensonge isolé » (Diderot), l'être humain est certainement plus proche d'une multitude de « moi », plutôt que d'un « moi » social. D'où la réflexion de Roméo : « se connaître, c'est mourir ». Nous pourrions aussi dire : se définir socialement, c'est refuser le fait que la vie, la vérité et l'être au monde ne sont que mobilités et questionnements.

    Or, le masque social ne peut permettre cette réflexion car le masque social est proprement figé et immuable. Le masque social fait de chacun d'entre nous une figure : Pirandello écrit dans l'Humoriste :

   « Des masques, des masques...Chacun rajuste son masque comme il peut – le masque du dehors. Et aucun n'est vrai ! Vraie est la mer, vraie est la montagne, vrai le caillou, vrai le brin d'herbe, mais l'homme ? Il est toujours masqué sans le vouloir, derrière ce qu'en bonne foi, il se figure ce qu'il est : beau, bon aimable, généreux, malheureux etc....Et c'est à y penser, un grand sujet de rire. »

    Le masque social doit savoir. Savoir ce qu'il dit, savoir ce qu'il fait.

 

VÉRITÉ ?! VÉRITÉS ?!

    Le théâtre est mensonge. La vie est un théâtre. La vie est un mensonge. Voilà ce que Roméo crie tout au long de la pièce. « Je crois qu'il est devenu fou », dit-on de lui. Sa folie, proclamée par les autres personnages, vient sans doute de sa volonté de chercher une vérité. Une vérité et non pas la vérité commune des masques communs. Sa folie est indiscutable car elle n'a de prise avec aucune réalité commune. Il proclame que rien n'est absolu, que tout est mensonge potentiel. Et pourtant, lui se sent lucide. « Moi, si je pense ainsi maintenant, c'est parce que je vois : je vois ».

    Et jusqu'au salut, nous pensons que le propos de la pièce tient dans l'idée que le mensonge est partout et que nous devons en faire notre affaire. Dans un constat d'impuissance, nous voyons les personnages se mentir les uns aux autres pour ne pas se décevoir, pour ne pas faillir aux rôles qu'ils se sont donnés. Ils saluent, le public applaudit. Fin du spectacle. Allons-nous tous mourir dans le mensonge ? NON. Le spectacle n'est pas fini. Roméo reprend la parole pendant les applaudissements. L'acteur refuse cette fin, et l'aveu de mensonge se fait. Roméo avoue son mensonge à son ami et son ami le tue. FIN. Jusqu'à la fin, les acteurs n'exécutent pas le texte de Pirandello, ils font raisonner le texte et la situation théâtrale au rythme de leur propre réflexion, au rythme de notre propre réflexion : Marie-Josée Malis entend bien « injecter de la pensée dans le théâtre » et cette pensée se construit pendant la pièce. Elle n'est pas livrée au public comme une vérité, ni une leçon ni une solution. La pensée se construit alors en présence, acteurs et spectateurs en complicité. 

 

Joué du 5 au 9 avril 2011,
au Théâtre des Bernardinnes à Marseille
Le prince de Hombourg

Mise en scène : Marie-Josée Malis
Compagnie : La Llevantina
Lumière : Jessy Ducatillon
Son : Patrick Jammes
Scénographie : Jean-Antoine Telasco, Adrien Mares, Marie-Josée Malis, Jessy Ducatillon
Costumes : Zig et Zag
Avec : Pascal Batigne, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Victor Ponomarev, Sandrine Rommel

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
21 sept. 2009

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SITUATION 

   Ricercar est créé le 6 novembre 2007 au Théâtre National de Bretagne à Rennes, dans le cadre du festival « Mettre en scène », par François Tanguy et son Théâtre du Radeau, implanté au Mans. 16 personnes ont participé à la création artistique de Ricercar, dont 7 sur le plateau. Notons que les personnes  "visibles" de la représentation sont moins nombreuses que les personnes "invisibles".

   Cette remarque peut aller dans le sens de ce que je développerai quant à l'élaboration d'un acte théâtral qui renvoie au sens même du mot  "ricercare" en italien : rechercher, faire le tour, parcourir. La recherche "invisible", le parcours de cet "invisible" est en cela proposé concrètement dans l'élaboration même de ce spectacle.    

   Les éléments de production, de support textuel et d'équipe artistiques vont tous dans le sens de ce "ricercare" : de parcours du monde dans des domaines permettant une exploration des différents points de vue utilisés pour représenter l'Homme et le monde. Il serait pourtant réducteur de classer ce spectacle dans la recherche interdisciplinaire car ce n'est pas la mise en valeur de ces différentes disciplines sur le plateau qui importe, mais l'exploration de ces différentes disciplines parcourues pour l'acte théâtral. L'acte théâtral de François Tanguy est l'exploration sensorielle de ces disciplines, et non l'exploitation formelle de ces disciplines.

   Je cite François Tanguy, à propos du mot "ricercar" :

    "Le Ricercar, précurseur de la fugue, désigne dans sa forme instrumentale l'expression d'un développement polyphonique, dit contrapunctique, dont la ligne de fuite s'élabore au gré des intersections, renversements, et mutations de différents motifs ou sujets. L'intitulé « Ricercar », s'il évoque ces mouvements d'entrelacs, de reprises, de diversités de source et des dynamiques sonores, sera ici l'indication d'un « milieu », dérivé du mot lui-même. Ricercare : rechercher, faire le tour, parcourir...(...)" [1]

   Si l'appartenance de ce spectacle à des problématiques musicales est affirmée, ce n'est en rien pour réduire ce spectacle à une forme mais pour exprimer de façon métaphorique ce que le mouvement musical a d'engageant dans la recherche théâtrale.

 

COMMENT REGARDER ?

   Quel serait le sens non apparent du travail entre ces textes, ces musiques, cette scénographie, ces costumes, ce jeu d'acteur que proposent Tanguy ? Lors de la représentation, je développe au fur et à mesure de l'avancée du spectacle un changement de perceptions. Les 1h30 sont trop courtes pour pouvoir mesurer les multiples propositions. Alors l'instabilité dans laquelle cela place le spectateur, lui propose de modifier, déplacer, ouvrir, remettre en question les perceptions sur lesquelles il a l'habitude de se reposer. Il ne s'agit en effet en rien d'une représentation "reposante" pour le spectateur. Les contradictions et les chocs de ce spectacle n'invitent le spectateur qu'à retrouver une essence de point de vue du monde. François Tanguy propose de reconsidérer la vision du monde ou du théâtre. Comme le théâtre est fait de codes de compréhension communs aux spectateurs, le regard que nous portons sur le monde est codifié. Il s'agit de remettre en question la perception pour remettre en question le regard sur le monde. Je ne sors pas de ce spectacle avec des réponses, ce n'est pas un spectacle miroir du réel. Les enjeux du réel sont re proposés sous forme de questions, matérialisées par la présence même du spectateur et de ce qu'il fait du spectacle qu'il accepte d'observer.

   D'un point de vue scénographique, la scène joue de la pluralité de ses niveaux de profondeur. Jean-Paul Magenaro en parle comme d'une "longue-vue". Les acteurs et les panneaux de la scénographie sont utilisés dans des effets de cadre multiples qui ne suscitent pas l'arrêt du regard du spectateur sur l'un d'entre eux. Cela n'impose pas à la vision de se résoudre à une seule focale. Les changements brutaux de lumière, de focale ou de musique, les déplacements des cadres par les acteurs, les endroits multipliés de l'endroit de fiction sur le plateau font que les points de vue se succèdent. Les angles de perception sont imposés dans un mouvement dynamique. C'est le dynamisme de ces angles de perception qui semble être au cœur de la proposition de Tanguy. Jean-Paul Magenaro explique :

    "Il s'agit de déstabiliser la perception mentale et politique (...)Or, cette déstabilisation se fait à travers les moyens les plus théâtraux qui soient, planches, coulisses, plafonds, lumières, acteurs, sons (...). Ricerar met en scène le théâtre, recherchant dans ses lois internes les logistiques de sa mise en place." [2]

   Ce théâtre ne va pas contre la discipline théâtrale dans une remise en question arbitraire de sa nécessité, il précise sa nécessité vitale, il redessine ses contours, « en réalisant l'actualisation d'une relecture de la puissance du théâtre en son acte » ( formule de Magenaro).

 

L'IMAGE MOBILE

   Ricercar suscite des images en mouvement. Fait de fragments, évoluant de fragments en fragments, dénués de narration, c'est l'utilisation du tragique, du burlesque, du lyrique, du grotesque, dans le jeu ou les costumes qui donne à cette recherche une définition continuellement temporaire. Les acteurs ont le visage peint en blanc ce qui appelle le masque, les chapeaux des acteurs et leurs costumes définitivement dans les codes convenus du théâtre ( chapeaux à plume, robes à paniers, costumes trois pièces pour les hommes) impliquent aussi des codes théâtraux très clairs. Les acteurs se jouent des repères du spectateur en changeant de registre, mais où chaque registre est dans l'exubérance d'une seule direction. Des propositions de sensations en mouvement apparaissent et disparaissent successivement. Ces couches de propositions apparemment indépendantes les unes des autres amènent le spectateur à agir sur le spectacle, en faisant de l'instabilité sa seule certitude.

   Un thème récurrent pourrait pourtant se distinguer, celui du "penché", que Christophe Triau emploie dans un article paru dans Alternatives théâtrales, à propos du travail de François Tanguy. Le penché des corps, des cadres, des tabourets, des lampes appelle une inclinaison vers ce qui arrive autour. Le "faire le tour" de la définition de "ricercare" réapparaît pour ne pas faire de la trame de ce spectacle une ligne mais des courbes. Le penché induit un déséquilibre ou un équilibre vacillant. Les lignes de fuite sont ouvertes dans l'espace. L'image est désaxée ce qui amène le spectateur à reconsidérer ses sensations en réponse à ce que propose l'espace de représentation.

    "Faire sentir ce qui échappe, en tant qu'il échappe, et dans l'ouverture que cette échappée même suscite, cerner le réel dans ce qu'il a d'inassignable, le mouvement du sensible." [3]

   Le spectateur est en face de son propre questionnement, à égalité avec François Tanguy, qui permet une recherche de l'invisible et l'exploration de ses sensations « penchées » (qui en ce sens ne sont pas droites, et prédéfinies).

 

DONC 

    En situant le spectacle dans son contexte de création et de production, je mets d'abord en lien le propos de la pièce et ses moyens de mise en œuvre, puis je m'attache au regard en déséquilibre qu'impose Tanguy au spectateur, enfin je construis une passerelle entre ce regard déséquilibré et le questionnement des sensations au monde qu'il suscite.

   Ce spectacle me pose la question de cette recherche collective où le metteur en scène et le public sont égaux face aux questions que posent le monde et la représentation de ce monde. Il ne s'agit pas pour le metteur en scène d'apporter une réponse ni au public d'en trouver une mais de permettre à tous d'entraîner notre regard au monde, de le faire sien dans l'instabilité. Que ce regard ne s'arrête pas de regarder pour trouver une réponse visible, et accepte que la question même soit d'abord invisible. Il s'agit de mettre en branle la pensée pour faire de l'acte théâtral un moment et un espace de questionnement sur le monde. Cette proposition me permet de concrétiser où peut résider la nécessité du théâtre : dans l'invitation au poème. L'un des derniers textes de la pièce :

    "Rabaisse ta vanité, ce n'est pas l'homme." [4]

[1] Extrait de la feuille de salle du spectacle.
[2] Jean-Paul Magenaro, François Tanguy et le Radeau, « Sur le motif, étude sur Ricercar », P.O.L., 2008.
[3] Christophe Triau, Alternatives Théâtrales, « Six remarques sur Ricercar , François Tanguy et le Radeau », 2008.
[4]  Ezra Pound, Cantos, Chant LXXXI.

Spectacle vu en mai 2009 à Bordeaux, TNBA
Création : Théâtre du Radeau
Mise en scène, scénographie, lumières : François Tanguy
Avec : Frode Bjørnstad, Laurence Chable, Fosco Corliano, Claudie Douet, Katia Grange, Jean Rochereau, Boris Sirdey
Elaboration sonore : François Tanguy, Marek Havlicek
Régie générale : François Fauvel, Johanna Moaligou
Régie son : Marek Havlicek
Régie lumière : Julienne Rochereau, Johanna Moaligou
Reconstruction : espace Jean Cruchet, Fabienne et Bertrand Killy, François Tanguy, Frode Bjørnstad et l'équipe du Radeau
Administration Philippe Murcia assisté de Franck Lejuste, Martine Minette et Claire Terrades
En compagnie de : Carlo Emilio Gadda, François Villon, Dante Alighieri, Carlo Michelstaedter, Ezra Pound, Dino Campana, Lucrèce, RobertWalser, Luigi Pirandello, Federico Fellini, Danielle Collobert, Nadejda Mandelstam, Giacomo Leopardi, Franz Kafka, Georg Büchner, André Boucourechliev, Alban Berg, Giuseppe Verdi,Wolfgang Rihm, Bedrich Smetana, Igor Stravinsky, Bohuslav Martinu, Ludwig Van Beethoven, Luciano Berio, Hanns Eisler, Jean Sibelius, Nicolaus A. Huber, Domenico Scarlati, György Kurtag, Dohnanyi,Witold Lutoslawski, Dmitri Shostakovitch, Sergiu Celibidache, Friedrich Cerha

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
21 sept. 2009

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LA COMMUNAUTE SPECTATEUR

    Claude Régy a fait le choix de jouer son Ode maritime dans un théâtre de 200 places. Son travail sur la « corporalité du texte poétique » [1] exige du public une écoute proche du recueillement. Jean-Quentin Châtelain ne propose rien de spectaculaire et la jauge limitée est une des conditions nécessaires pour une disponibilité de réception du spectateur. Cette communauté restreinte de spectateurs peut sembler plus propice à la formation d'un seul corps - public. Un seul corps - public qui trouve un rythme commun. Or ce soir-là, la salle ne trouve pas de rythme commun. Chacun semble assez seul face au théâtre. Les écoutes sont indépendantes les unes des autres. Le monologue de Jean-Quentin Châtelain ne réunit personne lors de la représentation. Il permet / exige à chacun de se chercher avec ce qui se passe sur la scène. Lors d'un entretien effectué en 2001 Claude Régy explique :

   « La communauté, c'est un mot très embarrassant, à la fois merveilleux et ambivalent (...) Si chacun ne trouve pas le rapport juste à soi et aux autres, toute communauté est mensongère et le commun risque de se faire au détriment de l'individuel. » [2]

   Déstabiliser le spectateur dans sa réception pour dépasser les évidences partagées, qu'elles soient théâtrales ou politiques. Et permettre au texte de Pessoa d'arriver dans une écoute active. Perdre son identité sociale de spectateur pour se rendre disponible au texte, au monde. Est alors remis en question la conception du processus théâtral qui admet généralement que le public est une communauté où les individus se fondent, et où deux ensembles, scène et salle, se soudent, permettant ainsi au théâtre d'avoir une efficacité symbolique. Il s'agirait plutôt de :

   « Parler de soi et de l'autre à la fois, être soi et l'autre à la fois, être soi et plusieurs autres, ne plus savoir, soi, où on s'arrête, et où commence le monde, où commence l'autre et où commence les autres. C'est peut-être ça accéder à un état de lucidité qui n'est pas celui du monde commun. » [3]

   Quels sont les moyens mis en œuvre par Régy pour faire accéder le spectateur à cet « état de lucidité » ? : Comment l'adresse de l'acteur est-elle travaillée ? Quelles questions cela pose-t-il à la forme même du monologue et de son rapport au public ? En quoi l'acteur devient surexposé ?

 

UN CRI DANS L'INFINI

   Le monologue est une forme théâtrale. Les définitions de ce mot se font généralement en rapport avec un défaut de dialogue ou en opposition avec le dialogue. Le petit robert propose plusieurs définitions, dont une : « Long discours d'une personne qui ne laisse pas parler son interlocuteur », puis par extension « Scène fantaisiste dite par un seul personnage ». « Fantaisiste ». La racine grecque « fantasia » se traduit par « vision », ce qui est de l'ordre de l'imagination. Et un objet fantaisiste a une connotation péjorative : « qui n'est pas sérieux, peu orthodoxe ou sans fondement réel ». La forme même du monologue établit avec le jeu de l'acteur une relation apparemment encore plus fictive qu'une scène où plusieurs personnages se rencontrent. Le monologue, comme forme d'expression a priori non naturelle peut ainsi permettre, comme Régy le souhaite, d'aboutir le concept de fiction, et ainsi d'explorer la question de l'adresse et du rapport au public. Le monologue oblige à définir avec netteté le rapport d'un spectacle à son spectateur. Une adresse directe au public, comme une interpellation, où le public est le seul interlocuteur, résiste mal à la fiction car le réel de la relation scène / salle domine le personnage et le texte. Alors si ce n'est à un autre personnage, ni au public, à qui s'adresse l'acteur avec le texte de Pessoa ? La question posée est celle de l'extériorisation du monologue. Qui parle ? A qui ? Pourquoi ?

   Selon Georges Banu, la frontalité monologale, qu'il distingue de la frontalité chorale, se caractérise par cette étrange relation à l'autre. A propos d'autres monologues montés par Régy, il insiste sur le fait que :

   « La communication est suspendue et seule une impossible adresse subsiste. Nous sommes de l'autre côté, les possibles récipiendaires de ce discours qui se survit à peine » [4]

   Dans Ode maritime, il y a des interpellations, des cris dont on ne sait s'ils proviennent de l'intérieur du personnage ou de son extérieur. Il s'adresse à l'horizon infini d'une mer, se tenant debout face, au bout d'une passerelle de bateau. La scénographie et la lumière font l'effet que l'acteur est suspendu dans l'espace. Il est enveloppé d'une immense vague de fer, rendue par un mur concave sur tout l'arrière du plateau. Le bateau est parti et cet homme crie sa solitude, les fantasmes que lui inspirent cet infini, ce vide. Par exemple :

   « Eh-eh-eh-eh-eh ! Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh ! EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH ! En ME-E-E-E-ER ! / Yeh-eh-eh-eh-eh-eh ! Yeh-eh-eh-eh-eh-eh ! Yeh-eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh ! / Tout crie ! tout se met à crier ! vents, vagues, bateaux / Mers, hunes, pirates, mon âme, le sang et l'air, et l'air ! / Eh-eh-eh-eh ! Yeh-eh-eh-eh-eh ! Yeh-eh-eh-eh-eh-eh ! Tout chante et va crier ! (...) » [5]

   Son « âme » et cette « mer » se confondent dans le même cri, dans la même adresse. Le temps est suspendu. Le débit de parole de Jean-Quentin Châtelain paraît irréel, très lent et décomposé, comme en tentative de trouver un rythme primitif de parole. Il crie et dit que « tout chante », il crie au présent et dit que tout « va crier ». Je compare ce temps à celui d'un chaos, comme « vide ou confusion existant avant la création » [6] . En cela, ce cri est proche de la prière. Régy retient que prier « s'élève en dehors de nous vers autre chose que nous », « est la sensation de quelque chose qui est en dehors de nous ». Cette adresse devient une rencontre avec l'au-delà de l'être, non un être au-delà, mais l'altérité même. Sabine Quiriconi propose la formule suivante : « un débordement de soi par la tension vers ce que l'on ne connaît pas » [7] .

  

EN VOYAGE

   Comme au personnage, Régy propose au spectateur d'être seul face au vide, à l'infini, à la non prise sur le monde. Le monde est suspendu dans l'espace et dans le temps. L'acteur est surexposé, comme si le temps commun se débattait avec le temps de cette fiction. Au noir de la fin, il m'est impossible de juger du temps de la représentation : dix minutes comme huit heures ne m'auraient qu'à peine étonnée. Avant le noir final, la lumière et le son augmentent en intensité et donnent l'impression de l'arrivée d'une explosion ou d'une explosion au ralenti. Tout le monde est ébloui, après les deux heures de pénombre. Et la puissance du son, comme un grondement sourd, vibre dans la poitrine.

   Comme une escalade orgasmique se terminant par un noir brutal. Ce monologue ne contient pas exclusivement la voix d'un acteur ni celle d'un personnage ni celle d'un auteur ni même encore celle d'un hétéronyme [8]. Et il ne s'adresse pas exclusivement au public, ni à un autre personnage, ni à aucune autre figure délimitée. Il s'agit d'y expérimenter un voyage qui part de nulle part et va dans l'inconnu. Qui va dans l'inconnu, l'infini de la mer, de l'âme, de la chair, de la langue, de la voix, des voix. Fernando Pessoa, en parlant de ses hétéronymes, dit « je ne change pas, je voyage ». Les voix de Fernando Pessoa, d' Alvaro de Campos, de Jean-Quentin Châtelain, de Claude Régy partent ensemble en voyage vers l'inconnu et nous proposent de nous y risquer.

 

[1] Expression empruntée à Henri MESCHONNIC.
[2] Claude REGY, « La communauté », lors d’un entretien effectué le 8 mars 2001, retranscrit sur le site Asile de nuit de Arte.
[3] Claude REGY, L’Etat d’incertitude, éd. Les Solitaires intempestifs, 2002, p158.
[4] Georges BANU, « Solitude du dos et frontalité chorale », dans Alternatives Théâtrales 76-77, Choralités, p16.
[5] Fernando PESSOA / Alvaro de Campos, Ode maritime, éditions de la Différence, 2009, Paris, p 65.
[6] Dictionnaire Le Petit Robert.
[7] Sabine QUIRICONI, « Visages du monologue / l’adresse en question », dans Les voix de la création théâtrale, Claude Régy, p163.
[8] Les hétéronymes qu’inventent Pessoa sont des pseudonymes qu’il utilise pour faire écrire un auteur fictif, possédant une vie propre imaginaire et un style littéraire particulier. Ode Maritime a été fictivement écrit par Alvaro de Campos. 

Juillet 2009, Festival d'Avignon
Ode maritime, de Fernando Pessoa

Mise en scène : Claude Régy
Assistante à la mise en scène : Alexandre Barry
Avec : Jean-Quentin Châtelain
Dramaturgie : Sébastien Derrey
Scénographie et costume : Sallahdyn Khatir
Fabrication du costume : Julienne Paul
Création lumière : Rémi Godfroy, Sallahdyn Khatir, Claude Régy
Son : Philippe Cachia

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
09 mai 2009

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PENSER L'HISTOIRE

   Le Prince de Hombourg a été créé en 2009, mis en scène par Marie-José Malis et sa compagnie La Llevantina, en collaboration pour la dramaturgie avec Alain Badiou. Cette collaboration avec le philosophe abonde dans ce que Malis veut faire au théâtre : y « réinjecter de la pensée ». La pièce de Kleist est écrite en 1811 en Allemagne.

   En quoi est-il pertinent de monter ce texte aujourd'hui ? Il pose les questions de la discipline et de la désobéissance au pouvoir. Il remet en question la justice des lois qui doivent s'appliquer arbitrairement, et d'un autre côté, le besoin collectif de respecter et faire respecter des lois. La figure du pouvoir est représentée par l'électeur qui au cour de la pièce est tour à tour subi comme un despote ou comme victime de l'injustice qu'il se doit de faire appliquer. Son dilemme réside en ce choix : l'application d'une loi mal appropriée ou le détournement de cette loi qui la rendrait impuissante pour la suite. Le compromis est impossible. Cette pièce propose une réflexion sur la démocratie et les lois qu'elle érige. Marie-Josée Malis a choisi le théâtre pour proposer cette réflexion. Elle explique :

   « L'enjeu est de montrer que le théâtre est par excellence ce lieu où se recueillent les questions d'une époque. Qu'à travers les histoires qu'il nous raconte, ce que le théâtre met en scène, c'est l'aventure de nos pensées mêmes. Nous rêvons donc d'un théâtre où le public, le temps d'un soir, recevrait cette possibilité de se sentir partie prenante d'une collectivité qui vit et qui se penche sur ses questions, qui sont celles d'une civilisation au fond. » [1]

   Marie-José Malis choisit le théâtre comme lieu de réflexion directe sur la société contemporaine. Elle choisit de faire de l'histoire du Prince de Hombourg écrite en Allemagne au début du 19ème siècle une fiction définie dans un environnement référentiel de l'ordre du passé tout aussi bien qu'une réalité politique, miroir de notre société française contemporaine. Il s'agit pour le spectateur d'entendre l'histoire de ce prince les quatre premiers actes et de prendre le temps d'y songer lors du cinquième. Le cinquième acte est le moment de la représentation où les acteurs viennent dans le public, où des textes écrits par la compagnie tutoient le public pour les inviter à la question politique générale. La fiction du Prince de Hombourg est détournée pour faire parler les acteurs comme citoyens d'une démocratie qui questionnent d'autres citoyens. Cette démarche présente dans le texte de Kleist est accentuée par Marie-Josée Malis en rendant l'invitation à la réflexion sur la situation politique actuelle plus volontaire. La tentative est d'enrichir la pièce (Fiction, de l'ordre de l'Histoire, dans le Passé), de sa mise à l'épreuve d'un regard contemporain (Réalité, de l'ordre du Politique, dans le Présent).

   Je ne cherche pas à poser la question de ce que défend politiquement cette mise en scène, je ne discuterai pas les idéaux qu'elle propose. Je voudrais cependant comprendre comment ces réflexions en sont arrivées à admettre la nécessité du théâtre pour les poser. Pourquoi est-il plus pertinent de travailler sur une fiction allemande théâtrale du début du 19ème siècle pour mettre en jeu des réflexions orientée vers les problématiques politiques actuelles et françaises ? Quel serait le rôle de l'acte théâtral dans cette démarche ? Je tâcherai de déconstruire les mécanismes de cette pièce pour tenter de comprendre un théâtre où le public devrait se sentir « le temps d'un soir, partie prenante d'une collectivité » (dixit Malis).

LES CONSTELLATIONS

   Qu'y a -t-il de théâtral ? Un décor en carton pâte, représentant fidèlement une salle des fêtes municipale après une soirée. Poussière, cotillons au sol, chaises et tables entreposées petite scène en fond, sorties de secours. Nous la situons dans un présent très proche de nous. Mais aussi, une musique sortant d'un petit poste faisant l'effet d'être dans un état de somnolence. Des acteurs, en costume vaguement militaires qui ont l'air de sortir d'un grenier (les costumes). Le fiction mise en place a tous les éléments permettant de ramener le texte de Kleist à un présent quotidien. Le contexte historique du texte est ramené à une troupe contemporaine qui monte un texte du 19ème. Le jeu serait « et si on travaillait le prince de Hombourg avec des éléments de notre quotidien ». La théâtralité dans ce qu'elle a de productrice de fiction est apparemment ignorée. Apparemment. Le décor ne convoque pas l'imaginaire du spectateur. Le lieu de la fiction est définie.

   En revanche, lorsque arrive le premier acteur, son préambule et le texte qu'il met en bouche, est mis en marche notre imaginaire. Il présente en adresse au public l'histoire d'un prince, dans une ville étrangère. Rien à priori à associer avec le décor d'une salle des fêtes française sans signe de noblesse. Le public est sous la lumière, nous sommes partie prenante de cet acteur et de cet endroit de salle des fêtes abandonnée. Le point de vue de la fiction est mis à l'épreuve. S'agit-il d'une fable historique ? S'agit-il d'un déplacement de la situation initiale du texte ? S'agit-il de faire s'entrechoquer les temps et les imaginaires ? S'agit-il d'un appel à se responsabiliser dans la lecture que nous pourrions faire d'un texte comme celui de Kleist ?

   Walter Benjamin émet une hypothèse intéressante sur le temps et l'Histoire en particulier. Il propose de considérer l'Histoire non comme une succession d'évènements qui se définiraient dans leur chronologie, mais comme une constellation d'évènements. Il y aurait la constellation des révolutions ou la constellation des dictatures par exemple. Ainsi les morts ne sont pas considérés dans ce qu'ils ont de révolu et passé mais dans ce qu'ils ont d'agissant dans notre présent. Dans Sur le concept d'histoire, Benjamin écrit :

   « C'est donc à nous de nous rendre compte que le passé réclame une rédemption dont peut-être une toute infime partie se trouve être placée en notre pouvoir. Il y a un rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celle dont nous faisons partie nous-même. » [2]

   Les acteurs, en retenue, en intériorité, sont dans une direction où ils n'incarnent pas un personnage de Kleist, ils parlent au présent avec leur voix d'acteur de notre époque contemporaine, en convoquant la constellation de ceux qui ont vécu le dilemme politique proposé par la pièce. Il s'agit de faire parler une situation contemporaine avec un texte passé. Malis joue de ces constellations en associant : Kleist, son texte, son époque, ses propos, avec les acteurs, la situation contemporaine. Le décor de cette salle des fêtes avec les initiales « R.F » (République Française), rappelle encore l'hypothèse de constellation proposée par la pièce. Autrement dit : comment penser la démocratie sans l'enfermer dans un seul contexte ?

 

 LE TEMPS DU THÉÂTRE

   Ces questions sont abordées en étirant le temps. Les actions, le débit des acteurs, les déplacements sont poussés dans une décomposition du temps. La pièce dure 3h30 et la lenteur du déroulement a pu m'impatienter. Cependant, cela permet de donner au spectateur le temps de recevoir et s'approprier les réflexions en mouvement. Le rythme lent fait accepter que le propos ne peut se réfléchir dans la précipitation ou dans le rythme quotidien que chacun a. L'hypothèse serait : « Si on prenait le temps de s'arrêter pour regarder notre histoire. » Faire changer le spectateur et l'acteur d'habitude rythmique pour déplacer son écoute et son regard, et ainsi proposer un espace vierge pour la pensée.

  Cette mise en scène donne l'espace à une pensée de notre société contemporaine en particulier (car elle est jouée pour et par les personne qui la constituent), et pour un vivre-ensemble plus général. L'acte théâtral est propice à cette proposition car le mouvement le définit et qu'une réflexion ne peut être figée. La réflexion n'est pas terminée lors de la représentation, elle demande un dialogue avec le public. Elle demande à être alimentée par l' autre selon son envie à y prendre part. Le risque pris par Malis est de compter sur cette disponibilité pour faire exister le spectacle.

 

[1] Extrait de la feuille de salle des représentations au théâtre d’Arles les 7 et 8 avril 2009.
[2] Walter Benjamin, Ecrits Français, « Sur le concept d’histoire », chapitre II,  Gallimard Poche.

Joué en avril 2009,
au Théâtre Antoine Vitez, Aix-en-Provence

Mise en scène : Marie-José Malis 
Compagnie : La Llevantina
Collaboration à l’écriture : Alain Badiou 
Distribution : Pascal Batigne, Brice Beaugier, Olivier Coulon-Jablonka, Hélène Delavault, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Claude Lévèque, Victor Ponomarev, Didier Sauvegrain
Création lumière : Jessy Ducatillon
Création sonore : Patrick Jammes
Scénographie : Jean-Antoine Telasco, Jessy Ducatillon, Adrien Marès, Marie-José Malis
Costumes : Zig et zag
Diffusion : Béatrice Cambillau

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
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