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Introduction au "Théâtre du Renversement"
20 sept. 2014

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Le Théâtre du Renversement fait l'objet d'une recherche de Master 2  à L'Université de la Sorbonne Nouvelle- Paris 3. Cette recherche est dirigée par Arnad Rykner.

Ici, un aperçu. 


LA PENSÉE ET LE RENVERSEMENT

Il semble plus aisé de commencer une pensée que de la poursuivre. Formuler une pensée, n'est-ce pas déjà la trahir ? Est-ce risquer de figer une pensée que de l'écrire, de la dessiner, de la mettre en scène, de la photographier, de la bâtir, de la filmer, ou encore de la peindre ? Comment le théâtre peut-il construire de la pensée ?

Aborder le renversement au théâtre est une façon intuitive de mettre en avant l'ambivalence nécessaire à la pensée, pour faire co-exister dans un même espace ce qui est et ce qui pourrait être. C'est le désir de renversement qui importe. Et c'est le mouvement de ce désir qui importe. Renverser n'est pas détruire pour reconstruire. Renverser, c'est construire encore, avec la matière existante. Le renversement n'est pas une cause, mais un objet en soi. Le renversement c'est la pensée en mouvement. L'étude du renversement ne sera pas l'étude comparative entre un avant et un après. L'étude du renversement sera l'étude du mouvement de renverser. L'étude du théâtre du renversement ne portera pas sur la conséquence du renversement, mais sur le renversement en lui-même, comme condition de l'acte théâtral. Le théâtre du renversement répond à ce que Caligula cherche en dehors de ce monde, mais qui est tout à a fois au choeur de celui-ci.

Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.(1)



L'ART DU THÉÂTRE

En quoi le théâtre est-il l'épreuve du Réel ? En quoi le théâtre admet-il que le monde est la représentation que l'on en fait ? En quoi admet-il que la liberté n'est, qu'à la seule condition de se chercher ? En quoi admet-il que la réalité est un espace-temps sublimé ? Howard Barker répond partiellement à ces questions en différenciant avant toute chose le théâtre, de l'art du théâtre. Il insiste sur la nécessité de l'art du théâtre :

Le théâtre reproduit la vie, l'art du théâtre invente la vie. Cette action d'inventer peut être perçue comme une critique de l'indigence de l'existence. (...). Entrer dans l'espace en silence. Y entrer en pensant à la mort. Faire de la mort le seul sujet même lorsque le rire dévoile l'ambiguïté de nos passions. Admettre la mort.(2)

Barker considère que la mort seule est le sujet important de l'existence. Et pour lui, c'est la forme de la tragédie qui matérialise le mieux l'expression de l'existence. La tragédie n'offre pas d'espoir sur sa propore issue. Se demander comment vivre ? revient à se demander comment mourir ? Par exemple, les personnages de Antigone, de Phèdre, de Roméo et de Juliette entrent tous dans la pièce avec une question dont la mort est la seule réponse. Antigone ne peut pas vivre (au sens de vivre moralement) sans donner une sépulture à son frère, mais ne peut pas vivre non plus (au sens de vivre physiquement) en lui donnant cette sépulture, car le roi Créon l'interdit. Phèdre ne peut pas vivre avec l'amour interdit qu'elle éprouve pour Hipolyte, et ne peut pas vivre non plus sans lui. Roméo et Juliette ne peuvent pas vivre sans s'aimer, mais ne peuvent pas vivre en s'aimant. La question liée à tous ces personnage n'est pas : vont-ils mourir ?, la question est bien : comment vont-ils mourir ? La question vont-ils mourir ? est un divertissement, car elle donne l'illusion que la mort peut ne pas être. Howard Barker, à propos de la tragédie, insiste sur le fait qu' elle nous parle de l'Homme, et que cette connaissance de l'Homme, s'il en est une, est la seule façon de vivre décemment. Dans Arguments pour un théâtre il dit :

On ressort de la tragédie armé contre le mensonge. Au sortir de la comédie musicale, on se fait berner par le premier venu (...). Après le carnaval, une fois les masques tombés, on est exactement comme avant. Après la tragédie, on ne sait plus qui on est. La tragédie rend la poésie à la parole.(3)

 

LA MORT ET L'IMMÉMORIALISATION

Jean Oury, psychiatre qui a fondé la clinique de la Borde en 1953, aborde cette question de la mort comme chose non traitée par le Collectif : La Mort est coupure, accident ; jamais prévue, toujours en trop. Comment un ensemble institutionnel peut-il traiter l'en-trop ?(5) Et il poursuit sur le travail du deuil, comme incorporation de la mort :

Le travail du Deuil c'est un travail d'écriture lointaine, d'immémorialisation d'un texte, d'infinitisation d'une énigme, de préservation de la liberté. Ça donne de l'épaisseur, de l'étoffe à un Collectif. Ça donne à penser.(6)

Le principe d'immémorialisation est intéressant car il rejoint la question de la représentation. Immémorialiser une chose est à la fois la prendre en compte, et en ignorer les images clinquantes qu'elle véhicule. Bill Readings décrit cela ainsi : favoriser l'oscillation entre le refus de l'oubli et le refus du simple souvenir « représentatif », non problématique. (7)

Passer par le Réel, l'art du théâtre et la mort pour questionner le renversement, est un détour pour aborder la question du commun. Le théâtre est l'espace où ce qui est inadmissible peut être pensé en commun.

Ces hypothèses seront développées et mises à l'épreuve à travers quatre spectacles, choisis pour les questions qu'ils soulèvent, de près ou de loin : Bit de Maguy Marin (création 2014), Passim de François Tanguy (création 2013), Ode maritime de Claude Régy (création 2010), Hypérion de Marie-José Malis (création 2014).

(1).  CAMUS Albert, Caligula, édition folio Gallimard, 2013, Paris, page 26.
(2). BARKER Howard, La mort, l'unique et l'art du théâtre, édition Les solitaires intempestifs, 2008, Besançon, traduction Élisabeth Angel-Perez, page 16.
(3). BARKER Howard, Arguments pour un théâtre, édition Les solitaires intempestifs, Besançon, 2006, traduction Élisabeth Angel-Perez, page 21.
(4).  Bel / Charmatz - voir programme festival d’automne
(5).  OURY Jean, La psychose, l’institution, la mort, Hermann Éditeurs, Paris, 2008, page 10.
(6).  Ibid, page 11.
(7).  READINGS Bill, Introducing Lyotard. Art and Politics, Routledge, 1991,"The task of not forgetting, of anamnesis, (...) which struggles to keep events from sinking into the oblivion of either representation (voice) or silence."

Posté par: Louise Narat-Linol
Catégorie : Rédaction





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