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"Hypérion" : le poing levé
26 juil. 2014

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Spectacle programmé du 8 au 16 juillet 2014, au théâtre Benoît XII, Festival d'Avignon. En tournée en France en 2014/2015.


LE POINT DE DÉPART


De retour de ce festival d'Avignon, un peu mouvementé par les questions politiques et syndicales qui traversent le spectacle vivant, et qui traversent également d'autres domaines concernés par la précarité - lorsque je dis « un peu » mouvementé, je crois que je regrette toujours que l'injustice, l'inégalité et le mépris des minorités ne créent pas un désordre plus monstrueux à chaque coin de rue. De retour, donc, de ce festival, je suis, comme chaque année, prise dans un élan de pensée, d'ardeur générale, de révolte. Cela me crée un désir de métamorphose de ce monde-ci. L'année dernière en ayant vu Angelica Liddell, cette année en ayant vu Hypérion. Alors me voilà dévouée à la cause d'Hypérion, presque satisfaite d'assister à une incompréhension générale, et de pouvoir défendre un martyr de notre époque. Un peu comme Ravachol ou Garcia Lorca. 


LE POINT COMMUN

Le théâtre que j'aime crée pour moi de la révolte. J'aime que les temps se croisent, que les combats se rencontrent, que les solitudes se disent bonjour. Je rencontre Malis qui rencontre Hölderlin qui me rencontre. Ou dans un autre sens. Quel est notre point commun ? - oui, j'ôse me mettre en face de ces personnes sans fausse modestie, car j'ai l'impression qu'ils s'adressent à tous, et à chacun. Notre point commun donc, serait d'être pris par des questions. Et quand il s'agit de ces questions, quelle différence y a-t-il entre les formuler et les entendre ?

Voilà les questions que j'ai entendues = formulées, en assistant à cet Hypérion :

- y a-t-il une alternative ?

- le bonheur se cherche-t-il encore ?

- la poésie peut-elle sauver ?

- s'agit-il réellement de sauver quoique ce soit ?

- ai-je le cœur d'entendre le petit, le fragile, le mineur ?

- la profondeur se trouve-t-elle dans ce que l'on répète, ou dans ce que l'on découvre ?

- y a-t-il une écoute qui puisse transformer le monde ?

- quelle différence y a-t-il entre le monde d’Hölderlin (Allemagne, début du XIXéme), le mien (Marseille, début XXIème), ou encore celui de Platon (Grèce, IVème siècle avant JC) ?

- quand la jeunesse s'arrête-t-elle ?


LE POINT DE RUPTURE


Eternelle introduction, cela m'est toujours plus simple d'introduire que de poursuivre. Il est tellement agréable de faire des promesses. Dans la suite de cette longue introduction, je vais commencer par parler d'un autre spectacle, vu le lendemain d'Hypérion : Mahabharata, à la carrière de Boulbon. La carrière de Boulbon est un grand espace de roches à quelques km du centre d'Avignon. Une falaise pour décor. Très belle (...pour le tourisme, ai-je entendu à droite à gauche). Et Mahabarata donc. Un conte. Du blanc. Un mariage. Des rois. Des mouvements parfaits. Des danseurs précis. Des costumes sans couture. Des masques. Des marionnettes géantes. Du blanc encore. Des ombres projetées. De la musique. Du maquillage. Beaucoup.

Sans doute, Mahabharata est un beau spectacle. Mais je n'ai pas pu rester. 24h après Hypérion, je ne pouvais toujours pas quitter la langue d'Hölderlin, ni les acteurs de Marie-José Malis. Aspirée par les acteurs et par le texte, je n'ai finalement pas vraiment été disponible à d'autres spectacles pendant ce festival. Cela va dans le sens de tout ce que j'ai longtemps fui dans les festivals : la consommation de l'art, l'abrutissement par le beau, le détournement compulsif. J'ai fui cela jusqu'au début de mes années d'étude de théâtre. Là, je voulais tout voir. Mes études bien terminées, je crois retrouver aujourd'hui le désir de prendre part et de choisir.


LE POINT DU JOUR

Les acteurs nous regardent dans les yeux, puisque, nous, spectateurs, sommes éclairés autant qu'eux. Et ils s'adressent à chacun, à tous, au siècle. Il y a dans la salle, des fauteuils en mousse marron qui grincent, des escaliers bruyants, des murs d'une couleur approximative, entre prune et framboise écrasée. Ce sont les acteurs qui actionnent la lumière. La lumière semble passionnante, mais je ne saurais pas en parler je crois, peut-être plus tard. Tout déborde dans la salle : la scène, la lumière, le décor, les acteurs. Et cela déborde également en hauteur, et en fond de scène. C'est à dire que la limite du « Théâtre » est malmenée. Les limites en sont malmenées d'un point de vue de la durée, du rythme, de la scénographie. Ce n'est pas pour me déplaire, de ne plus voir les frontières. Par exemple, la scénographie : elle est en carton pâte, reproduction d'une rue en Grèce ou en Egypte, ou dans un quelconque pays dans lequel les émeutes grondent ? Sur scène, il y a également un monument aux morts, lui aussi en carton pâte, sur lequel est discrètement dessiné le bonnet phrygien de la révolution française. Nous sommes donc un peu partout, un peu nulle part : dans un théâtre, en France, en Grèce, en Egypte, bref, dans un lieu, dans un temps de révolte de toute évidence. Il est donc question d'un espace général, disons celui-là, et d'un temps absolu. Aujourd'hui ou deux siècles avant nous ? Quelle différence ?

Et pourquoi du carton-pâte ? J'aime me raconter que le « faux » du théâtre y est fièrement arboré. Ce carton-pâte nous dit bien « ceci est du théâtre, ne vous perdez pas dans ces images, ceci n'est pas la monde tel qu'il est, ceci n'est pas un miroir ». Mais ce carton-pâte nous dit aussi, « c'est au théâtre et dans la poésie que la révolte naît ». Ni le sol, ni les murs ne sont propres. Et les brindilles d'herbes laissées au sol, ont elles aussi, leur part. Elles sont ramassées, brandies puis délicatement enlacées dans les cheveux de l'une des actrices. C'est le petit que l'on voit ici, et le fragile, le simple, le lent. Les acteurs écrivent sur les murs : « beauté », « enfance », « nature », « pourtant ». Je me dis que la poésie arrive sans doute lorsque ma propre langue me paraît étrangère. On rend ici à ces mots humbles, leur profondeur. Plus que leur profondeur : leur innocence. Ce qui revient au même.


LE POINT DE RALLIEMENT


Il est temps maintenant d'entrer dans ma partie préférée : celle de l'adresse des acteurs et de la non-narration. Howard Barker dit « la forme narrative se meurt entre nos mains ». Oui, je crois aussi que le théâtre qui explique est un théâtre mort, que le théâtre qui raconte est un théâtre mort (et je ne parle pas du conte ici, cette forme en est une autre.), que le théâtre qui rapporte (un temps, un lieu, une action), est un théâtre mort. Plus jamais de « Il était une fois » au théâtre s'il vous plait ! Cela me glace le sang. Cela évanouit tout désir en moi, cela m'esseule. Que les vivants dévorent les morts ! Que les morts soient convoqués pour ce qu'ils font encore sur notre monde, et non pour ce qu'ils ont faits dans le passé. Hölderlin n'est pas mort, Hypérion existe. Les acteurs qui pensent un texte à voix haute, pris par la fulgurance de ce qu'ils découvrent, en nous regardant nous, spectateurs, font de l'adresse leur acte de résistance. Hypérion est rare, quelle chance de l'avoir croisé. 

J'ai quelque fois entendu qu'on trouvait le texte très beau : « Cela m'a donné envie de lire le texte, mais la forme du spectacle ne m'a pas intéressée ». Ce ne sont pas exactement les mots, mais l'idée est bien de dissocier le texte du plateau. Moi je pense qu'il n'est pas possible de dissocier le texte de la mise en scène sans détruire la proposition. Le fond et la forme se rejoignent en tous points :
 
- appel à la révolte : contre le pouvoir/contre le théâtre classique, 

- invention d'une nouvelle ère : pour le bonheur/pour la modernité du théâtre, 

- soulèvement de la jeunesse : un possible en devenir/un théâtre en devenir.

LE POINT FINAL

Je ne reviendrai finalement pas sur la lumière de ce spectacle, par manque de savoir quant à ce domaine passionnant. J'aurais certainement usé de quelques métaphores sur le fait qu'Hypérion "éclaire le Théâtre".

Et pourtant, autour, la presse nationale se déchaine, les professionnels bienveillants quittent la salle, la majorité des spectateurs désapprouve.
Pourtant.
Pourtant.
Pourtant.
Hypérion écrit à Bellarmin :
Pourtant, tu brilles encore, soleil du ciel ! Terre sacrée, tu ne cesses point de verdir ! Les fleuves courent encore à la mer, et les arbres qui donnent l'ombre murmurent toujours à midi. La cantilène du printemps berce mes mortelles pensées, et la plénitude du monde vivant revient enivrer ma détresse.

Retrouvez Marie-José Malis sur notre site, en entretien avec Laure Adler : Transformer ce monde-ci.
Lisez l'article De retour d'Avignon.
Egalement, à propos de Marie-José Malis, deux autres critiques sur d'anciennes création :
2009 - Le prince de Hombourg, Heinrich von Kleist : Mettre en scène l'Histoire.
2011 - On ne sait comment, Luigi Pirandello : Tentative de savoir comment.

Hypérion
Durée : 5h 

Hypérion d'après Friedrich Hölderlin
Traduction : Philippe Jaccottet
Créé au Festival d'Avignon, du 8 au 16 juillet 2014.

En tournée : 
-
du 26 septembre au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Abervillers ;
- les 6 et 7 novembre, aux Quinconces-L'espal, Scène conventionnée, Théâtres du Mans ;
- les 15 et 16 décembre, au théâtre de l'Archipel, Scène Nationale de Perpignan ;
- du 10 au 21 janvier 2015, au Théâtre National de Strasbourg ;
- du 27 au 31 janvier au Théâtre Dijon de Bourgogne, CDN.

Mise en scène
 
: Marie-José Malis
Adaptation 
:Marie-José Malis et Judith Balso
Scénographie 
: Adrien Marés, Jessy Ducatillon, Jean-Antoine Telasco
Lumière 
: Jessy Ducatillon
Son
 : Patrick Jammes
Costumes 
: Zig et Zag
Avec
 : Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev
Et les comédielles amateures : Adina Alexandru, Lili Dupuis, Anne-Sophie Mage (Maxime Chazalet en tournée)

Production : Théâtre de la Commune Centre Dramatique National d'Aubervilliers
Coproduction : Compagnie La Llevantina, Comédie de Genève, L'Archipel Scène nationale de Perpignan, CCAS, Festival d'Avignon
Avec le soutien de : la Région Île-de-France

Posté par: Louise Narat-Linol
Catégorie : Rédaction Avignon





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