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"Transformer ce monde-ci" / Entretien avec Marie-José Malis
25 juil. 2014

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Entretien avec Marie-José Malis, mené par Laure Adler.
Le 10 juillet 2014, dans le cadre des Leçons d'Université du Festival d'Avignon 2014. 
Retranscription et mise en forme : Louise Narat-Linol.

Hypérion est un texte de Friedrich Hölderlin, poète romantique allemand du début du XIXème. La forme de l'écriture est épistolaire. La proposition de Marie-José Malis, création 2014, livre la pensée d'Hölderlin au spectateur, comme un cri à notre siècle, comme un appel contre ce monde-ci, comme un appel pour du possible proche.  

Dans cet entretien, on parle de théâtre, de révolution, de politique, de philosophie, de théâtre de pensée, et surtout d'hospitalité. Marie-José Malis définit l'image hospitalière du théâtre, non comme une image qui cherche  à reproduire le monde tel qu'il est, mais comme une image qui propose de l'étranger.

Entretien en trois parties : la révolution, la pensée, la métamorphose. Aucune succession chronologie n'est affirmée dans l'ordre de ces parties. Cela aurait tout aussi bien pû être : la pensée, la métamorphose, puis la révolution, ou encore la métamorphose, la révolution, puis la pensée... 


LA RÉVOLUTION

"La révolution se fait par la répétition."

Pourquoi avez-vous choisi le théâtre comme mode d'expression artistique ?

Pour moi, le théâtre est le lieu de l'amitié et de l'utopie.

Ça s'apprend le théâtre ?

Je ne l'ai pas appris dans les écoles. J'ai appris la littérature à l'école. Et j'ai appris le théâtre en en faisant un petit peu sous la forme du théâtre amateur, et surtout en étant spectatrice tous azimuts. Quand j'étais jeune, j'étais d'abord provinciale, puis à Paris pour faire mes études. J'allais à peu près voir tout, et je réfléchissais à tout ce que je voyais. Et c'est comme ça que j'ai l'impression d'avoir appris le théâtre. Mais j'ai aussi une formation universitaire assez poussée, et j'ai aussi beaucoup lu les théoriciens. Je crois beaucoup à cette phrase de Walter Benjamin qui dit que « La révolution se fait par la répétition ». Walter Benjamin dit que l'on croit toujours que le changement va arriver d'une manière miraculeuse et à partir de rien, mais il nous dit qu'en fait les révolutions se font par imitation de ceux qui nous ont précédé. Et je peux dire que j'ai appris le théâtre comme ça, par imitation. C'est aussi comme ça que je l'enseigne.


"Travailler à du possible aujourd'hui."

Vous dites que vous êtes une théoricienne, que vous avez une formation universitaire, vous êtes passée par Ulm (Ecole Normale Supérieure de Paris), qu'est-ce qui vous a déterminé à ne pas devenir enseignante et à devenir une intermittente ? 

Mes origines familiales tout simplement. Je viens d'un milieu très modeste, mes parents sont ouvriers agricoles. À l'École Normale Supérieure, j'avais l'impression d'être une anomalie. Et je l'étais. Je me suis rendue compte que ces milieux constitués étaient des milieux inertes, et dans lesquels il y a de la reproduction d'un schéma social. Je ne voulais pas être là-dedans. Je ne pouvais pas en fait.

Vous auriez eu l'impression de faillir à votre tâche intellectuelle et de ne plus être dans la classe sociale de vos parents ?

Oui en quelque sorte. J'ai l'impression que j'étais soumise à une alternative dure. Soit je désirais appartenir au milieu des autres et alors je devenais arriviste, soit pour me garder moi-même et continuer à me constituer, je devais inventer une position autre. Et c'est ce que j'ai fait. Cela dit, j'ai rencontré les mêmes effets de sociologie dans le milieu théâtral. Avec ses effets de reproduction, ses effets de cooptation, de collision etc. Je pense que c'est bien d'être dans une position minoritaire et d'être toujours du côté d'une altérité véritable. 

Quelles ont été vos influences intellectuelles ?

Elles ont tout d'abord été du côté de la philosophie, en partant du cinéma philosophique. Celui de Godard si on peut le qualifier comme ça. Ensuite, très vite du côté de la philosophie esthétique. Avec des gens comme Georges Didi-Huberman, des gens qui nous permettent de penser quel est le statut de l'image aujourd'hui. Et puis du côté de la philosophie politique, parce que, comme je l'ai répété souvent, je pense que nous devons travailler à du possible aujourd'hui. J'ai donc cherché dans la philosophie politique une pensée du bien et du bonheur. Je pense que la philosophie, celle de Platon, pendant très longtemps a eu comme objectif de fabriquer l'humanité en vue du bonheur. Mais depuis quelque temps la philosophie est devenue un lieu strict de l'analyse et de la critique. 


LA PENSÉE

"Brancher le théâtre à de la pensée."


Comment le théâtre peut-il déboucher sur ce que vous nommez cette "hospitalité" ?

Je pense que nous sommes dans un monde où l'on demande à l'image d'être identitaire, c'est-à-dire qu'on demande  à l'image qu'elle soit immédiatement reconnaissable. Le théâtre a toujours eu à se battre contre ceux qui voulaient faire de lui le simple miroir du monde.  Et le théâtre que j'aime a toujours eu à mener un combat pour ne pas être ce simple miroir du monde, mais pour être ce qui va vous proposer l'intuition d'autres choses, et transformer ce monde-ci. Après tout, le théâtre a une longue histoire d'amitié avec la philosophie, et plutôt que de brancher mon théâtre sur les arts plastiques, et de dire que ce qui fait la modernté du théâtre serait sa capacité esthétique à faire des images fortes, j'i décidé de faire un théâtre dont les images sont humbles et hospitalières, et dont les pensées nous aident à vivre. Pour la modernité de mon art, je branche le théâtre à de la pensée.

"Une représentation construit ses spectateurs."

La mise en scène est-elle pour vous un transfert de pensée ?

Oui, c'est un transfert de pensée. Le théâtre que je fais n'est que direction d'acteurs. Si l'acteur pense réellement à ce que dit le texte, il est convoqué à des idées qui sont pour sa propre vie, pour notre vie. C'est comme ça que je travaille, c'est ce que je demande à l'acteur de faire. D'où, en effet, un théâtre ralenti. Parce que pour que l'acteur puisse penser le texte, il faut qu'il calme sa propore machine expressive. Après tout, un acteur, c'est une machine technique, rodée. Il peut balancer un texte avec expressivité tout de suite. Mais s'il le fait comme ça, il ne va qu'au sens vulgaire des choses. Et je me dis que lorsque on a bien travaillé, le spectateur peut s'identifier, non pas  à un personnage, mais à ce processus de pensée qui traverse l'acteur. Le public est témoin de ce qu'une pensée produit chez un être humain : le bonheur, la compassion, l'incroyable gratitude que l'on peut avoir pour un auteur. C'est comme ça que je qualifirais le théâtre de pensée. C'est un théâtre qui est porté par l'acteur qui pense.


LA MÉTAMORPHOSE

"La transformation du monde."

Qu'espérez-vous d'une salle de spectateurs ? Quelle différence faite-vous entre une lecture intérieure intensive et le fait d'être dans une salle de théâtre avec dautres ?


J'espère ce qui se passe actuellement en fait. Pour moi c'est très violent ce qui se passe sur notre spectacle (ndlr - un accueuil très mitigé de la pièce et une salle qui se vide aux 2/3 à l'entracte), mais je peux dire aussi que je suis étrangement heureuse, puisqu'à la fin de la représentation, nous avons constitué un corps de spectateurs. Nous avons traversé l'adversité de la représentation. Dans ce monde-ci, des gens ne veulent pas entendre ou ne veulent pas que cela soit pensé comme ça, dit comme ça, ni que le théâtre soit cela etc. Je pense qu'une représentation construit ses spectateurs et que ça demande une bataille dure de faire de l'art, de tenter quelque chose. C'est ce que j'espère du théâtre. Que quelque chose publiquemement se constitue face à une oeuvre.

Est-ce que vous pensez que la définition du théâtre que vous pratitiquez passe par une écoute possible et nouvelle de la poésie, comme force révolutionnaire ?

Oui, je crois réellement que le théâtre peut contribuer beaucoup à la transformation du monde. Meyerhold parle de cela aussi. Il ne croyait pas non plus que le théâtre devait être vecteur de message didactique, ni porteur de sloggan. Je pense au fond que c'est ce qu'on attend du théâtre de gauche, un théâtre faiblement politique, qui ne servirait que des sloggans vaguement politiques. Mais s'il s'agit d'entendre ce que l'on sait déjà, ce n'est pas la peine de travailler.  Le slogan et le message appartiennent au monde mort. La poésie, c'est la capacité de métamorphose de l'existant.

Sur notre site, une critique du spectacle : Hypérion, le poing levé.
Lisez l'article De retour d'Avignon.
Également, à propos de Marie-José Malis, deux autres critiques sur d'anciennes créations :
2009 - Le prince de Hombourg, Heinrich von Kleist : Mettre en scène l'Histoire.
2011 - On ne sait comment, Luigi Pirandello :  Tentative de savoir comment.

Hypérion, d'après Friedrich Hölderlin
Durée : 5h
Traduction : Philippe Jaccottet

Créé au Festival d'Avignon, du 8 au 16 juillet 2014
En tournée : 
- du 26 au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Aubervillers ;
- les 6 et 7 novembre, aux Quinconces-L'espal, Scène conventionnée, Théâtres du Mans ;
- les 15 et 16 décembre, au théâtre de l'Archipel, Scène Nationale de Perpignan ;
- du 10 au 21 janvier 2015, au Théâtre National de Strasbourg ;
- du 27 au 31 janvier au Théâtre Dijon de Bourgogne, CDN.

Mise en scène : Marie-José Malis
Adaptation : Marie-José Malis et Judith Balso
Scénographie : Adrien Marés, Jessy Ducatillon, Jean-Antoine Telasco
Lumière : Jessy Ducatillon
Son : Patrick Jammes
Costumes : Zig et Zag
Avec : Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev
Et les comédielles amateures : Adina Alexandru, Lili Dupuis, Anne-Sophie Mage

Production : Théâtre de la Commune Centre Dramatique National d'Aubervilliers
Coproduction : Compagnie La Llevantina, Comédie de Genève, L'Archipel Scène nationale de Perpignan, CCAS, Festival d'Avignon
Avec le soutien de : la Région Île-de-France

Posté par: Louise Narat-Linol
Catégorie : Interview Avignon





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