Articles

Essai pour se réconcilier avec le jeu
10 nov. 2013

FullSizeRender-2---copie-3.jpg

Marine Debilly est étudiante en arts plastique à l'Université de Lettres d'Aix-Marseille, et curatrice à l'Asile404

L’Asile 404 est un lieu de création, de diffusion et de production artistique, un atelier ouvert et transdisciplinaire situé au cœur de Marseille, visible et ouvert à tous, où artistes et habitants se rencontrent.

Pratique : art conceptuel : installation et environnement, performance, théâtre. Sa recherche théorique et pratique s'axe autour de la fonction de l'art dans la société. Quels lien entretient la fiction avec le réel ? A partir de quand est-on artiste ? Comment faire pour démocratiser l'art sans le simplifier ?

J'essaie, à partir d'informations tirées de bouts de livres, de comprendre ce qu'est une fiction, et pourquoi je n'arrive pas à confondre art et vie dans ma pratique artistique. Comment passe-t-on de la fiction a la réalité ? Quand est on face à une image ? Les images ne sont-elles réservées qu'aux « objets d'art » ?

IDÉES FONDATRICES OU MOIGNONS D'HYPOTHÈSES

Je suis "libre" lorsque que je regarde le dos de cette superbe femme qui passe dans la rue, parce que je suis seule face à un objet, je prends mon objet, j'en pense ce que je veux, ou je ne pense pas, je suis bien. Si par malheur elle se retourne et pose son regard sur moi, c'en est fini ! Une foule de pensées vont affluer et briser ma contemplation. A ce moment-là, je ne suis plus face à une image dans laquelle je peux me plonger, mais face à un autre moi.

Les images ne sont pas réservées seulement aux objets d'art. Le monde peut apparaître comme une image.

L'art a pour moi une visée existentielle, il aide à vivre mieux, à comprendre le monde, à passer le temps, car ce qui est important c'est ce que l'on fait. Et l'art est un faire, un faire avec et dans le monde. Il est la question qui suspend toute question, car il est lui-même sa réponse. Il permet de jouer avec ce qui est donné, il permet de combler l'ennui, il est en même temps au fondement de l'ennui : c'est parce que nous nous sommes éveillés un jour, il y a des milliers d'années, comme capables de changer le monde que nous souffrons de ne pas pouvoir le changer à notre goût : c'est parce que nous avons l'art que nous avons l'ennui de ne rien faire, et l'art pour le résoudre.

CITATIONS QUI ME SEMBLENT ÉCLAIRANTES :

  "Cette imagination, on le voit, n'est pas la faculté psychologiquement et historiquement connue sous ce nom ; elle n'élargit pas en rêve ni prophétiquement les dimensions du bocal où nous sommes enfermés : elle en dresse au contraire les parois et hors de ce bocal il n'y a rien. Pas même les futures vérités : on ne saurait donc donner à celle-ci la parole. Dans ces bocaux se moulent les religions ou les littératures, et aussi bien les politiques, les conduites et les sciences. < ...> Les hommes ne trouvent pas la vérité, ils la font, comme ils font leur histoire, et elle le leur rend bien. " Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

  "Les guillemets peuvent-ils rendre acceptable ce qui dérangerait s'ils n'étaient pas là ? " Auden, Quand j'écris je t'aime.  

Le "pour de faux", les enfants utilisent souvent ce terme, et lorsqu'on les voit jouer à faire semblant, ce qui est une activité quotidienne, donc en un certain sens banal, cela fait partie de leur "vie", ils ne sont pas pour autant pas là. La fiction qui emplit leur vie les rend-elle faux ? Je pense au contraire qu'ils sont bien plus dans le monde que les adultes raisonnables. Il y descellent l'infini des possibles, se créer des « héterotopies », comme dit Foucault, quand sur le lit des parents, ils se retrouvent en haute mer, attaqués par une pieuvre géante ! Les hétérotopies sont des espaces-temps où les règles de réalité ne sont pas les mêmes qu'à l'extérieur. Elles constituent des bulles, des poches, comme par exemple les temps de guerre, ou bien les asiles psychiatriques. Il me semble que les livres en sont également, et contrairement aux enfants, on va séparer cette fiction de l'espace concret. Je demandais au fils de mon compagnon ce qu'il ressent lorsqu'il joue (à la guerre par exemple), il me répondit qu'il imaginait ce qu'il y avait à sa gauche, à sa droite, en bas et en haut, "...et puis ça existe" ! Les enfants savent projeter leur imaginaire sans médiation, directement sur le monde. Il ne s'agit cependant pas d'hallucinations, ils savent modeler les "parois du bocal", pour garder l'expression de P. Veyne. Il persiste cependant chez l'adulte une évidente capacité a entrer dans des espaces diététiques, qui peuvent sembler complètement farfelus à première vue, comme dans les films de science-fiction par exemple.

Il y a ici trois questions à poser :
– Que se passe-t-il lorsque je vois des personnes pleurer pour de faux, et est-ce différent lorsque je pleure pour de faux moi-même ?
– Pouvons-nous trouver une limite à l'image dans le jeu d'acteur, la fiction dans laquelle il se plonge ?
– Puis-je être une image pour moi-même ?  

Avant de parler de la place du spectateur au théâtre à partir d'une lecture de la première partie de l'ouvrage de Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, je commencerai par le "grand théâtre", celui de la vie, suite à la lecture de Mise en scène de la vie quotidienne d'Erving Goffman.

"Je suis..." - pas facile de dire qui - lorsque dans la salle d'attente du docteur où j'étais seule, l'autre arrive, et tout change, moi comme le monde. La "réalité" se transforme puisque je suis vue. Tout ce que je fais se transforme en représentation et doit coïncider avec mon "personnage public". Est-ce que je me tiens avachie les pieds sur la chaise ou plutôt bien droite ? Vais-je dire "bonjour" ou me taire, me lever, lire un livre... Nous nous racontons des histoires, à nous-mêmes et aux autres, et ces histoires finissent par nous constituer.

  "Ce n'est probablement pas par un hasard historique que le mot "personne", dans son sens premier, signifie le masque. (...) En un sens, et pour autant qu'il représente l'idée que nous nous faisons de nous-même, le rôle que nous nous efforçons d'assumer, ce masque est notre vrai moi, le moi que nous voudrions être. A la longue, l'idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au monde comme individu, nous assumons notre personnage, et nous devenons des personnes." Robert Ezra, Park, race and culture, The Free Press, 1950 - pris page 27 de Mise en scène de la vie quotidienne.

Nous endossons des costumes pour correspondre au rôle, au personnage qui est le nôtre, et nous nous efforçons de garder une cohérence, quitte à mentir. Ce va-et-vient entre fiction et réalité les fait ici se confondre, ils on un rapport de co-influence et finissent par ne faire plus qu'un. Même si elle trouve un point de chevauchement, la dichotomie persiste, le réel se sert de la fiction, il en est dépendant, ou bien la fiction fait parie intégrante du réel. Sans notre capacité à nous projeter, à simuler, nous ne pourrions évoluer ni apprendre.

Mais de quelle fiction parlons-nous ? De quelles images ? Lorsqu'il dit : "quand quelqu'un me regarde, il transforme mes actions en représentation, l'image qui apparaît n'est pas du même type que celle que je voit lorsque je vais au théâtre. Il s'agit de gestes accomplis dans la vie ordinaire, tous les jours, tout le temps", l'auteur considère-t-il que je suis en représentation juste parce que je suis regardée, ou bien aussi par ce que je vais "me tenir", faire ces gestes avec une attention, jouer comme joue un acteur, moins "naturel" que si j'avais été seule ? Nous serions alors toujours en jeu, toujours en invention. Le monde étant vide de sens, c'est à moi de le remplir en inventant, en travaillant ce que je suis. Si je n'en suis pas consciente, c'est que ce sont d'autres influences que mon "libre-arbitre" qui guident mes gestes. Je construis ma propre image, mais seulement par ce qu'il y a un spectateur, un spectateur qui peut tout aussi bien être moi-même.

Le voyeurisme, archétype de l'image, c'est regarder un événement, une personne, sans qu'elle ne se sache observée. Si jamais nos regards se croisent, l'image tombe. Si l'on peut rester tant de temps à regarder dans les yeux des peintures, c'est par ce qu'elles ne nous regardent pas en retour, et nous sommes libres d'exercer toute notre gourmandise sans inhibition. C'est pour cela que les dos des spectateurs au théâtre ne font pas partie de la scène, alors qu'il sont là, devant nous. Ils n'ont pas conscience qu'ils sont regardés, donc ils ne sont pas image. Peuvent-ils le devenir si moi je les regarde avec une attention particulière ? S'il sont des images, alors il apparaissent comme l'opposé des acteurs qui sont sur la scène : de dos/de face, silencieux/parlants, assis dans un recoin, noyés dans la masse des semblablement assis/visibles et lisibles dans un espace, écoutant/s'adressant, dans un oubli du corps/dans leur corps.

Je vais maintenant discuter ces présupposés en m'appuyant sur Le spectateur émancipé de Jacques Rancière. Il affirme que le "bon théâtre" ne doit pas maintenir le regardeur passif, il ne doit pas être spectateur, il cite cette phrase de Guy Debord : "plus il contemple, moins il est". Le spectacle est le règne de la vision, la vison est extériorité, sortie de soi, contemplation de l'apparence séparée de la vérité. Mais nous avons dit plus haut que les apparences, que la vue d'une histoire, aide à la compréhension du monde. Il faut que l'histoire soit bien construite, et pas simple divertissement, prestidigitation, spectaculaire. Il faut qu'elle enseigne. Nous sommes toujours, tour-à-tour en apprentissage et enseignants. L'enseignant use d'une technique pour parler du monde, pour transmettre. Un bon enseignant sait transmettre l'envie d'apprendre, sait faire comprendre à l'ignorant qu'il ignore ce qu'il ignore. Il donne des signes que l'ignorant va comparer avec ce qu'il sait et ainsi combler les trous. Nous ne somme pas passifs lorsque l'on apprend. Le théâtre doit avoir cette fonction, "Un théâtre sans spectateur, où les assistants apprennent au lieu d'être séduits par des images, ou ils deviennent des participants actifs au lieu d'être des voyeurs passifs" (Le spectateur émancipé). Il doit transmettre des informations que le regardeur va décortiquer et assimiler à son propre savoir. Le metteur en scène ne doit pas attendre de l'assistance qu'elle absorbe les informations qu'il a agencé dans le sens qu'il a choisi, comme le font les fables avec une morale. L'auteur appelle cela des « enseignants abrutisseurs ». Il existe un jeu, où plutôt une différence nécessaire dans les interprétations des individus.

La distance entre les spectateurs et ce qu'ils voient est la même qu'entre le savant et ce qu'il apprend. Face à de nouvelles informations, l'ignorant les saisit, les compare, les recompose. Tout comme les ingénieurs, les politiques, les scientifiques dont le métier est d'engranger des savoirs et de les composer d'une manière convenable et utile à la société, le spectateur a le même rôle.

Pourquoi dire qu'il est inactif ? Tous les savoirs qu'il aura acquis lui serviront en dehors, de la même façon que toute information, une fois qu'elle est acquise, assimilée peut servir en toute occasion. "Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d'action est spectateur de la même histoire" (Le spectateur émancipé). Accepter sa condition de spectateur comme une activité à part entière, quotidienne et vitale règle le problème de la distance entre art et vie : nous sommes des êtres en apprentissage, l'apprentissage ne se fait que lorsque l'on observe, que l'on est spectateur, cet apprentissage nous aide à composer notre "être", se confronte au monde, la réalité et l'art nous placent en spectateur.

COMMENT SE FAIT-IL QUE L'ON PUISSE "CONFONDRE" DE LA FICTION ET DE LA RÉALITÉ ?

Nous avons une capacité à changer de diégèse comme de chemise, à l'instar des enfants, qui ne sont pas encore bridés (par je ne sais quel phénomène). La raison veut qu'une table soit une table, mais pourquoi l'avoir nommé ainsi ? C'est déjà une histoire que l'on raconte, en choisissant d'appeler une table par cette sonorité et pas une autre, c'est déjà une fiction qui vient servir de prothèse au monde. Sans les mots qui sont des artefacts, des créations humaines, nous ne pourrions communiquer. La fiction vient donc se poser comme un voile sur la réalité et ainsi la rendre lisible, visible.

Marie-José Mondzain dans son ouvrage Homo Spectator, place l'activité imageante au fondement de l'humanité. Le premier homme, au fond d'une caverne, fit un jour un acte fondateur en produisant une image : une trace. Il élança sa main en dehors de son corps pour marquer le mur en y projetant de la couleur, et en faire ainsi l'empreinte.. L'image ainsi produite permet de se reconnaître à l'extérieur de soi, dans la dissemblance. Quelque chose de moi qui n'est pas moi est désormais sur le mur et signifie. Tout le langage découle de cet acte, tout le langage découle de l'activité imageante. L'opération imageante est la source de la possibilité du voir : dés lors que l'on voit, on est sujet imageant. L'activité des yeux est indissociable de cette opération : il faut des yeux pour voir, et quelque chose de l'image était déjà en place. Le monde nous est apparu par l'image... La réalité ne peut être vue que parce qu'elle est médiatisé par l'activité imageante. Elle est intouchable directement.

CONCLUSION / MANIFESTE

La réalité est intouchable, et nous sommes contraints d'utiliser des artefacts pour la saisir au mieux. Ainsi notre réalité, celle qui existe pour nous, car nous avons une réalité, qui est peut être "illusoire" par rapport à un idéal scientifique de vision objective, mais subjectivement bien présente, même si elle est contextuelle. Cette réalité est fiction.

C'est pour cela que nous pouvons aisément passer d'une diégèse à une autre, voir un film et avoir peur. Et c'est pour cette raison aussi que nous "croyons" en la réalité des faits qui nous sont montrés au journal télévisé ou dans les journaux. Ces images fonctionnent comme des preuves d'un réel que nous avons manqué.

Et cela passe par une construction, une création, des artefacts. Nous sommes des tisseurs de monde, tout est inventé, tout est fiction, le monde ne tient que par un système de croyance.

Et si l'art (ou la fiction) est la condition pour voir le monde, pourquoi le circonscrire dans de petits espaces clos ?

Annah Arendt avait peur qu'il en vienne à se confondre avec l'industrie du divertissent, et elle avait sans doute raison. C'est notamment à "nous", étudiants en art, de chercher des points limite ou l'art pourrait servir la vie sans disparaître ni se dénaturer. Il doit conserver sa gratuité et être pensé singulièrement pour servir sa quête philosophique propre.

 

BIBLIOGRAPHIE

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leur Mythes ?
Auden, Quand j'écrit je t'aime
Martha C. Nussbaum, La connaissance de l'amour. Essais sur la philosophie et la littérature
Foucault, émission radiophonique 1966
Erving Goffman, Mise en scène de la vie quotidienne
Jacque Rancière, Le spectateur émancipé
Marie José Montdzain, Homo spectator
Hannah Arendt, Crise de la culture
Jean Yve Jouannais, Artistes sans œuvres et L'idiotie. Art, vie, politique, méthode

 

Posté par: Marine Débilly
Catégorie : Forme libre Rédaction





comments powered by Disqus