Articles

Claude Regy : the doors / retour au point zéro
03 nov. 2013

FullSizeRender-2---copie-44.jpg

Où ? Nulle part (au 104)
Quoi ? L'agonie ("La barque le soir")
Qui ? L'homme et l'absolu (Claude Régy)
Comment ? Lentement (de Tarjei Vesaas)
Pourquoi ? Parce que c'est inéluctable (et parce que c'est le Festival d'Automne !)

                                                « If the doors of perception were cleansed,
                                            every thing would appear to man as it is : infinite "
                                                              William Blake.
Autrement dit,
si les portes de la perception étaient purifiées, toute chose apparaîtrait à l'homme telle qu'elle est : infinie.


AVANT SPECTACLE :

Jauge limitée.
Et silence dans la file !
Exige Claude Régy.
Dans l'atmosphère lounge-urbaine-et-feutrée du 104, la petite communauté de spectateurs venue se colter à son Oeuvre, patiente devant la porte.

Pourquoi va-t'on voir Régy ?
Pour endurer une expérience surnaturelle ? Parce qu'on connait et qu'on est devenu accroc ? Parce qu'il faut l'avoir vu ? Soif de culture générale ? Envie de se gausser ? De faire partie d'en être ? Être de la partie, celle de "ceux qui auront vu"? Vite, vite, il faut se dépêcher, il a quatre-vingt dix !

Au spectateur comme moi qui suis novice en la matière, le monde a toujours paru se scinder en deux : ceux qui ont vu Régy, et... les autres.
La petite foule progresse lentement, un peu perdue dans l'immensité du 104, mais fière, consciente du privilège qu'elle a de se tenir ici. Et si mon cavalier n'avait pas insisté pour acheter des rillettes in extremis au bar à vin juste à côté, injectant ainsi à la situation la dose d'humour qui lui faisait défaut, j'aurais pu moi aussi me draper joyeusement dans ma vanité d'être là, m'y rouler et m'y vautrer grassement.
Dieu soit loué, ces rillettes incongrues tiennent mon ego en laisse.
Silence dans la file donc, on passe le porche, vestiaires. 
La retraite muette, (durant laquelle je m'interroge sur les raisons profondes qui empêchent les hommes d'être à l'heure au théâtre), puis la marche.
La porte, enfin. Nous entrons.


LA FORME :

L'aire de jeu est un tatami blanc qui mesure 6m de cour à jardin, mais ne dépasse pas 2m de profondeur : le fond de scène est à portée de main. Il s'agit d'un tulle, qui tombe au sol en imprimant l'arrondi.
Chose assez rare, un faux-plafond réduit la hauteur à moins de 4m. L'espace est donc bien plus large que ce mon regard ne peut embrasser en une fois, mais franchement bas.
Il en résulte que l'œil ne peut se diriger vers l'horizon. Pris au piège, il bute immédiatement sur le blanc mou du tulle.
Cette disposition scénique nous empêche de disperser notre attention, le dispositif ayant été pensé pour la river au point central. Il s'en dégage un petit sentiment d'écrasement. 

Le top départ est entre nos mains : "Spectacle commencera quand Spectateur sera prêt."
Pas avant. Cessez de gigoter et d'ergoter.
L'entité que constitue le public comprend cela rapidement, mais met assez longtemps à s'y résoudre. Quand, (non pollué par les blocs de sécus) s'abat enfin le noir, Plank fait loi. Pétrole, Onyx et Tourmaline. Le noir est absolu, si consistant qu'il absorbe l'espace.
Épaisse, l'obscurité s'étend.

Mes pupilles se dilatent, elles sont des gouffres au noir.
Soudain... Non, pas soudain, peu à peu...peu à peu, je distingue une phosphorescence.
Primo elle est une forme. Deux, elle devient visage. Couleur absente. No Colour.
La forme albâtre se mue, se transcende en un corps arqué, offert à la puissance du ciel. Ma vue vacille : la quantité de lumière est si infime que mes yeux, désorientés voient le mouvement stagner un peu dans l'air, avant de s'évanouir. Exactement comme il en va de la trajectoire d'une comète qui colle et persiste aux rétines, exactement comme il en va des sels d'argents qui fixent l'invisible sur le papier d'argent. On appelle ça "le flou", et c'est l'empreinte du mouvement.

La vision se confirme, fiat lux, l'humain a les yeux clos, comme absent mais présent. Chhhhhh.....hhhhh.......h......... Bruit blanc.
La voix du comédien craque le silence.
L'animal possède le cri.
L'homme possède la voix.
La voix est la pensée manifestée.
Mais cri, et voix sont... du son. C'est à dire une vibration.
La parole a un destinataire. Elle veut exprimer pour autrui la pensée. 
Y a t'il parole ici ? Non. Il y a balbutiement, prémisse. La voix qui arrive à nos oreilles est sans adresse. Outil non social, elle se contente de donner chair à la pensée afin de la rendre palpable. Elle existe pour elle-même, dans la beauté de son déploiement, de même qu'il en va pour le chant. Du son sort de la bouche du comédien, hésite, chante, tatone atone et feule, suivant seulement le corps, sans jamais approcher de ce que nous nommons "le discours". Le langage est ici pensée pure, aussi sauvage que l'âme dans ses modulations. Jamais dans "l'intention", ni le vœu de l'accentuation du sens, jamais non plus dans la nuance. La voix de l'homme sort de son corps exactement comme sa respiration : en un flot incessant, non décidé car inhérent, calme et lent.
« C'est... l'é...garement...près des miroirs... (silence)...qui est en route. »

Un homme se noie. Il progresse vers sa mort, et ira jusqu'à l'accepter.
Nous suivons son agonie, puis sa résurrection : un batelier, alerté par son chien, le sauvera de son destin.
Le comédien central incarne le mourant et raconte au présent. En parlant de lui, il dit "il".
Il ne parle pas de ce qu'il ressent, ne nomme pas ses émotions, n'évoque pas la peur. Il se contente de dire ce qui a lieu, au sujet de son corps et de l'espace. Il décrit précisément ce qui arrive et ce qu'il perçoit.

Claude Régy fabrique pour nous le parcours sensoriel de cette noyade, en s'appuyant sur les informations textuelles concernant l'environnement sonore et spatial (eau, surface). L'espace scénique inhabituel représente le seuil de la vie à la mort, le sas de la conscience. Il dessine un environnement aquatique : celui des abysses.

De toute la représentation, le comédien n'effectuera aucun déplacement. Droit dans son corps, ancré comme s'il venait de s'élever pour la première fois sur ses jambes, il imprime un mouvement continu de rotation autour de son point d'équilibre. Ce mouvement ultra-lent, proche du Nô, exprime exactement la sensation d'un corps qui coule. Ce rythme lancinant ne sera brisé par aucune saccade, car aucune accélération dans ce parcours ne trouverait sa place.

En parlant de lui, l'homme dit "il". Sa main tendue la paume ouverte confirme la projection de son "moi" hors du corps. Il dit qu'il a : « l'impression de monter mais c'est vers le bas qu'il et en train d'aller." Tout ce qui le retient vers le haut va progressivement lâcher prise.
Le froid, la solitude, l'absence de sens signifié, l'absolue présence de la pensée, et de la sensation au milieu du néant, tout nous renvoie au premier jour du monde.
« Il pense au gouffre et sourit . Bruyère. Les senteurs et les ré...so...lu...tions ».

 

LE FOND :

Claude Régy et Tarjei Vesaas se concentrent sur les détails du réel en gros plan. Ce faisant, ils tissent une tension vers l'au delà. Ces deux artistes se sont attelés à imaginer l'agonie, c'est à dire ce qui se joue dans la pensée juste avant l'arrêt du cœur. Before Death. 
L'instant qui précède et qui nous intrigue tous. Le moment le plus dingue de notre vie, dont on ne se rapellera pas, et qu'Hamlet appellait le poste-frontière. Celui de la "région inexplorée d'où nul voyageur ne revient". De ce guichet nous ne savons rien et nous ne saurons jamais rien. Donc nous imaginons. J'imagine. Et vous imaginez.

Pas la peine de mentir, vous l'avez forcément imaginé. Qu'avez vous vu alors ? Soyez gentil, racontez-moi.
Est-ce, comme au cinéma, un très habile montage de flashs et souvenirs-mp4 ? Le visage de maman penché sur vous ? Celui de Dieu ? Une forte clarté ? Un trou noir ? Une montée ou une descente ?  Une chaleur peut-être. Puis une étreinte. Oui, c'est ça, serrer notre enfant dans nos bras. Non, non, c'est un recul. C'est un attrait je crois. Voilà, c'est l'image du tombeau. Tes proches, pleurant sous la pluie dans le cimetière gris... Spectres, allées de cyprès putrides, visages décharnés, os, matière glissante et grouillante, matière gluante et gargouillante.

Tarjei Vesaas imagine, lui, une suite de constats quasi-objectifs et au présent, décrivant le corps et l'espace (et c'est précisément cette façon de travailler le présent absolu, qui génère cette tension vers l'avant). Il cisèle le temps comme l'ébeniste le bois : au ciseau, avec onctuosité, et en suivant la veine.
Regy, lui, se contente de donner corps aux sensations que perçoivent les organes à chaque instant dans l'espace. Avec les outils de la lumière, du son, de la parole et de l'adresse (ou plutôt de la non-parole et non-adresse), il nous fait basculer dans un univers purement sensoriel dans lequel la connaissance devient parfaitement inutile.

Par ce procédé, Regy nous renvoie également à la naissance, ce choc si brutal que nous l'avons tous oublié, et qui précède le "je" . Notre venue au monde. Naître.
Dans ce "passage", sûrement sommes-nous seulement attentifs à nos sensations. Et, puisque notre pensée n'est pas encore formée, elles seules peuvent d'ailleurs exister quand nous traversons le vortex.
Si je comprends ce que l'on me dit voici ce qui m'est préhensible : la naissance comme la mort sont au delà de toute notion d'identité, ces deux trajets ne sont que présent pur. Le "je" disparaît, ou bien il n'a pas encore existé. Seul est le monde, le mouvement.

Dans ce chaos, l'homme perçoit les aboiements d'un chien. Dans une séquence inoubliable qui constitue "le" pic d'émotion du spectacle, et la seule "rupture" un peu forte (et totalement inattendue), l'homme lui répond en aboyant. Son corps se plie et il aboie. Soudain je vois "le comédien". Je sors un instant du spectacle, le temps de m'interroger sur la difficulté pour un acteur de parvenir à aboyer en éloignant toute considération de ridicule, et du plaisir qu'il doit en tirer s'il se résout à s'oublier absolument pour s'abîmer pleinement dans l'aboiement, jusqu'à devenir lui-même aboiement. Très vite je suis absorbée par ce crescendo, cette montée qui s'inscrit exactement dans l'énergie de la jouissance sexuelle. Peut-être poursuivons-nous l'orgasme parce que c'est un instant dans lequel nous nous séparons de notre identité. Exactement comme dans la mort ou la naissance, le "je" n'existe pas. Nous nous tenons au présent pur. Ainsi l'orgasme nous soulage-t-il pour un instant, de la conscience que nous avons de nous-même. La petite mort. Georges Bataille aurait dit que l'orgasme est une fin, celle de l'érotisme (le moyen), et que celui-ci est étroitement lié à la conscience que nous avons de notre mort. Durant le temps arrêté de l'orgasme, le "je" disparaît, et s'évanouit avec lui la peur de la mort. D'une certaine manière, Regy propose la vision suivante : la crainte de la mort dévaste notre vie. Mais au cœur même de l'action (mourir), la conscience de soi-même s'étiole et s'assourdit. Le monde revient au premier plan, le je glisse au second. L'angoisse existentielle suprême disparaît. Nous sommes pris dans l'action.

Longtemps après le début du spectacle, quelques images fortes auront encore lieu, amenées elles aussi en glissements (car dans la barque le soir, aucun top ne recoupe simultanément lumière/son/réplique, mais tout est chevauchement : le son précédera le texte largement, ou vice-versa).
Derrière le tulle, presque invisibles - merci les leds - comme une vision, apparaîtront soudain deux hommes baignés de rouge. Encore derrière eux un deuxième tulle dessine des formes, dans lequelles nos esprits affamés de sens projetteront qui une montagne, qui un rivage. Les deux hommes marchent dans un ralenti parfait, une sorte d'osmose, de plénitude plane sur eux et les relie.
Plus tard, ils (le batelier et le chien), feront le tour dans le noir et rejoindront l'homme. Quand ils apparaîtront aux abords du tatami, chacun retiendra son souffle et se demandera s'il est possible d'entrer dans l'espace vierge du tatami sans le violer, sans briser le suspens. Car au théâtre, quoi de plus fort comme acte que celui d'entrer ? Ils y glisseront comme le vent y aurait chassé les nuages, imperceptiblement.

L'homme se noie et ils viennent le sauver. Est-il permis de le toucher ? Dans une mise en scène pareille, toucher est certainement "un acte fort", trop fort pour être juste. Ils l'entoureront, l'englobant de leurs énergies, et laisseront leurs mains planer sur lui sans sembler s'y poser.
L'image de ces trois hommes est aussi onirique qu'érotique. Une sensualité tenace s'en dégage, qui , troublante, collera aux mémoires longtemps après la représentation.

Le noir envahira l'image, mais les comédiens ne sortiront pas brutalement du jeu : en un rythme commun, ils se relèveront et se sépareront pour saluer, dans l’énergie des corps qui se décollent après l'amour.
Pour nous-mêmes, spectateurs, c'eût été un choc s'ils étaient revenus trop vite à la réalité. Le même choc que celui du radio-réveil. Le même que celui qui arrive lorsque nous sortons du théâtre en matinée : le soleil oublié se rappelle à l'esprit et nous agresse presque. Les applaudissements (ô surprise) en seront fortement marqués. Le public applaudira délicatement, cherchant à produire de ses paumes le son le plus mat possible, reproduisant davantage le son de la pluie que celui d'une salle en folie, pour ne pas risquer brusquer les comédiens.

L’EXPÉRIENCE VÉCUE :

Pour les maniaques de la pensée, obsessionnels de l'analyse, et drogués de la référence...
La pensée construite, les références, la culture générale ne servent à rien à celui qui traverse cette expérience étrange, car durant l'épopée, rien n'est à décoder de manière rationnelle. Ne cherchons pas les clés. C'est avant tout notre capacité au lâcher prise, notre peur du voyage et de l'inconnu que Régy met à l'épreuve dans son œuvre. Il nous place donc en face de nous-mêmes (et, ce faisant, de nos écueils), non en face de notre culture théâtrale... Ainsi, quoi qu'on en dise, ce spectacle s'adresse à tous. Celui qui ne pourra pas entrer dans le spectacle ne pourra pas jeter la pierre sur le "niveau de connaissance requis pour accéder au théâtre". Il devra avant tout interroger sa propre capacité à accepter l'invitation au songe, à relâcher ses poings blanchis d'être crispés sur ce qui est connu. Ce qui, avouons-le, est relativement terrifiant puisque notre esprit est clairement programmé, et ce quand bien même nous lui aurions ordonné de cesser, pour analyser, décoder et classer.
En ce sens, et en ce qui me concerne, s'abandonner aux sensations et cesser de penser, tous repères brisés, repose un tant soi peu l'esprit et le fait méditer. Voici donc mon message pour Régy : merci pour ce break, mec !

Claude Régy cherche à provoquer chez le spectateur exactement ce qu'il décrit, un moment de présent pur, évitant à tout prix la distanciation qui nous renvoie au "moi", et joue avec l'identification. Bien sûr, nous sommes au théâtre, et notre esprit peut donc y opérer des va-et-vient. Pourtant, au vu des moyens mis en œuvre, il est statistiquement possible que certains spectateurs aient effectué tout le voyage au présent pur , ajoutant ainsi à la liste des instants de répits d'une vie le théâtre, au côté de l'orgasme, la naissance et la mort ! 

 

Lisez l'entretien entre Claude Régy et Laure Adler
Visionnez la rencontre de Claude Régy et Luc Bondy

La Barque le soir, de Tarjei Vesaas
Durée : 1h30
dans le cadre du Festival d'Automne.

Adaptation par Claude Régy du texte norvégien "Voguer parmi les miroirs"
Traduit par Régis Boyer et édité chez José Corti

Mise en scène : Claude Régy
Assistant : Alexandre Barry
Scénographie : Sallahdyn Khatir
Lumière : Rémi Godfroy
Son : Philippe Cachia
Avec : Yann Boudaud, Olivier Bonnefoy, Nichan Moumdjian
Création : les Ateliers contemporains (compagnie subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – direction générale de la création artistique.)
Coproduction : Odéon-Théâtre de l'Europe (Paris) / CDN Orléans-Loiret-Centre / Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées et Théâtre Garonne / Comédie de Reims / Festival d'Automne à Paris 

Posté par: Emilie Barrier
Catégorie : Forme libre Rédaction





comments powered by Disqus