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"On ne sait comment" : Tentative de savoir comment.
10 janv. 2012

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L'histoire : deux couples, un adultère, un mensonge.

Le personnage principal : Roméo. 

Il trahit son ami en couchant avec la femme de celui-ci, et le trahit une deuxième fois en lui mentant.

Le mensonge : il est au centre de la pièce. Il est partout. Et tout le temps en questionnement. Les acteurs en va-et-vient entre la fiction qu'ils soutiennent, et la réalité du plateau, nous posent la même question : "Les humains peuvent-ils se parler, sans masque de théâtre, ni mensonge d'acteurs ?" 

 

LE MENSONGE

  Il est à priori étonnant de questionner le mensonge et la vérité, dans le lieu même du mensonge - ou bien est-ce le lieu le plus approprié ? Lorsque le temps d'une fiction est rapporté, lorsque l'espace d'une pièce est inventé pour une efficacité dramatique ou esthétique, lorsque la lumière est artificielle, lorsque des acteurs disent un texte qui ne leur appartient pas, lorsque la mise en scène planifie les évènements successifs d'une action en octroyant au hasard le plus de pouvoir possible, comment est-il possible d'envisager qu'une vérité puisse apparaître ? Le théâtre est un mensonge, le poème est un mensonge. La poésie vit de mensonges. Et le comédien est « celui qui feint des sentiments qu'il n'a pas » (dictionnaire Le Littré). Et lorsque le Roméo de On ne sait comment  engage une  "vertigineuse remise en question de tout rapport à la vérité" (dixit Marie-Josée Malis), suite au constat désobligeant que tous les rapports qu'il entretient sont potentiellement fondés sur le mensonge, quel est le meilleur moyen de le représenter, sinon sur un plateau de théâtre ?  On ne sait comment  est un mensonge théâtral questionnant le mensonge social. Le mensonge parle du mensonge. Donc le mensonge parle de lui-même. Le mensonge du théâtre parle de ce qu'il connaît somme toute le mieux puisque le théâtre sublime le mensonge.

 

LE MENSONGE ENTENDU

    Le théâtre est un mensonge... Certes. Mais est-ce encore mensonge si tout le monde sait que c'en est un ? Est-ce encore un mensonge si les acteurs au plateau ne cessent de briser la frontière avec le public en franchissant le quatrième mur, en feignant de s'étonner de voir la lumière s'éteindre ou s'allumer, en nous prenant à partie sur leur situation même d'acteur en travail, d'acteur en mensonge. Ils mentent et nous disent pourtant « Regardez, je mens, mais je ne suis pas loin derrière, nous sommes dans le même espace-temps. Regardez-moi, je ne suis pas vraiment Roméo, je ne suis pas vraiment Ginevra, mais de mon mensonge peut-être apparaitra une pensée. » Lorsque Diderot écrit « Un système de mensonges ressemble plus à la vérité qu'un seul mensonge isolé », il n'est pas loin du propos qui apparaît lors de la représentation : nous ne trouvons aucune réponse absolue concernant le mensonge, ni la vérité. Nous sommes invités à penser le mensonge ou la vérité au fur et à mesure de l'avancée de la fiction, au fur et à mesure des réflexions du personnage sur le sujet. Sa propre réflexion contamine tout ce qu'il l'entoure : public, acteurs, texte, espace, lumière, théâtre en général, et finalement l'humanité toute entière. En suscitant réflexion et remise en question permanente, nous en venons rapidement à une éloge de la folie.

 

ÉLOGES DE LA FOLIE

   En premier, le rideau rouge, comme témoin flagrant du théâtre bourgeois, est présent sans l'être, ni vraiment dans sa fonction de faire apparaître la scène, ni comme « accessoire » symbolique de scénographie. Il est à demi ouvert lorsque nous entrons dans la salle, et ne cache quasiment rien. Il s'ouvre et se ferme, s'entrouvre et se franchit sans déférence. Certaines scènes se déroulent derrière, sans être réellement cachées. Les acteurs passent derrière et devant sans jamais considérer cet espace comme un lieu de non action. Rideau ouvert, comme rideau fermé, il est au centre, avec le mensonge. Et lorsqu'il finit par s'ouvrir entièrement, le beau rideau rouge en velours laisse apparaître un rideau de fer de porte de garage. Nous nous enfonçons de plus en plus dans la scène, nous nous enfonçons de plus en plus dans la conscience. Un rideau cache un autre rideau. Un mensonge cache un autre mensonge. Un masque cache un autre masque. Cela n'est pas pour aller à l'encontre du propos récurrent que Pirandello tient sur les rapports humains : « nous sommes tous des hypocrites » (hypocrita=acteur). Erasme écrit une Eloge de la folie, il imagine que pendant une représentation, un spectateur arrache le masque des acteurs, voilà ce qui se passerait :

   « Tout changerait aussitôt de face : la femme deviendrait un homme, le jeune homme un vieillard ; les rois, les héros, les dieux disparaitraient aussitôt, et l'on ne verrait plus à leur places que des misérables et des faquins. En détruisant l'illusion, on ferait disparaître tout intérêt de la pièce. C'est ce travestissement, ce déguisement qui attache les yeux du spectateur. Or, qu'est-ce que la vie ? C'est une espèce de comédie continuelle, où les hommes, déguisées de mille manières différentes, paraissent sur la scène, jouent leurs rôles, jusqu'à ce que le maître du théâtre, après les avoir fait quelques fois changer de déguisement et paraître tantôt sur la pourpre superbe des rois, tantôt sous les haillons dégoûtants de l'esclavage et de la misère, les force enfin à quitter le théâtre. A la vérité, ce monde-ci n'est qu'une ombre passagère, mais telle est pourtant la comédie qu'on y joue tous les jours. »

   Forcés de constater dans ce texte d'Érasme, que la vie et le théâtre se soutiennent et s'entremêlent, nous pouvons de la même manière voir les acteurs de « on ne sait comment » s'amuser de ce propos. Ainsi : fiction de Pirandello ou réalité de la scène ? Mensonge de théâtre ou vérité d'une situation fictive ? Erasme dit bien à propos du théâtre : « A la vérité, ce monde-ci n'est qu'une ombre passagère, mais telle est pourtant la comédie qu'on y joue tous les jours ». La discipline « théâtre » est mise en scène. La réalité quotidienne « théâtre » est mise en scène. Les acteurs ne sont pas des personnages, le décor est déplacé à vue par les acteurs, les rampes du théâtre sont éclairées, le public est éclairé comme les acteurs et il n'y a plus d'espace temps fictif pour raconter une métaphore de la condition humaine. La condition humaine est immédiatement représentée par les acteurs, en tant qu'ils sont des acteurs ce mardi 5 avril au théâtre des Bernardines à Marseille, entre 20h30 et 23h30, jouant un texte de Pirandello.

 

ÉOLGES DE LA PENSÉE

   Au début de la pièce, la réplique « Je crois qu'il est devenu fou » fait commencer la tension de l'action. On parle de Roméo, le menteur adultère. Roméo a perdu la raison, Roméo tient un langage incompréhensible sur la vie, Roméo ne distingue plus rien de l'absurde ni du tangible. Et lorsqu'il entre en scène, nous avons déjà entendu la pensée commune (ses amis, sa femme) supposer les causes de son état. La société montre le fou. Roméo, quant à lui, dit :

« Ce serait si commode derrière un masque ; mais le mien, je ne le supporte pas, je l'arrache », ou encore,

« Heureusement que la vie entière est ainsi, on ne sait comment ! Et la volonté n'y peut rien...Je voudrais bien savoir qui a dit que j'étais fou. Pas moi, en tout cas. Moi, si je pense ainsi maintenant, c'est parce que je vois : je vois. »,

« Il faut croire et non savoir, la vie est à ce prix. Se connaître, c'est mourir ».

   Roméo, contrairement aux autres personnages se trouve privé d'identité. Il doit faire le constat que son unité n'est qu'apparente : sa vérité n'est qu'illusoire. Roméo dans la pièce, et Pirandello dans son écriture, questionnent la valeur « d'être un », autrement dit de définition d'un être en particulier. La folie vient du fait de la remise en question de cette possibilité de mobilité de définition de cet « être un ». Nous avons à faire à deux questions : la première concerne l'absurdité du masque social qui enferme l'Homme dans une définition (comme quelque chose de fini, donc) et la deuxième concerne l'impossibilité de n'être qu'un. De la même manière que la vérité « est plus proche d'un système de mensonges plutôt que d'un mensonge isolé » (Diderot), l'être humain est certainement plus proche d'une multitude de « moi », plutôt que d'un « moi » social. D'où la réflexion de Roméo : « se connaître, c'est mourir ». Nous pourrions aussi dire : se définir socialement, c'est refuser le fait que la vie, la vérité et l'être au monde ne sont que mobilités et questionnements.

    Or, le masque social ne peut permettre cette réflexion car le masque social est proprement figé et immuable. Le masque social fait de chacun d'entre nous une figure : Pirandello écrit dans l'Humoriste :

   « Des masques, des masques...Chacun rajuste son masque comme il peut – le masque du dehors. Et aucun n'est vrai ! Vraie est la mer, vraie est la montagne, vrai le caillou, vrai le brin d'herbe, mais l'homme ? Il est toujours masqué sans le vouloir, derrière ce qu'en bonne foi, il se figure ce qu'il est : beau, bon aimable, généreux, malheureux etc....Et c'est à y penser, un grand sujet de rire. »

    Le masque social doit savoir. Savoir ce qu'il dit, savoir ce qu'il fait.

 

VÉRITÉ ?! VÉRITÉS ?!

    Le théâtre est mensonge. La vie est un théâtre. La vie est un mensonge. Voilà ce que Roméo crie tout au long de la pièce. « Je crois qu'il est devenu fou », dit-on de lui. Sa folie, proclamée par les autres personnages, vient sans doute de sa volonté de chercher une vérité. Une vérité et non pas la vérité commune des masques communs. Sa folie est indiscutable car elle n'a de prise avec aucune réalité commune. Il proclame que rien n'est absolu, que tout est mensonge potentiel. Et pourtant, lui se sent lucide. « Moi, si je pense ainsi maintenant, c'est parce que je vois : je vois ».

    Et jusqu'au salut, nous pensons que le propos de la pièce tient dans l'idée que le mensonge est partout et que nous devons en faire notre affaire. Dans un constat d'impuissance, nous voyons les personnages se mentir les uns aux autres pour ne pas se décevoir, pour ne pas faillir aux rôles qu'ils se sont donnés. Ils saluent, le public applaudit. Fin du spectacle. Allons-nous tous mourir dans le mensonge ? NON. Le spectacle n'est pas fini. Roméo reprend la parole pendant les applaudissements. L'acteur refuse cette fin, et l'aveu de mensonge se fait. Roméo avoue son mensonge à son ami et son ami le tue. FIN. Jusqu'à la fin, les acteurs n'exécutent pas le texte de Pirandello, ils font raisonner le texte et la situation théâtrale au rythme de leur propre réflexion, au rythme de notre propre réflexion : Marie-Josée Malis entend bien « injecter de la pensée dans le théâtre » et cette pensée se construit pendant la pièce. Elle n'est pas livrée au public comme une vérité, ni une leçon ni une solution. La pensée se construit alors en présence, acteurs et spectateurs en complicité. 

 

Joué du 5 au 9 avril 2011,
au Théâtre des Bernardinnes à Marseille
Le prince de Hombourg

Mise en scène : Marie-Josée Malis
Compagnie : La Llevantina
Lumière : Jessy Ducatillon
Son : Patrick Jammes
Scénographie : Jean-Antoine Telasco, Adrien Mares, Marie-Josée Malis, Jessy Ducatillon
Costumes : Zig et Zag
Avec : Pascal Batigne, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Victor Ponomarev, Sandrine Rommel

Posté par: Louise Narat-Linol
Catégorie : Rédaction





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