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26 juil. 2014

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Spectacle programmé du 8 au 16 juillet 2014, au théâtre Benoît XII, Festival d'Avignon. En tournée en France en 2014/2015.


LE POINT DE DÉPART


De retour de ce festival d'Avignon, un peu mouvementé par les questions politiques et syndicales qui traversent le spectacle vivant, et qui traversent également d'autres domaines concernés par la précarité - lorsque je dis « un peu » mouvementé, je crois que je regrette toujours que l'injustice, l'inégalité et le mépris des minorités ne créent pas un désordre plus monstrueux à chaque coin de rue. De retour, donc, de ce festival, je suis, comme chaque année, prise dans un élan de pensée, d'ardeur générale, de révolte. Cela me crée un désir de métamorphose de ce monde-ci. L'année dernière en ayant vu Angelica Liddell, cette année en ayant vu Hypérion. Alors me voilà dévouée à la cause d'Hypérion, presque satisfaite d'assister à une incompréhension générale, et de pouvoir défendre un martyr de notre époque. Un peu comme Ravachol ou Garcia Lorca. 


LE POINT COMMUN

Le théâtre que j'aime crée pour moi de la révolte. J'aime que les temps se croisent, que les combats se rencontrent, que les solitudes se disent bonjour. Je rencontre Malis qui rencontre Hölderlin qui me rencontre. Ou dans un autre sens. Quel est notre point commun ? - oui, j'ôse me mettre en face de ces personnes sans fausse modestie, car j'ai l'impression qu'ils s'adressent à tous, et à chacun. Notre point commun donc, serait d'être pris par des questions. Et quand il s'agit de ces questions, quelle différence y a-t-il entre les formuler et les entendre ?

Voilà les questions que j'ai entendues = formulées, en assistant à cet Hypérion :

- y a-t-il une alternative ?

- le bonheur se cherche-t-il encore ?

- la poésie peut-elle sauver ?

- s'agit-il réellement de sauver quoique ce soit ?

- ai-je le cœur d'entendre le petit, le fragile, le mineur ?

- la profondeur se trouve-t-elle dans ce que l'on répète, ou dans ce que l'on découvre ?

- y a-t-il une écoute qui puisse transformer le monde ?

- quelle différence y a-t-il entre le monde d’Hölderlin (Allemagne, début du XIXéme), le mien (Marseille, début XXIème), ou encore celui de Platon (Grèce, IVème siècle avant JC) ?

- quand la jeunesse s'arrête-t-elle ?


LE POINT DE RUPTURE


Eternelle introduction, cela m'est toujours plus simple d'introduire que de poursuivre. Il est tellement agréable de faire des promesses. Dans la suite de cette longue introduction, je vais commencer par parler d'un autre spectacle, vu le lendemain d'Hypérion : Mahabharata, à la carrière de Boulbon. La carrière de Boulbon est un grand espace de roches à quelques km du centre d'Avignon. Une falaise pour décor. Très belle (...pour le tourisme, ai-je entendu à droite à gauche). Et Mahabarata donc. Un conte. Du blanc. Un mariage. Des rois. Des mouvements parfaits. Des danseurs précis. Des costumes sans couture. Des masques. Des marionnettes géantes. Du blanc encore. Des ombres projetées. De la musique. Du maquillage. Beaucoup.

Sans doute, Mahabharata est un beau spectacle. Mais je n'ai pas pu rester. 24h après Hypérion, je ne pouvais toujours pas quitter la langue d'Hölderlin, ni les acteurs de Marie-José Malis. Aspirée par les acteurs et par le texte, je n'ai finalement pas vraiment été disponible à d'autres spectacles pendant ce festival. Cela va dans le sens de tout ce que j'ai longtemps fui dans les festivals : la consommation de l'art, l'abrutissement par le beau, le détournement compulsif. J'ai fui cela jusqu'au début de mes années d'étude de théâtre. Là, je voulais tout voir. Mes études bien terminées, je crois retrouver aujourd'hui le désir de prendre part et de choisir.


LE POINT DU JOUR

Les acteurs nous regardent dans les yeux, puisque, nous, spectateurs, sommes éclairés autant qu'eux. Et ils s'adressent à chacun, à tous, au siècle. Il y a dans la salle, des fauteuils en mousse marron qui grincent, des escaliers bruyants, des murs d'une couleur approximative, entre prune et framboise écrasée. Ce sont les acteurs qui actionnent la lumière. La lumière semble passionnante, mais je ne saurais pas en parler je crois, peut-être plus tard. Tout déborde dans la salle : la scène, la lumière, le décor, les acteurs. Et cela déborde également en hauteur, et en fond de scène. C'est à dire que la limite du « Théâtre » est malmenée. Les limites en sont malmenées d'un point de vue de la durée, du rythme, de la scénographie. Ce n'est pas pour me déplaire, de ne plus voir les frontières. Par exemple, la scénographie : elle est en carton pâte, reproduction d'une rue en Grèce ou en Egypte, ou dans un quelconque pays dans lequel les émeutes grondent ? Sur scène, il y a également un monument aux morts, lui aussi en carton pâte, sur lequel est discrètement dessiné le bonnet phrygien de la révolution française. Nous sommes donc un peu partout, un peu nulle part : dans un théâtre, en France, en Grèce, en Egypte, bref, dans un lieu, dans un temps de révolte de toute évidence. Il est donc question d'un espace général, disons celui-là, et d'un temps absolu. Aujourd'hui ou deux siècles avant nous ? Quelle différence ?

Et pourquoi du carton-pâte ? J'aime me raconter que le « faux » du théâtre y est fièrement arboré. Ce carton-pâte nous dit bien « ceci est du théâtre, ne vous perdez pas dans ces images, ceci n'est pas la monde tel qu'il est, ceci n'est pas un miroir ». Mais ce carton-pâte nous dit aussi, « c'est au théâtre et dans la poésie que la révolte naît ». Ni le sol, ni les murs ne sont propres. Et les brindilles d'herbes laissées au sol, ont elles aussi, leur part. Elles sont ramassées, brandies puis délicatement enlacées dans les cheveux de l'une des actrices. C'est le petit que l'on voit ici, et le fragile, le simple, le lent. Les acteurs écrivent sur les murs : « beauté », « enfance », « nature », « pourtant ». Je me dis que la poésie arrive sans doute lorsque ma propre langue me paraît étrangère. On rend ici à ces mots humbles, leur profondeur. Plus que leur profondeur : leur innocence. Ce qui revient au même.


LE POINT DE RALLIEMENT


Il est temps maintenant d'entrer dans ma partie préférée : celle de l'adresse des acteurs et de la non-narration. Howard Barker dit « la forme narrative se meurt entre nos mains ». Oui, je crois aussi que le théâtre qui explique est un théâtre mort, que le théâtre qui raconte est un théâtre mort (et je ne parle pas du conte ici, cette forme en est une autre.), que le théâtre qui rapporte (un temps, un lieu, une action), est un théâtre mort. Plus jamais de « Il était une fois » au théâtre s'il vous plait ! Cela me glace le sang. Cela évanouit tout désir en moi, cela m'esseule. Que les vivants dévorent les morts ! Que les morts soient convoqués pour ce qu'ils font encore sur notre monde, et non pour ce qu'ils ont faits dans le passé. Hölderlin n'est pas mort, Hypérion existe. Les acteurs qui pensent un texte à voix haute, pris par la fulgurance de ce qu'ils découvrent, en nous regardant nous, spectateurs, font de l'adresse leur acte de résistance. Hypérion est rare, quelle chance de l'avoir croisé. 

J'ai quelque fois entendu qu'on trouvait le texte très beau : « Cela m'a donné envie de lire le texte, mais la forme du spectacle ne m'a pas intéressée ». Ce ne sont pas exactement les mots, mais l'idée est bien de dissocier le texte du plateau. Moi je pense qu'il n'est pas possible de dissocier le texte de la mise en scène sans détruire la proposition. Le fond et la forme se rejoignent en tous points :
 
- appel à la révolte : contre le pouvoir/contre le théâtre classique, 

- invention d'une nouvelle ère : pour le bonheur/pour la modernité du théâtre, 

- soulèvement de la jeunesse : un possible en devenir/un théâtre en devenir.

LE POINT FINAL

Je ne reviendrai finalement pas sur la lumière de ce spectacle, par manque de savoir quant à ce domaine passionnant. J'aurais certainement usé de quelques métaphores sur le fait qu'Hypérion "éclaire le Théâtre".

Et pourtant, autour, la presse nationale se déchaine, les professionnels bienveillants quittent la salle, la majorité des spectateurs désapprouve.
Pourtant.
Pourtant.
Pourtant.
Hypérion écrit à Bellarmin :
Pourtant, tu brilles encore, soleil du ciel ! Terre sacrée, tu ne cesses point de verdir ! Les fleuves courent encore à la mer, et les arbres qui donnent l'ombre murmurent toujours à midi. La cantilène du printemps berce mes mortelles pensées, et la plénitude du monde vivant revient enivrer ma détresse.

Retrouvez Marie-José Malis sur notre site, en entretien avec Laure Adler : Transformer ce monde-ci.
Lisez l'article De retour d'Avignon.
Egalement, à propos de Marie-José Malis, deux autres critiques sur d'anciennes création :
2009 - Le prince de Hombourg, Heinrich von Kleist : Mettre en scène l'Histoire.
2011 - On ne sait comment, Luigi Pirandello : Tentative de savoir comment.

Hypérion
Durée : 5h 

Hypérion d'après Friedrich Hölderlin
Traduction : Philippe Jaccottet
Créé au Festival d'Avignon, du 8 au 16 juillet 2014.

En tournée : 
-
du 26 septembre au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Abervillers ;
- les 6 et 7 novembre, aux Quinconces-L'espal, Scène conventionnée, Théâtres du Mans ;
- les 15 et 16 décembre, au théâtre de l'Archipel, Scène Nationale de Perpignan ;
- du 10 au 21 janvier 2015, au Théâtre National de Strasbourg ;
- du 27 au 31 janvier au Théâtre Dijon de Bourgogne, CDN.

Mise en scène
 
: Marie-José Malis
Adaptation 
:Marie-José Malis et Judith Balso
Scénographie 
: Adrien Marés, Jessy Ducatillon, Jean-Antoine Telasco
Lumière 
: Jessy Ducatillon
Son
 : Patrick Jammes
Costumes 
: Zig et Zag
Avec
 : Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev
Et les comédielles amateures : Adina Alexandru, Lili Dupuis, Anne-Sophie Mage (Maxime Chazalet en tournée)

Production : Théâtre de la Commune Centre Dramatique National d'Aubervilliers
Coproduction : Compagnie La Llevantina, Comédie de Genève, L'Archipel Scène nationale de Perpignan, CCAS, Festival d'Avignon
Avec le soutien de : la Région Île-de-France

Rédaction / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
25 juil. 2014

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Entretien avec Marie-José Malis, mené par Laure Adler.
Le 10 juillet 2014, dans le cadre des Leçons d'Université du Festival d'Avignon 2014. 
Retranscription et mise en forme : Louise Narat-Linol.

Hypérion est un texte de Friedrich Hölderlin, poète romantique allemand du début du XIXème. La forme de l'écriture est épistolaire. La proposition de Marie-José Malis, création 2014, livre la pensée d'Hölderlin au spectateur, comme un cri à notre siècle, comme un appel contre ce monde-ci, comme un appel pour du possible proche.  

Dans cet entretien, on parle de théâtre, de révolution, de politique, de philosophie, de théâtre de pensée, et surtout d'hospitalité. Marie-José Malis définit l'image hospitalière du théâtre, non comme une image qui cherche  à reproduire le monde tel qu'il est, mais comme une image qui propose de l'étranger.

Entretien en trois parties : la révolution, la pensée, la métamorphose. Aucune succession chronologie n'est affirmée dans l'ordre de ces parties. Cela aurait tout aussi bien pû être : la pensée, la métamorphose, puis la révolution, ou encore la métamorphose, la révolution, puis la pensée... 


LA RÉVOLUTION

"La révolution se fait par la répétition."

Pourquoi avez-vous choisi le théâtre comme mode d'expression artistique ?

Pour moi, le théâtre est le lieu de l'amitié et de l'utopie.

Ça s'apprend le théâtre ?

Je ne l'ai pas appris dans les écoles. J'ai appris la littérature à l'école. Et j'ai appris le théâtre en en faisant un petit peu sous la forme du théâtre amateur, et surtout en étant spectatrice tous azimuts. Quand j'étais jeune, j'étais d'abord provinciale, puis à Paris pour faire mes études. J'allais à peu près voir tout, et je réfléchissais à tout ce que je voyais. Et c'est comme ça que j'ai l'impression d'avoir appris le théâtre. Mais j'ai aussi une formation universitaire assez poussée, et j'ai aussi beaucoup lu les théoriciens. Je crois beaucoup à cette phrase de Walter Benjamin qui dit que « La révolution se fait par la répétition ». Walter Benjamin dit que l'on croit toujours que le changement va arriver d'une manière miraculeuse et à partir de rien, mais il nous dit qu'en fait les révolutions se font par imitation de ceux qui nous ont précédé. Et je peux dire que j'ai appris le théâtre comme ça, par imitation. C'est aussi comme ça que je l'enseigne.


"Travailler à du possible aujourd'hui."

Vous dites que vous êtes une théoricienne, que vous avez une formation universitaire, vous êtes passée par Ulm (Ecole Normale Supérieure de Paris), qu'est-ce qui vous a déterminé à ne pas devenir enseignante et à devenir une intermittente ? 

Mes origines familiales tout simplement. Je viens d'un milieu très modeste, mes parents sont ouvriers agricoles. À l'École Normale Supérieure, j'avais l'impression d'être une anomalie. Et je l'étais. Je me suis rendue compte que ces milieux constitués étaient des milieux inertes, et dans lesquels il y a de la reproduction d'un schéma social. Je ne voulais pas être là-dedans. Je ne pouvais pas en fait.

Vous auriez eu l'impression de faillir à votre tâche intellectuelle et de ne plus être dans la classe sociale de vos parents ?

Oui en quelque sorte. J'ai l'impression que j'étais soumise à une alternative dure. Soit je désirais appartenir au milieu des autres et alors je devenais arriviste, soit pour me garder moi-même et continuer à me constituer, je devais inventer une position autre. Et c'est ce que j'ai fait. Cela dit, j'ai rencontré les mêmes effets de sociologie dans le milieu théâtral. Avec ses effets de reproduction, ses effets de cooptation, de collision etc. Je pense que c'est bien d'être dans une position minoritaire et d'être toujours du côté d'une altérité véritable. 

Quelles ont été vos influences intellectuelles ?

Elles ont tout d'abord été du côté de la philosophie, en partant du cinéma philosophique. Celui de Godard si on peut le qualifier comme ça. Ensuite, très vite du côté de la philosophie esthétique. Avec des gens comme Georges Didi-Huberman, des gens qui nous permettent de penser quel est le statut de l'image aujourd'hui. Et puis du côté de la philosophie politique, parce que, comme je l'ai répété souvent, je pense que nous devons travailler à du possible aujourd'hui. J'ai donc cherché dans la philosophie politique une pensée du bien et du bonheur. Je pense que la philosophie, celle de Platon, pendant très longtemps a eu comme objectif de fabriquer l'humanité en vue du bonheur. Mais depuis quelque temps la philosophie est devenue un lieu strict de l'analyse et de la critique. 


LA PENSÉE

"Brancher le théâtre à de la pensée."


Comment le théâtre peut-il déboucher sur ce que vous nommez cette "hospitalité" ?

Je pense que nous sommes dans un monde où l'on demande à l'image d'être identitaire, c'est-à-dire qu'on demande  à l'image qu'elle soit immédiatement reconnaissable. Le théâtre a toujours eu à se battre contre ceux qui voulaient faire de lui le simple miroir du monde.  Et le théâtre que j'aime a toujours eu à mener un combat pour ne pas être ce simple miroir du monde, mais pour être ce qui va vous proposer l'intuition d'autres choses, et transformer ce monde-ci. Après tout, le théâtre a une longue histoire d'amitié avec la philosophie, et plutôt que de brancher mon théâtre sur les arts plastiques, et de dire que ce qui fait la modernté du théâtre serait sa capacité esthétique à faire des images fortes, j'i décidé de faire un théâtre dont les images sont humbles et hospitalières, et dont les pensées nous aident à vivre. Pour la modernité de mon art, je branche le théâtre à de la pensée.

"Une représentation construit ses spectateurs."

La mise en scène est-elle pour vous un transfert de pensée ?

Oui, c'est un transfert de pensée. Le théâtre que je fais n'est que direction d'acteurs. Si l'acteur pense réellement à ce que dit le texte, il est convoqué à des idées qui sont pour sa propre vie, pour notre vie. C'est comme ça que je travaille, c'est ce que je demande à l'acteur de faire. D'où, en effet, un théâtre ralenti. Parce que pour que l'acteur puisse penser le texte, il faut qu'il calme sa propore machine expressive. Après tout, un acteur, c'est une machine technique, rodée. Il peut balancer un texte avec expressivité tout de suite. Mais s'il le fait comme ça, il ne va qu'au sens vulgaire des choses. Et je me dis que lorsque on a bien travaillé, le spectateur peut s'identifier, non pas  à un personnage, mais à ce processus de pensée qui traverse l'acteur. Le public est témoin de ce qu'une pensée produit chez un être humain : le bonheur, la compassion, l'incroyable gratitude que l'on peut avoir pour un auteur. C'est comme ça que je qualifirais le théâtre de pensée. C'est un théâtre qui est porté par l'acteur qui pense.


LA MÉTAMORPHOSE

"La transformation du monde."

Qu'espérez-vous d'une salle de spectateurs ? Quelle différence faite-vous entre une lecture intérieure intensive et le fait d'être dans une salle de théâtre avec dautres ?


J'espère ce qui se passe actuellement en fait. Pour moi c'est très violent ce qui se passe sur notre spectacle (ndlr - un accueuil très mitigé de la pièce et une salle qui se vide aux 2/3 à l'entracte), mais je peux dire aussi que je suis étrangement heureuse, puisqu'à la fin de la représentation, nous avons constitué un corps de spectateurs. Nous avons traversé l'adversité de la représentation. Dans ce monde-ci, des gens ne veulent pas entendre ou ne veulent pas que cela soit pensé comme ça, dit comme ça, ni que le théâtre soit cela etc. Je pense qu'une représentation construit ses spectateurs et que ça demande une bataille dure de faire de l'art, de tenter quelque chose. C'est ce que j'espère du théâtre. Que quelque chose publiquemement se constitue face à une oeuvre.

Est-ce que vous pensez que la définition du théâtre que vous pratitiquez passe par une écoute possible et nouvelle de la poésie, comme force révolutionnaire ?

Oui, je crois réellement que le théâtre peut contribuer beaucoup à la transformation du monde. Meyerhold parle de cela aussi. Il ne croyait pas non plus que le théâtre devait être vecteur de message didactique, ni porteur de sloggan. Je pense au fond que c'est ce qu'on attend du théâtre de gauche, un théâtre faiblement politique, qui ne servirait que des sloggans vaguement politiques. Mais s'il s'agit d'entendre ce que l'on sait déjà, ce n'est pas la peine de travailler.  Le slogan et le message appartiennent au monde mort. La poésie, c'est la capacité de métamorphose de l'existant.

Sur notre site, une critique du spectacle : Hypérion, le poing levé.
Lisez l'article De retour d'Avignon.
Également, à propos de Marie-José Malis, deux autres critiques sur d'anciennes créations :
2009 - Le prince de Hombourg, Heinrich von Kleist : Mettre en scène l'Histoire.
2011 - On ne sait comment, Luigi Pirandello :  Tentative de savoir comment.

Hypérion, d'après Friedrich Hölderlin
Durée : 5h
Traduction : Philippe Jaccottet

Créé au Festival d'Avignon, du 8 au 16 juillet 2014
En tournée : 
- du 26 au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Aubervillers ;
- les 6 et 7 novembre, aux Quinconces-L'espal, Scène conventionnée, Théâtres du Mans ;
- les 15 et 16 décembre, au théâtre de l'Archipel, Scène Nationale de Perpignan ;
- du 10 au 21 janvier 2015, au Théâtre National de Strasbourg ;
- du 27 au 31 janvier au Théâtre Dijon de Bourgogne, CDN.

Mise en scène : Marie-José Malis
Adaptation : Marie-José Malis et Judith Balso
Scénographie : Adrien Marés, Jessy Ducatillon, Jean-Antoine Telasco
Lumière : Jessy Ducatillon
Son : Patrick Jammes
Costumes : Zig et Zag
Avec : Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev
Et les comédielles amateures : Adina Alexandru, Lili Dupuis, Anne-Sophie Mage

Production : Théâtre de la Commune Centre Dramatique National d'Aubervilliers
Coproduction : Compagnie La Llevantina, Comédie de Genève, L'Archipel Scène nationale de Perpignan, CCAS, Festival d'Avignon
Avec le soutien de : la Région Île-de-France

Interview / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
24 juil. 2014

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INTRODUCTION

De retour du festival d'Avignon, 68ème édition, dont la direction a été reprise par Olivier Py, je revois mes notes, retranscrit mes interviews et je décide de n'écrire que sur le travail de Marie-José Malis. Elle a présenté un spectacle de 5h, Hypérion, d'après un texte d' Hölderlin.

Si la critique doit être le témoin d'un acte artistique, je choisis qu'elle le soit pour ma propre pratique, que ma façon de faire de la critique soit une nécessité pour ma propre réflexion. Je n'écrirai donc pas sur Mahabharata, ni sur Archive, ni sur Huis, ni sur The Fontainhead, ni sur Ideal Club (programmé à Villeneuve-en-scène). Sans doute car je suis partie avant la fin de la plupart de ces spectacles, mais surtout car, aujourd'hui, ils ne révolutionnent rien en moi. Qui sait, peut-être plus tard.

Ajourd'hui, il m'est précieux de trouver des spectacles, poètes, metteur en scène, chorégraphes qui ont opéré une révolution en moi. De manière non exhaustive : Angelica Liddell en fait partie, Walt Whitman, Marie-José Malis, Claude Régy, Howard Barker, Walter Benjamin, Jérôme Bel, François Tanguy, Pasolini, Philippe Grandrieux, Jean-Luc Godard, Bruno Dumont, Maguy Marin. C'est donc ce que je vais chercher. Je ne demande à personne d'aimer ce que j'aime, je propose de dire ce dont j'ai besoin pour que de l'air entre dans ma pièce. J'ai besoin de cet Hypérion pour continuer à aimer le théâtre,  et pour continuer à aimer ce que le théâtre peut faire sur le monde. 

Je vais essayer d'expliquer pourquoi, dans ma prochaine critique du spectacle. Je vais également retranscrire des entretiens auxquels Marie-José Malis a répondu, pour la laisser parler elle-même de son travail, cela est joyeux. 


DEUX MISES EN BOUCHE

Pour entrer de manière globale dans cette période post-Avignon :

1. Voilà un extrait d'une conversation épistolaire que j'ai eue avec un ami. Il m'a soutenu qu'Hypérion de Marie-José Malis, nécessitait des "codes" pour être entendu. Je crois que c'est l'inverse. Je lui ai répondu :

Ce que je vais chercher dans l'art, la poésie, le cinéma, le théâtre, c'est ce qui m'échappe, un espace invisible où des égarés se retrouvent, car ils ne se retrouvent pas dans la certitude, la platitude, la simplification démagogique de l'existence, que l'on nous sert tous les jours.

Cet ami m'a ensuite parlé du théâtre qu'il aime, d'un théâtre violent et choquant, l'inverse, d'après lui, d'Hypérion. Je lui réponds :

(...) Et lorsque tu dis que le théâtre que tu aimes "choque le bourgeois", parles-tu, entre autres, d'"Ideal club" ou de "The Fontainhead" ? Si c'est le cas, je ne crois pas du tout que ces spectacles choquent qui que ce soit. Bien au contraire, ces formes confortent bien tout le monde, dans la certitude que la pensée ne sert à rien, que ce qui se voit facilement est une vérité, et que, finalement, la recherche et l'art sont embarrassants, car "non efficaces". Je hais l'efficacité, elle me tue. Une balle de fusil est efficace, une slogan publicitaire est efficace, un produit d'entretien est efficace. Pas l'art. "Hypérion" est de l'art. "Hypérion" choque le monde.


2. Et en faisant le tri de mes dernières lectures, et pour m'accompagner dans ma critique, je retrouve ces quelques phrases de Howard Barker, dans Arguments pour un théâtre : 

Comme il est difficile de rester assis dans un théâtre silencieux. Mais il y a silence et silence. Comme dans la couleur noire, il y a plusieurs couleurs dans le silence. Et c'est le silence compulsif que le théâtre peut accomplir de mieux.

Le théâtre doit commencer à prendre son public au sérieux. Il doit arrêter de lui raconter des histoires qu'il peut comprendre.

Ce n'est pas insulter un public que de lui offrir de l'ambiguité.

La forme narrative se meurt entre nos mains.

Nous devons dépasser ce besoin de faire des choses à l'unisson. Psalmodier ensemble, fredonner ensemble de banales mélodies, ce n'est pas la collectivité. Un carnaval n'est pas une révolution. Après le carnaval, une fois les masques tombés, on est exactement comme avant. Après la tragédie, on ne sait plus qui on est. La tragédie rend la poésie à la parole. Dans la tragédie, le public est désuni. Chaque spectateur est seul sur son siège. Il souffre seul. Contre ce saupoudrage sans fin de faux sentiment collectif, la tragédie rend la douleur à l'individu. On ressort de la tragédie armé contre le mensonge. Au sortir de la comédie musicale, on se fait berner par le premier venu. La tragédie agresse les sensibilités. Elle traîne l'inconscient sur la place publique. Elle fait donc se taire ce tambourinage de la culture autoritaire socialiste.  

Le public désire toujours en savoir plus ou en supporter plus que ce que le théâtre veut bien lui confier. Le public a été traité comme un enfant. On l'a guidé vers le sens comme si la vérité était un panier-repas. Le théâtre n'est pas un disséminateur de vérités, mais un fournisseur de versions multiples. Ses affirmations sont provisoires. A une époque où rien n'est clair, infliger la clarté est d'une arrogance dépassée.

Le nouveau théâtre n'aura pas honte de sa complexité ou de son manque d'idéologie. Il ne se sentira aucune obligation envers le vécu ou envers la pulsion journalistique qui consiste à révéler le contexte social. Il ne sera pas du tout concerné par le contexte. Un théâtre de contexte est un théâtre profondément réactionnaire, de la même manière qu'un théâtre démesurément idéologique est réactionnaire. Le nouveau théâtre ne forcera personne à être libre. Plutôt, il invitera à réfléchir sur ce qu'est la liberté.

Forme libre / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
30 nov. 2013

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Petite leçon sur le théâtre par Claude Régy.

"Le bruit du monde"
Le sens, le silence, la folie 
Rencontre publique entre Claude Régy, metteur en scène et Laure Adler, journaliste.
Retranscription et mise forme : Louise Narat-Linol.


Université d'Avignon, juillet 2013.
Dans le cadre du 67e Festival d'Avignon.

LE SENS                                                                                                                                        
Qu'est-ce que la « mise en scène » pour toi ?

"L'écriture doit être libre de son sens"

C'est un terme qui ne me convient pas du tout. Ce que j'essaie de faire, c'est de donner la priorité au texte et à l'écriture comme élément dramatique. J'ai quasiment supprimé de la scène la notion de costume, de décor et de mise en scène. Mon vœu est de mettre l'écriture au centre du théâtre. Henri Meschonnic dit que le langage possède de manière secrète, et presque invisible, une théâtralité. Il parle d'une « théâtralité inhérente au langage ». Peter Handke dit aussi cela : que l'écriture n'est pas obligée de délivrer un message, et qu'elle doit avant toute chose être libre. Cela va contre la toute puissance qu'exerçait Brecht à cette époque avec le théâtre politique à message.

"Le sens nouveau est toujours en train de se faire"

Je m'attache à dépasser la question du sens. Ce que l'humain comprend est très limité, beaucoup de philosophes l'ont dit. Il faut chercher à exprimer l'inexprimable, et là on a une chance de toucher ce qu'on peut appeler la beauté. Ce n'est pas perceptible par nos sens : il s'agit de suggérer par des voix secrètes des moteurs de l'imagination qui permettent de comprendre ce que l'on ne comprend pas. Quand il y a absence de sens, il y a le début de la création d'un sens nouveau qui est en train de se faire. Il ne faut pas du tout avoir peur de ce qu'on croit ne pas comprendre. Ce sont les leçons des auteurs que j'ai rencontrés. Tout ce que j'ai fait dans ce métier vient de ma rencontre avec des écrivains.

"Donner naissance à une étoile dansante"

Nietzsche dit : "Faut-il encore avoir le chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante ?" Cette image de "l'étoile dansante", ça fait partie de ce que je disais sur l'absence de sens. Ici, ce n'est pas clair, qu'est-ce que c'est une "étoile dansante". Je veux dire qu'il n'y a pas d'étanchéité entre la philosophie, la science et la poésie. Je suis toujours frappé de voir que les physiciens cantiques citent sans arrêt des extraits de poèmes. Donc l'image de "l'étoile dansante" c'est poétique, mais elle vient du chaos. C'est la nécessité de rejoindre le chaos et de ne pas rester dans la clarté. Une des conséquences de la clarté c'est la rentabilité. On voit très bien comment faire le procès de régimes politiques à partir de cette pensée sur la littérature.



LE SILENCE                                                                                                                         
"Trois espèces de silence"

Ce que je sais c'est que le silence est très important. C'est le complément de l'écriture. Le silence est créateur. Mais la pratique du silence se perd beaucoup dans cette civilisation bruyante dans laquelle les moteurs nous font vivre. Le silence est tout à fait important. Le silence est de plusieurs espèces : - le silence d'avant de parler, celui qui modifie la prise de parole. - de même que le silence qui suit la fin d'une phrase, c'est une caisse de résonnance. - il y en un troisième qui est plus subtil, c'est d'arriver à parler sans oblitérer le silence.

"Deux amants qui ne se sont jamais tus ensemble ne se connaissent pas".

Comment faire le bruit des mots en faisant aussi entendre le silence ? Ce phrasé-là, c'est un travail à faire avec les acteurs qui en général ne l'apprennent pas dans les écoles ! Cela rapproche le langage de la musique. La musique fait entendre le silence. Le silence avant, pendant et après le texte rapproche du langage de la musique. Car on ne sait pas ce qui nous touche dans la musique, on ne sait pas où elle nous emmène. Comment par le langage, on peut atteindre les gens dans une région d'eux-même qui n'est pas repérée ? Cette utilisation du silence est très importante. Et j'ai risqué, dans les deux derniers spectacles, de demander au personnel de salle de dire au public d'entrer en silence et de conserver le silence jusqu’au début du spectacle. Et les spectateurs ont été très fidèles. S'il ya un silence dans le salle avant le spectacle, chacun est plus disposé à entendre autre chose que le sens premier des mots. Materlinck disait que "deux amants qui ne se sont jamais tus ensemble ne se connaissent pas".

"La lumière en moins, l'imaginaire en plus"

Il y a un grand rapport entre l'ombre et le silence. Si on éclaire moins l'acteur, il y a beaucoup plus de liberté à l'imaginaire du spectateur pour découvrir des territoires insoupçonnés, par moi en tous cas.



LA FOLIE                                                                                                                             
Dans tes thématiques, il y a la récurrence de la mort et de la folie, pourquoi ? 

"L'insanité chronique des saints d'esprit"

Car les gens raisonnables m'ennuient terriblement ! Je ne vois pas pourquoi je les fréquenterais, ils n'apportent rien car ils restent dans les clôtures de la raison. Donc il n'y a plus de risque, plus de recherche, il n'y a plus rien. La folie et la mort sont présentes dans tous les textes que j'ai travaillés. Ce sont deux choses concomitantes. La folie fait déchanter la raison et la mort, fait déchanter la vie. Et cela est nécessaire. On voue un culte excessif à la raison et à la soi-disant "santé mentale". Sarah Kane parlait de "l'insanité chronique des saints d'esprit". Et Jean Oury, psychiatre "anti-psychiatre" a inventé le terme de "normopathe". La division entre la folie et la normalité est un grand mensonge. C'est un crime contre l'humanité. Cette opposition est une voie appauvrissante. Je ne crois pas qu'il faille apaiser la peur de la mort, la vie sans la mort n'a aucun sens. Opposer le bonheur au malheur...séparer la vie de la mort, c'est ce que fait l'économie. Nous sommes gouvernés par des économistes. Nous sommes alors prisonniers de ces fausses valeurs qui sont en permanence répétées.

Une dernière question, peut-être : que fais-tu quand tu ne fais pas de théâtre ?

Je rêve.

 

Traquez Claude Régy et Laure Adler sur le net : "La terrible voix de Satan"

La Barque le soir
Durée : 1h30

Adaptation du texte de Claude Régy
Du texte "Voguer parmi les miroirs",
Extrait du roman, de Tarjei Vesaas "La barque le soir",
Traduit du norvégien par Régis Boyer
Joué au Festival d'automne, au 104, du 24 octobre au 24 novembre 2013

Mise en scène : Claude Régy
Assistanat : Alexandre Barry
Scénographie : Sallahdyn Khatir
Lumière : Rémi Godfroy
Son : Philippe Cachia Avec : Yann Boudaud, Olivier Bonnefoy, Nichan Moumdjian
Création : les Ateliers contemporains (compagnie subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – direction générale de la création artistique.)
Coproduction : Odéon-Théâtre de l'Europe (Paris) / CDN Orléans-Loiret-Centre / Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées et Théâtre Garonne / Comédie de Reims / Festival d'Automne à Paris 

Interview / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
22 nov. 2013

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Tout le ciel au-dessus de la terre, le syndrome de Wendy 
texte, jeu et mise en scène d'Angélica Liddell
Dans le cadre du Festival d'Avignon dans la cour du Lycée Saint Joseph du 6 au 11 Juillet 2013.
Au Théâtre de l'Odéon dans le cadre du Festival d'Automne, du 20 novembre au 1 décembre 2013.
Au Parvis Scène Nationale de Tarbes le 6 et 7 décembre 2013.

   Le samedi 6 Juillet Angélica Liddell présentait pour la première fois en France son nouveau spectacle
Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy), au Festival d'Avignon. Depuis qu'elle a joué en France Maudit soit l'homme qui se confie en l'homme : un projet d'alphabétisation..., je ne rate pas un seul de ses spectacles, allant parfois jusqu'à faire des kilomètres pour retrouver l'artiste et sa troupe Atra Bilis Teatro.  

 

PETER PAN versus WENDY 

    Sur scène il y a un petit tas de terre et des crocodiles suspendus en l'air.

   L'histoire nous raconte les aventures de Wendy en trois parties. Au début du spectacle, Wendy se trouve sur l'île d'Utoya et elle assiste au massacre perpétré par Anders Behring Breivik, le militant d'extrême droite qui a assassiné 69 militants du parti socialiste en Suède. Sur l'île, elle rencontre Peter Pan, qui lui permet de s'envoler vers une autre île, l'île de Shanghai, où elle est heureuse, car là-bas :

   "Je suis soulagée d'être une étrangère qui se promène seule [...] ta ville est pleine de gens usés. Tu les connais trop bien, ils ont dévoilé leur saleté intérieure."

   Shanghai évoque le pays imaginaire de l'œuvre de J.M Barrie. Dans ce pays imaginaire Wendy invite deux danseurs chinois amateurs de valse, et un orchestre coréen pour offrir au public cinq valses dansées, d'abord par eux seuls puis rejoints par la bande des enfants perdus. Puis, les enfants perdus abandonnent Wendy seule sur scène, où elle dit un long monologue, où elle crie sa haine des mères et de leurs nouveaux nés qu'elle appelle "supplément de dignité", et sa haine des milieux militants et associatifs. Wendy nous raconte sa haine du monde et son bonheur d'être individualiste. Elle nous raconte les plaisirs sexuels qu'elle se donne le soir en tchatant sur internet avec des inconnus pervers sexuels, elle se masturbe aussi dans les toilettes d'un supermarché lorsqu'elle sort d'un hôpital. Puis Wendy, dans une courte conclusion du spectacle retourne sur Utoya, où elle va voir le fantôme d'un militant socialiste assassiné par Anders Behring Breivik.

   Avant de répéter sa mort sous ses yeux, le fantôme dit en français dans le texte :

   "Tu as l'âge de tous les âges. L'âge où tu peux coucher avec tes propres enfants. Pourquoi voudrais-je suivre quelqu'un qui n'est pas comme toi ? En plus je vais te traiter comme si tu avais 15 ans. Et toi tu me traîteras comme si j'étais vieux. Toi, comme si tu avais 15 ans, et moi, comme si j'en avais 50. J'ai vécu tant de choses que je suis devenu vieux. Toi, tu n'as pas encore vécu. Parce que la vie nous a conduits jusqu'à ces extrêmes, dans le fond, c'est moi qui veux coucher avec ma propre fille, c'est-à-dire toi." 

   Au début du spectacle Wendy est seule sur scène et se masturbe à coté de Peter Pan. Ce geste raconte à la fosi le plaisir sexuel de Wendy, et montre aussi comment le plaisir individuel peut rejoindre un geste chorégraphique. Puis, un poème de William Wordsworth résonne et ses camarades de scène qui jouent les enfants perdus la rejoignent. Ils vont vivre des moments d'éducation, puis l'horreur avant que Wendy s'envole accompagnée de Peter Pan à Shanghai. Dans son spectacle Angélica Liddell met trois références principales : 

- un film d'Elia Kazan, Splendor in the grass (La fièvre dans le sang), titre extrai du poème de William Wordsworth avec Nathalie Wood et Warren Beatty,
- la chanson rock reprise par the Animals Rising Sun et enfin
- l'œuvre de J.M Barrie Peter Pan dont le spectacle est une adaptation contemporaine.

    Souvent je me sens mal à l'aise par rapport aux militants politiques et associatifs, par rapport à leurs contradictions - et aussi un peu par jalousie. Je me demande toujours par exemple pourquoi Greenpeace ou Action contre la faim paye des gens pour aborder les passants dans la rue pour qu'ils financent leurs associations par prélèvements automatiques. Alors que, si ces associations n'avaient pas des campagnes de publicité aussi lourdes, elles pourraient mettre leur argent dans du concret. Je trouve toujours bizarre les écologistes ou les gauchistes qui fument, et qui boivent de l'alcool, et qui font marcher ces industries tout en t'expliquant ce que tu dois faire ou pas. Et qui, souvent au passage, disent que l'art est élitiste. Angélica Liddell leur dit :

   "Les junkies sont ennuyeux. Les ivrognes sont ennuyeux. Très très très ennuyeux. J'en ai marre de voir les gens ivres, bourrés. J'adorerais voir en face de moi quelqu'un en train de boire un verre d'eau. L'air sérieux. Silencieux. Par exemple, un nageur(...) Tous ces gens qui aident ceux qui ont des problèmes ne me plaisent pas. Les professionnels de la pitié, les médecins, les psychiatres, les psychologues, les assistantes sociales, les coopérants, les ONG, les activistes, ces putains de volontaires ne me plaisent pas."

   Angélica Liddell se venge pour moi de toutes les fois où je me suis retrouvé mal à l'aise face aux contradictions des militants, des autonomes, des squatteurs, des artistes qui me faisaient la morale tout en se bourrant la gueule. Ce qu'elle dit par ces mots, je l'ai ressenti plusieurs fois au fond de moi, et je n'ai pu l'exprimer que par la colère ou des pleurs. Je suis heureux qu'une dramaturge et metteuse en scène l'exprime de manière aussi forte par des mots ou des gestes que je ne sais pas exprimer. Et heureux qu'elle ait écrit un texte où je peux me réfugier et me blottir face à des situations similaires.

   Quand je regarde ce spectacle, j'ai l'impression qu'Angélica Liddlell envoie de la poudre pour qu'on s'envole au pays imaginaire avec elle.

   Elle envoie tellement de poudre que le lendemain, j'ai encore envie de le revoir et je vais racheter une place pour la représentation du mardi. Et j'ai envie de revoir et de relire sans cesse cette pièce qui m'habite.

   

THÉÂTRE versus RÉALITÉ

   L'après-midi même, avec des amis qui évoluent dans le milieu associatif, nous avons discuté des contradictions de ce milieu. 

      Nous avons aussi discuté du fait d'avoir des enfants et de s'engager pendant 26 ans auprès d'eux. Nous avons aussi discuté des relations avec ces amis et de ce qu'il vallait mieux favoriser : ses passions personnelles ou l'amitié. Car, le soir de la représentation, j'ai dû choisir entre me rendre aux trente ans d'une amie ou aller au théâtre voir Tout le ciel au-dessus de la terre. J'ai choisi le théâtre plutôt que mes amies. Quatre heures plus tard, sur le plateau de la cour du lycée Saint Joseph, Angélica Liddell déblatérait sur ces sujet-là et son ultra individualisme me donnait raison

   Deux mois après la représentation, j'ai appris qu'un de mes amours de jeunesse était enceinte. Cela m'a mis en colère. Par jalousie. Car cette fille, militante associative indépendante, qui avait de grands discours sur la dépendance au sein du couple rentrait dans le moule de la société avant moi. Parce qu'elle donnait naissance à son « supplément de dignité », alors qu'à l'époque où nous étions ensemble, elle ne savait pas ce qu'elle voulait mais affirmait qu'elle aurait un enfant jeune. Et bien, quand j'ai appris cet heureux événement, je me suis encore une fois réfugié dans le monologue de Wendy. Pour me défouler, mais aussi parce que la haine d' Angélica Liddell sur les mères me semble juste.

   Une amie à moi, agricultrice en biodynamie très militante, vient de se faire lâcher en même temps par son associée et son copain. Son copain à rencontré une autre fille qui deux semaines plus tard était enceinte et attendait sont "supplément de dignité". Je vais offrir le texte de Tout le ciel au-dessus de la terre à mon amie, afin qu'elle se défoule contre les gens qui l'entourent. Je vais lui offrir le texte de Tout le ciel au-dessus de la terre pour qu'elle se réfugie aussi à l'intérieur, pour qu'elle se réconforte et se blottisse dedans.

   Peut-être que je fantasme ces ponts entre le réel et l'œuvre théâtrale, mais, si ces ponts sont des fantasmes, il y a une chose qui est bien réelle, c'est la manière dont le texte d'Angélica Liddell m'accompagne, et l'envie que j'ai de la faire lire au plus grand nombre depuis le soir où je l'ai vu et entendu.

   Ces trois exemples de la vie réelle qui font écho dans le texte écrit par Angélica Liddell montrent pourquoi ces textes sont essentiels malgré la haine apparente qui s'en dégage. A travers le personnage de Wendy, Angélica Liddell nous envoie un miroir dur, mais réel de notre monde. Wendy pointe nos contradictions dans notre vie quotidienne.

 

CONCLUSION

   Dans la bouche de n'importe qui d'autre je m'insurgerais contre les propos sur le milieu associatif qu'elle tient :

"L'arrogance des soi-disant humbles. L'arrogance des soi-disant généreux. Généreux avec un badge au revers de la veste, où l'on peut lire : « Je suis bon par nature. » « J'aime tout le monde ». « Je ne travaille pas pour l'argent.» « J'agis pour le bien d'autrui. » « Je nettoie les chiottes par amour.» Parfois, la bonté de l'amour me dégoûte. Ce sont les suppléments de dignité des mères et des bigotes."

   Sauf qu'Angélica Liddlell n'est pas n'importe qui : une personne qui habituellement tient ces propos ne se masturbe pas sur scène, n'écrit pas des pièces qui rejoignent la réalité aussi évidement, ne fait pas venir des danseurs de valse chinoise sur un plateau et les musiciens des musiques de film de Park Chang Woo, ne nous fait pas écouter à fond Risisng sun, n'a pas la vision artistique qu'Angélica Liddlell a quand Wendy dit :

"Quand je pense à la tuerie d' Utoya je ne pense ni à la douleur, ni à l'horreur. Quand je pense à la tuerie d' Utoya, je pense à tous ces jeunes gens que j'aurais aimés et qui ne m'auraient jamais aimée. J'imagine leurs sexes dans ma bouche. J'imagine leurs sexes dans ma bouche. J'imagine d'éternelles fellations."

Elle nous dit "à quoi bon avoir des enfants si c'est pour finir tué par un militant d'extrême droite?".

 Adrien Mariani

 


Todo el cielo e sobre la tierra. (El sindrome de Wendy) Edition Les solitaires intempestifs
Compagnie Atra Bilis Teatro

Spectacle créé au Festival d'Avignon 2013
Durée estimée : 2h30
Spectacle en espagnol, mandarin, shanghaïen et allemand surtitré en français

Texte et mise en scène : Angélica Liddell 
Avec : Wenjun Gao, Fabián Augusto Gómez Bohórquez, Xie Guinü, Lola Jiménez, Angélica Liddell, Sindo Puche, Zhang Qiwen, Lennart Boyd Schürmann
Ensemble musical : Phace
Décors et costumes : Angélica Liddell
Musique : Cho Young Wuk
Assistants, orchestration et arrangements : Hong Dae Sung, Jung Hyung Soo, Sok Seung Hui
Préparation musicale : Lee Ji Yoen
Guitare : Lennart Boyd Schürmann
Lumière : Carlos Marquerie
Son : Antonio Navarro
Régie lumière : Octavio Gómez
Professeur danse de salon : Sergio Cardozo
Costumes ajustés : González
Masque chinois lion : Lidia G le petit paquebot
Interprète chinois/espagnol : Wenjun Gao, Saite Ye
Traduction : Christilla Vasserot
Directeur technique : Marc Bartoló
Régisseuse de scène : África Rodríguez
Production et logistique : Mamen Adeva
Assistante mise en scène : María José F. Aliste
Production exécutive : Gumersindo Puche

 

Rédaction / / Avignon / 
Posté par : Adrien Mariani
19 sept. 2013

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Texte de Adrien Mariani, le spectateur-acteur de Cour d'honneur, que Théâtre Oracle a suivi lors de sa folle expérience orchestrée par Jérôme Bel - Avignon 2013.
Le texte suivant est celui que Adrien a dit du 17 au 20 juillet, devant 1800 spectateurs, dans la cour du palais des papes, parmi les 14 autres "spectateurs sous projecteurs" (voir l'interview d'Adrien).

   "Oui c'est un texte que j'ai dit, que j'ai réécrit et que j'apprends maintenant. Je vais te le dire en vraie condition.

    Bonjour, je m'appelle Adrien Mariani, j'ai 27 ans, je suis né à Villeneuve-lès-Avignon et je suis animateur à Marseille. La première fois que je suis venu dans la cour d'honneur du palais des papes, c'est quand j'avais 11 ans, c'est quand il y avait Henri 4 et c'était la foi où Philippe Torreton jouait Henri 4 dans la cour d'honneur. Donc c'était la première foi que j'allais dans la cour d'honneur. J'étais trop content d'aller voir ce spectacle et je me souviens que pour dédramatiser le fait de m'emmener au théâtre, mon père m'avait dit, Henri 4, c'est comme Rambo, si t'as pas vu ni le 1, ni le 2, ni le 3, tu ne vas rien comprendre à l'histoire, ça m'avait fait beaucoup rire. Je ne me souviens pas du spectacle mais j'avais passé une très bonne soirée.

   Quelques années plus tard, ma mère avait eu des places pour la générale de Platonov, mis en scène par Eric Lacascade, car elle travaillait à la Caisse d'Épargne et qu'elle avait eu des places par le comité d'entreprise. Et ça lui avait beaucoup plu, donc elle m'a emmené. Elle est allée acheter des places au cloître Saint-Louis et elle m'a emmené voir cette pièce. Mais quand j'ai vu la première partie de cette pièce, jamais je ne me suis autant ennuyé de ma vie. Je ne comprenais pas ce qu'il se passait sur le plateau, je ne comprenais pas ce que les gens disaient, je ne comprenais pas pourquoi les personnages étaient de part et d'autre de la scène comme ça, ni ce qu'ils se disaient entre eux, les sentiments, pourquoi ils n'étaient pas proches pour dire leur amour. Je ne comprenais rien et à l'entracte j'étais très en colère. Je me suis dit, Tchekhov, c'est vraiment les Feux de l'amour pour les bourges et le « in » c'est pas pour moi et plus jamais j'irai au festival d'Avignon et donc je ne suis pas allé voir la deuxième partie.

   C'était un soir de grand vent je me souviens. Et je cherchais des amis pour faire la fête avec eux mais comme il faisait très froid, il n'y avait personne dans la rue. J'étais très jeune, je n'avais pas mon permis de conduire donc j'ai attendu devant la cour d'honneur jusqu'à trois heures du matin que ma mère sorte pour qu'elle me ramène chez moi. Et à partir de là, j'ai dit « plus jamais j'irai au théâtre, plus jamais j'irai dans le in, c'est vraiment pas pour moi » !

   Et quelques années plus tard, j'avais entendu parlé d'une pièce qui s'appelait Woyceck qui se passait dans le milieu des prolétaire. Et j'étais amoureux d'une fille qui s'appelait Amandine et je me suis dit que le meilleur moyen de conquérir son cœur était de lui offrir un spectacle dans la cour d'honneur. Donc j'ai économisé et je suis allé au Cloître Saint-Louis avec mon argent de poche et je ne lui ai pas dit. Puis je lui ai donné rendez-vous devant l'Opéra Théâtre pour la perdre et je lui ai bandé les yeux. Et je l'ai guidé les yeux bandés dans les rues d'Avignon : rue des Teinturiers, rue des Fourbisseurs...et je la guidais les yeux bandés. Et on est arrivé dans la cour d'honneur, on s'est fait arraché nos billets elle avait les yeux bandés, on est monté dans les gradins elle avais les yeux bandés et je lui ai débandé les yeux seulement quand on était assis dans les gradins. Et là quand j'ai vu le décor d'Ostenmeier avec des panneaux publicitaire et l'opposition avec la pierre du palais des papes, ça m'a beaucoup plu. Et à un moment donné, il y a eu une coupure et des rappeurs sont arrivés et ont chanté en français. Et là je me suis dit que si on pouvait mettre du rap dans la cour d'honneur, le festival c'était pour le tout le monde. Et à partir de ce moment-là je suis revenu au festival et j'ai commencé à aller voir d'autres spectacles.

   Et quelques années plus tard, je suis allé voir un spectacle de Warlikowksi qui s'appelait Apollonia et à un moment donné dans ce spectacle il y a un extrait du livre de Jonathan Littell et qui disait comment les nazis avaient fait pour être le plus rentable et faire le plus de morts possibles. Et quand j'ai entendu ce texte, ça m'a fait tremblé, ça m'a touché, ça m'a donné envie de pleurer. Et à la fin du monologue de l'acteur, j'étais en colère, j'ai eu un sentiment bizarre en moi. J'avais envie de détester le metteur en scène Warlikowski car je trouvais qu'il renvoyait un portrait pas très glorieux de la condition humaine et à la foi j'avais envie de l'adorer parce qu'il me faisait prendre conscience de choses graves et importantes et à la sortie de la pièce j'avais envie de me révolter et de changer le monde. » 

Joué du 17 au 20 juillet 2013 au Festival d'Avignon à la cour d'honneur, Palais des Papes.
Cour d'honneur 

Conception et mise en scène : Jérôme Bel 
Assisté de : Maxime Kurvers
Avec les spectateurs : Virginie Andreu, Elena Borghese, Vassia Chavaroche, Pascal Hamant, Daniel Le Beuan, Yves Leopold, Bernard Lescure, Adrien Mariani, Anna Mazzia, Jacqueline Micoud, Alix Nelva, Jérôme Piron, Monique Rivoli, Marie Zicari 
et les Interprètes : Isabelle Huppert, Samuel Lefeuvre, Antoine Le Ménestrel, Agnès Sourdillon, Maciej Stuhr, Oscar Van Rompay

Extraits des textes
Médée d'Euripide, traduction française Myrto Gondicas et Pierre Judet de la Combe 
Le Prince de Hombourg d'Heinrich von Kleist, traduction française Jean Curtis 
Les Bienveillantes de Jonathan Littell, traduction polonaise Katarzyna Kaminska-Maurugeon
L'École des femmes de Molière

Musiques
Philipoctus De Caserta (Codex Chantilly)
Scott Gibbons
Wolfgang Amadeus Mozart 
Richard Wagner

Forme libre / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
15 sept. 2013

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MYTHES FONDATEURS ET AVANT-GARDE 

   Jan Fabre était, lors de la 67e édition du Festival d'Avignon, l'un des artistes invités à l'occasion de la dernière programmation signée Hortense Archambault et Vincent Baudriller. 

   Créé il y a trente ans au Cinéma Monty à Anvers [1] , Le Pouvoir des folies théâtrales demeure une pièce singulière quant à sa démarche épistémologique. Dernier volet de la trilogie après Le théâtre écrit avec un k est un matou flamand (1981) et C'était du théâtre comme c'était à espérer et à prévoir (1982), Fabre élabore une nouvelle structure expérimentale et présente un éloge des créations artistiques qui ont marqué l'évolution du spectacle vivant.

   Cette proposition nous interroge directement sur la genèse de l'acte théâtral et évoque les différentes ruptures dans l'évolution artistique contemporaine. Sa construction semble ainsi délimiter, à travers l'élaboration d'un rituel mystique, des enjeux universels sur l'esthétique théâtrale et ses desseins humanistes.

   En se qualifiant de « prêtre et philosophe » en 1984, Jan Fabre nous permet d'aborder Le Pouvoir des folies par l'étude successive d'un caractère hiératique inhérent à la création artistique, ainsi qu'une réflexion sur l'essence de son esthétique théâtrale.

 

SACRALITÉ DE L'ACTE CRÉATEUR 

    Le Pouvoir des folies théâtrales se construit sous la forme d'une pièce de 16 scènes successives sans interruption. Fabre compose sur un plateau nu, éclairé par 23 ampoules de faible intensité, suspendues en quadrillage à mi hauteur, et habille le fond de scène par un écran blanc sur lequel seront projetées des œuvres picturales.

    La pièce commence dans l'obscurité, on entend un court extrait sonore de l'opéra Penthesilée de Schoeck [2], répété de façon litanique. Ce même chant clôture le Pouvoir des folies, accompagnant cette fois-ci un homme siégeant entre deux lampadaires, allumés au moyen d'un interrupteur à pédale. Cette détermination de l'espace traduit ainsi un temps ritualisé durant lequel les comédiens subissent ce qui pourrait s'apparenter à une succession d'étapes initiatiques.

    L'épreuve que constitue l'introduction d'une comédienne sur la scène, en début de spectacle, évoque le premier stade du rite : l'initiation. En effet, celle-ci se fera violemment refuser l'accès au plateau jusqu'au moment où elle répondra enfin à la question: « 1865 ? ». Cette admission élitiste délimite un environnement clos. De l'obscurité à la lumière - les colonnes finales pouvant éventuellement symboliser deux colonnes maçonniques - le lieu fermé sera celui des apprentissages.  

    Par un procédé de mise en abyme, les comédiens s'incarnent comédiens, évoluant dans leur propre processus de travail. L'acquisition du savoir théâtral se déroule sous la forme répétée d'exercices physiques performatifs, d'improvisations [3]. L'assimilation des différentes créations artistiques avant-gardistes se réalise par des salves répétitives de titres d'œuvres, associés au nom de leur auteur, lieu et date de création ; ceci constituant l'unique texte du Pouvoir des folies.

   Si l'ostensible sentiment de destruction habite chaque scène, il serait maladroit de l'associer à une vision chaotique gratuite. La violence des rapports de domination, les multiples mises à morts expriment différents stades du rite créateur et élaborent une succession de sacrifices : le sacrifice des grenouilles dans la scène n°3, écrasées suite à l'échec de leur transformation par les tentatives de baisers infructueux, le sacrifice d'un double de l'empereur nu, le sacrifice de l'amour impossible à travers l'utilisation des couples Tristan et Isolde, Salomé et Saint Jean Baptiste, les gifles mutuelles échangées sur les paroles de la Habanera de Carmen. 

   Le sacrifice et la mise à mort expriment alors une nécessité chez Fabre qui associe le théâtre à une « fête de la mort » [4]. Lorsque celui-ci ajoute qu'une « prestation d'acteur réussie va de pair avec une mort réussie sur scène », il met en lumière le sacrifice ultime, celui de ses comédiens.

   Dans la scène n°5, deux acteurs avancent en ligne droite vers le bord de scène. Ils se cachent les yeux avec un bandeau noir. L'acteur 10 tient un couteau de boucher. Ils commencent, chacun de leur coté à se balancer sur l'avant-scène [5]. Le personnage d'Œdipe, possesseur de la Vérité, chancelant sur le bord de scène après s'être crevé les yeux est associé, dans Le Pouvoir des folies, à la figure du metteur en scène (référencé également à la scène n°3 lors de la projection du tableau l'Art/Les caresses de Khnopff). Fabre déclare, lors du travail en répétition : 

   « un processus de travail est un groupe d'aveugles - les acteurs et les danseurs - qui se laisse guider par un aveugle - le metteur en scène - avec une canne blanche. » [6]

   Le couteau, ici, se substitue à la canne blanche, et le metteur en scène, funambule aveuglé, trébuchant sur la ligne de la création, assène au comédien de répétitives attaques de poignard. L'apparente image du meurtre dans l'acte créateur souligne ainsi toute sa gravité, et le retour répétitif du comédien au supplice révèle le dévouement à la mission que Fabre lui intime. Le comédien, par son engagement, acquiert un statut chevaleresque que Fabre qualifie de « guerrier de la beauté » et s'inscrit dans un ordre divin en devenant « prophète ». [7]

   Les comédiens, ces « voix qui entendent et qui voient » [8], deviennent les instruments de l'Art et doivent permettre, sur la scène des illusions, l'apparition du Miracle.

   Successivement confrontés à l'échec, aveugles et en déséquilibre sur la ligne créatrice, ils demeurent impuissants devant l'état persistant des grenouilles. Durant plus de trente minutes, la résurrection simulée, répétitive, de quatre Eurydice dans la scène n°14, ne démobilise pas leurs Orphée respectifs, qui, malgré l'épuisement, après leur disparition finale, tentent encore et encore la résurrection d'un corps absent, caressant et portant le vide.

   Cette vision intrinsèque du théâtre dans le théâtre permet à Fabre de défendre l'idée d'une renaissance de la création artistique. En déclarant : « je suis l'incarnation d'une gloire passée» [9], il déclame les grandes dates successives de la création contemporaine, et vénère leurs auteurs, qui accèdent ainsi au rang de saints. Lorsque Fabre se qualifie d'« artiste cannibale », il ingère ses pères sur scène, et engendre son théâtre dans un passé en cendres, possiblement matérialisées dans la scène n° 6 par les bris d'une cinquantaine d'assiettes détruites.

 

UNE RENAISSANCE DE LA TRAGÉDIE 

   La réflexion sur l'esthétique théâtrale présentée dans Le Pouvoir des folies se nourrit explicitement des concepts issus de La Naissance de la Tragédie de Nietszche. L'importance du mythe, le rôle de la musique sont autant de notions élaborant une cohésion entre les différentes scènes.

   Dans la scène n°3, deux comédiens nus, portant une couronne, s'enlacent et dansent un tango. L'illustration d'une scène orgiaque rappelle le déroulement de certaines fêtes antiques, notamment la célébration des dionysies helléniques. Cette union de deux divinités pourrait symboliser l'alliance entre Dionysos et Apollon, les deux puissances artistiques sur lesquelles repose la conception artistique selon Nietzsche :

   « Ces deux inspirations si différentes suivent un chemin parallèle [...] jusqu'à ce qu'enfin, par un miracle métaphysique de la volonté, ils apparaissent unis et engendrent dans cette conjonction l'œuvre d'art à la fois dionysiaque et apollinienne : la tragédie. » [10]

   L'alliance de ces deux pulsions peut être alors retrouvée par la dualité des deux comédiens nus et par le polymorphisme matériel de la mise en scène : les peintures projetées, la musique, la danse, représentant ainsi les différentes disciplines artistiques associées aux deux divinités.

 

LE MYTHE FONDATEUR 

   Lorsque Jan Fabre affirme que:

   « Le vrai théâtre d'avant-garde est empreint de mythologie et de philosophie. » [11]

  Il souligne la puissance du mythe décrite par Nietzsche [12], cette « réduction de l'univers qui, parce qu'il est un microcosme du monde phénoménal, ne peut se passer de miracle. » [13]

   Fabre implique dans Le Pouvoir des folies des héros et des symboliques de plusieurs époques. Ainsi se côtoient les spectres d'Œdipe, Orphée, Electre, de personnages médiévaux et d'autres issus de contes populaires (le Prince-grenouille des frères Grimm, l'Empereur des habits neufs d'Andersen) [14].

   Le rôle de l'artiste, « utiliser les fragments du passé pour tracer de nouvelles frontières » [15] suppose alors une éducation et une érudition, que ses comédiens sur scène acquièrent au sein d'une discipline intellectuelle et corporelle.

 

MUSIQUE ET PLASTICITÉ DU MYTHE 

   La musique et notamment l'usage de l'opéra romantique allemand occupent une place déterminante dans Le Pouvoir des folies.

   L'écriture de Jan Fabre est, en elle-même, proche d'une partition musicale. Lors du jeu des modulations qu'il effectue sur les extraits musicaux, (répétitions a cappella, puis avec orchestre, détournement de la voix par l'utilisation d'un baryton à la place d'une soprane, par exemple), le respect du rythme reste un élément essentiel. Par conséquent, à la scène n°8, deux comédiens placés face à face récitent un extrait d'Elektra (Richard Strauss) en respectant les temps, les pauses et le souffle nécessaire comme s'il était chanté. Cette notion architecturale d'un « double-rythme » se retrouve également dans les déplacements des comédiens. Fabre joue avec la superposition de deux actions, de deux rythmes, disposés le plus souvent en front et fond de scène. 

   Unique texte associé à la succession de dates, les extraits de livrets d'opéra participent à l'élaboration de la dramaturgie. Richard Wagner, auquel Nietzsche avait dédié la Naissance de la tragédie, se voit dans la pièce de Fabre l'initiateur de la chronologie des différents hommages en permettant à la comédienne disposée en avant scène de pénétrer sur l'espace clos du théâtre en citant l'année de création du festival de Bayreuth.

   Wagner est le créateur du Gesamtkunstwerk, « l'œuvre d'Art totale », caractérisée par Marcella Lista [16] comme:

   « L'utilisation simultanée de nombreux médiums et disciplines artistiques, par la portée symbolique, philosophique ou métaphysique qu'elle détient. Cette utilisation vient du désir de refléter l'unité de la vie ». [16]

   L'admiration que manifeste Nietzsche devant la création wagnérienne, en particulier pour l'œuvre de Tristan et Isolde, provient en partie de l'importance qu'il donne à la musique au sein d'une certaine hiérarchie artistique. Selon ce dernier, c'est la musique qui donne vie au mythe [17]. Il déclare ainsi dans La Naissance de la tragédie :

   « La musique offre au mythe une signification métaphysique si pénétrante et si persuasive, que ni le mot, ni le spectacle ne sauraient atteindre sans son aide ». [18]

   Dans la scène des aveugles décrite précédemment, Fabre introduit les derniers mots d'Isolde avant qu'elle ne succombe devant le corps de Tristan. [19]

   "Seht ihr's, Freunde? Säh't ihr's nicht! Immer lichter wie er leuchtet, Sternumstrahlet hoch sich hebt? Seht ihr's nicht? [...] Freunde! Seht! Fühlt und seht ihr's nicht? Höre ich nur diese Weise, Die so wundervoll und leise, Wonne klagend, alles sagend, Mild versöhnend aus ihm tönend, In mich dringet, auf sich schwinget, Hold erhallend um mich klinget? Heller schallend, mich umwallend, Sind es Wellen sanfter Lüfte? Sind es Wogen wonniger Düfte? Wie sie schwellen, mich umrauschen, Soll ich atmen, soll ich lauschen? Soll ich schlürfen, untertauchen? Süß in Düften mich verhauchen? In dem wogenden Schwall, in dem tönenden Schall, In des Weltatems wehendem All, – Ertrinken, versinken, Unbewusst, – Höchste Lust!

   Le voyez-vous, amis ? Vous ne le voyez pas Toujours plus clair, comme il brille, Comme il s'élève rayonnant d'étoiles ? Vous ne voyez pas [...] Mes amis ! Regardez ! Vous ne le sentez pas, vous ne le voyez pas ? Suis-je seule à entendre cette mélodie Sortant de sa bouche, merveilleuse, douce, Délicieuse et plaintive et qui exprime tout, Douce, apaisante, prenant son envol, Me pénètrant et me baignant De son chant sublime ? Sons lumineux qui m'emportent, Sont-ce les ondes d'une douce brise ? Sont-ce des vagues de parfums délicieux ? Comme elles gonflent et murmurent autour de moi, Dois-je respirer, dois-je- écouter ? Faut-il savourer, faut-il plonger ? Dois-je me griser de parfums délicieux ? Dans le flot qui monte, dans le son qui vibre, Dans la grande respiration du souffle du monde Me noyer, m'engloutir, Sans conscience – Extase ! "

   Il est légitime de se questionner sur une possible allégorie du théâtre en la figure de Tristan. Mais la dimension spirituelle décrite par Nietzsche se manifeste encore dans Le Pouvoir des folies par la finalité de ces extraits de livrets. Par conséquent, le choix de prononcer de manière répétitive "Seht ihr's, Freunde ? Säh't ihr's nicht ! / Le voyez vous, Amis, Ne le voyez vous pas !", ou encore "Ob ich nicht höre ? / Si je n'entends pas ?" issu du final d'Elektra, permet aux comédiens - ces différents corps en apprentissage - l'acquisition progressive d'une fonction sensorielle.

 

ANIMALITÉ / HUMANITÉ 

   Le rapport à l'animalité est récurrent dans l'œuvre de Jan Fabre [20]. Dans Le théâtre écrit avec un k est un matou flamand (1981), il présente la confrontation dans un lieu familial entre le personnage de la beast et les protagonistes de l'antre. La réflexion qu'il développe s'attache à définir la limite entre animalité chez la bête et humanité chez l'humain.

   Dans la scène n° 6 du Pouvoir des folies, lors de l'exercice d'improvisation en chiens, les acteurs dévorant le contenu imaginaire d'une assiette, incarnent-ils « l'homme sans mythe, cet éternel affamé » décrit par Nietzsche lorsque celui-ci s'inquiète de la « fébrile agitation de cette civilisation qui se jette avidement sur la nourriture » [21] ? Le mythe, dont le naufrage « nous invite à réfléchir sérieusement à l'étroite et nécessaire union qui existe entre un art et un peuple, [...] la tragédie et l'Etat »  [22], s'attribue alors un pouvoir politique, par sa fonction sociétale et civilisatrice.

   Les comédiens, dépossédés de noms, numérotés dans le conducteur [23], incarnent des sujets anonymes, portant un costume de base, pantalon noir et veston noir avec chemise blanche. Une série de déshabillages/rhabillages anarchique lors de la scène n°4 aboutit, par le détournement de la fonction normative du vêtement, à une distinction spécifique des différents comédiens [24]. La singularité, d'abord immobile, contamine le mouvement corporel, et les différents actes performatifs permettront l'acquisition d'une démarche personnelle outrée, caricaturale.

   De la libération du corps, de l'acquisition cannibale du savoir et du langage, l'Etre devient ainsi progressivement Individu puis acquiert la statut d'Homme. Serait-ce le réel pouvoir des folies théâtrales ? A travers le prisme des différentes illusions déceptives, c'est finalement la seule métamorphose possible.

 

CONCLUSION 

   Avec Le Pouvoir des folies théâtrales, Jan Fabre propose une réflexion sur les enjeux de la création théâtrale. Par l'utilisation du mythe antique et de la littérature enfantine, sa troupe de comédiens-guerriers œuvre pour la défense de l'Art et sa nécessaire action civilisatrice.

   Le dispositif, au sens foucaldien [25], qu'offre la scène de théâtre permet la rédaction symbolique d'un manifeste rendant hommage aux gloires passées, et lui permet de s'inscrire dans l'évolution de la création avant-gardiste. De son statut paradoxal de «prêtre» et de «philosophe», il déclarera lui-même en 1984 "devoir son pouvoir de metteur en scène aux secrets qu'il possède et aux vérités qu'il propage ; aux mystères cachés et aux preuves rationnelles qu'il apporte."[26]

 

[1] «De macht der theaterlijke dwaasheden». Première représentation au Teatro Carlo Goldoni, Venise, le 11 juin 1984. Fabre, Jan. Le Pouvoir des Folies théâtrales. L'Arche Editeur, 2009. 120 p. ISBN : 2851817108
[2] Ibid. p. 62. «Nicht ? Küsst'ich nicht ? Zerrissen wirklich ? So war es ein Versehen. Küsse, Bisse, das reimt sich, und wer recht von Herzen liebt, kann schon das eine für das andere greifen./Non ? Je ne l'ai point embrassé ? /Déchiré, vraiment ? /Je me suis donc mépris, /Enlacer, lacérer, cela rime, /et celui qui aime d'un cœur ardent, /peut prendre l'un pour l'autre.»
[3] Fabre, Jan. Journal de nuit (1978 - 1984). L'Arche Editeur, 2012. 233 p. ISBN : 9782851817785. «Louvain, 17 novembre 1983 : un exercice que j'aime tout particulièrement observer. Deux acteurs se font face. L'un gifle l'autre au visage, l'autre sourit. Le premier frappe de plus belle, le deuxième rit doucement. Nous répétons le geste crescendo pendant une heure jusqu'à atteindre un climax.»
[4] Ibid. p. 203. « Anvers, le 28 mars 1984 »
[5] FABRE, Jan. Le pouvoir des Folies théâtrales. p. 30.
[6] FABRE, Jan. Journal de nuit. p. 201.
[7] Ibid. p. 213.
[8] Ibid. « Nancy, 18 juin 1984. »
[9] Ibid. p. 191.
[10] NIETZSCHE, Friedrich, La naissance de la Tragédie, 1871, traduction Cornelius Heim. Edition Gonthier. p. 17.
[11] FABRE, Jan. Journal de nuit. p. 208.
[12] NIETZSCHE, La naissance de la Tragédie. p. 149. « Seul le mythe est capable de sauver toutes les forces de l'imagination et du rêve apollinien d'une prolifération vagabonde et désordonnée ».
[13] Ibid. p. 148.
[14] L'utilisation du conte est développée dans la critique Pour en finir avec les chefs d'œuvre, dans laquelle Anne-Sophie Deveau analyse l'épreuve du langage dans Le Pouvoir des folies théâtrales.
[15] FABRE, Jan. Journal de nuit. p. 158. « Anvers, 19 mars 1983 »
[16] Maître de conférence en histoire de l'art, programmatrice art contemporain au musée du Louvre.
[17] NIETZSCHE, La naissance de la Tragédie. p. 136.« Entre la signification universelle de la musique et l'auditeur accessible à l'esprit de Dionysos, la tragédie dresse un grand symbole, le mythe, et suscite dans le spectateur l'impression que la musique n'est que le moyen suprême d'animer le monde plastique du mythe. »
[18] NIETZSCHE, La naissance de la Tragédie. p. 137.
[19] WAGNER, Richard, Tristan und Isolde, opéra créé le10 juin1865 à Munich. Acte III, scène 3.
[20] Performance à Londres, le 26 mai 1983 : Fabre loue un smoking, chapeau boule et canne compris. Il fait les cent pas devant Buckingham Palace pendant quatre heures tout en essayant de pénétrer régulièrement à l'intérieur du palais. Il est accompagné de James, son asssistant qui lui chuchote en permanence dans l'oreille : Don't forget you are an animal.
[21] NIETZSCHE, La naissance de la Tragédie. p. 149.
[22] Ibid. p. 151.
[23] FABRE, Jan. Le pouvoir des Folies théâtrales. « Pièce de théâtre pour cinq femmes et dix hommes, parmi eux un chanteur d'opéra. » Les dialogues et actions sont précédés par une numérotation désignant le comédien approprié [Acteur 1 à 10] et [Actrice 1 à 5].
[24] Ibid. p. 29. « l'Actrice 5 porte son veston sur la tête, l'Acteur 3 porte son pantalon sur la poitrine, l'Acteur 2 a enfilé sa chemise avec l'arrière à l'avant, l'Actrice 4 a placé ses chaussures sur ses épaules, sous son veston, l'Acteur 9 porte ses chaussures comme des gants, etc »
[25] La théorie du dispositif, comme lieu résultant des relations de pouvoir et permettant la création d'un savoir, est développée par Michel FOUCAULT dans Surveiller et Punir (1975) ; ouvrage que Jan Fabre découvre lors de la création du Pouvoir des folies. Les enjeux disciplinaires imposés aux comédiens sont les axes de recherche traités par Anne-Sophie Deveau dans la critique Pour en finir avec les chefs d'œuvre (Cie. Oracle, 2013).
[26] FABRE, Jan. Journal de nuit. p. 205. « Anvers, 7 avil 1984

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Rédaction / / Avignon / 
Posté par : Lionel Mathieu
10 sept. 2013

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Le Pouvoir des folies théâtrales, donné deux jours lors de la 67ème édition du Festival d'Avignon, est une reprise de la création de 1984, dernier volet de la trilogie commencée avec Théâtre écrit avec un "k" est un matou flamand en 1981 et C'est du théâtre comme c'était à espérer et à prévoir l'année suivante. Le metteur en scène et plasticien flamand présente ainsi la renaissance spectaculaire d'une mise à l'épreuve et d'une mise à mort du théâtre. Il propose une exécution « retardée par des interruptions calculées et multipliée par une série d'attaques successives »[1].

 

EN DEÇA DU TEXTE, L'ÉPREUVE DE LA PAROLE

   Fabre met tout d'abord à l'épreuve le verbe. Le seul texte prononcé - outre les paroles tirées des livrets d'opéra - consiste en une litanie de références aux moments-clés - car subversifs - de l'histoire du théâtre, de la danse et de la musique. Le spectacle se fait alors « incarnation d'une gloire passée » [2]. Dès 1983, le metteur en scène affirme que « le théâtre doit, la rage au coeur, dépasser le langage, la condition de notre bouche. / Sinon le théâtre trahit l'instinct, l'intuition et l'intelligence du corps. / Nous devons parler le langage du théâtre par tous les trous de notre corps »[3]. Il fait alors dialoguer dates, titres, artistes et lieux de création, matière brute dont la dramaticité n'est pas d'emblée évidente ; cependant des enjeux se font jour car ces « faits arides »[4] deviennent dramatiques. En effet, les intentions de jeu des comédiens remotivent ce texte lacunaire, répété jusqu'à se vider de sa substance, ne laissant au plateau qu'un prétexte aux conflits de domination donnés à voir sur scène. Si le texte théâtral est mis à rude épreuve, le corps n'est pas en reste. 

 

AU-DELÀ DU GESTE, L'ÉPREUVE DU CORPS

   Les corps sont mis au pas, Fabre semble ainsi adopter une approche foucaldienne de la "sanction normalisatrice". Ce n'est pas un hasard s'il convoque dès 1980 le philosophe français [5] pour ensuite y revenir en 1984 : 

   « En guise de préparation au travail, / je dévore et pille un livre du philosophe français Michel Foucault. / Je le lis en anglais : Punishment and Discipline. »[6]

   La base uniforme, visible dans le choix des costumes, pantalon noir et chemise blanche pour tous, est peu à peu déconstruite par des individus tentant de s'extraire d'une norme répressive. Ils subissent alors la punition car « Est pénalisable le domaine indéfini du non-conforme ». En effet :

   « Quand un écolier n'aura pas retenu le catéchisme du jour précédent, on pourra l'obliger d'apprendre celui de ce jour-là, sans y faire aucune faute, on le lui fera répéter le lendemain ; ou on l'obligera de l'écouter debout ou à genoux, et les mains jointes »[7]

   Boucles et répétitions textuelles sont au coeur du travail de Fabre, mais ces dernières sont redoublées par l'appropriation du corps des acteurs par une instance supérieure, ici la figure démiurgique du metteur en scène. Il pourrait dire avec Foucault qu' « un corps discipliné est le soutien d'un geste efficace »[8] afin d'extraire « toujours davantage d'instants disponibles et de chaque instant, toujours davantage de forces utiles »[9]. Sans arrêt, les corps sont poussés dans leurs retranchements, comme en témoigne la scène 7 : 

   « les acteurs commencent à courir rapidement sur place. C'est une course. Les coureurs essaient de courir au même rythme que les autres. Si l'un d'entre eux commence à sprinter, les autres doivent le suivre. »[10].

   Cette course effrénée, durant une vingtaine de minutes, s'accompagne d'un échange continu d'interrogation collective sur les dates importantes de l'art de la performance et du théâtre. Est alors projeté en fond de scène Le Serment des Horaces de David. Tite-Live, dans son Histoire Romaine, rapporte dès le Livre I cette légende fondatrice[11]. Le combat entre les Horaces et les Curiaces fait écho à la course des comédiens. Fabre désigne ses champions, et travaille à l'épuisement de ces derniers. 

   Cet « exercice, devenu élément dans une technologie (artistique) du corps et de la durée, ne culmine pas vers un au-delà ; mais il tend vers un assujettissement qui n'a jamais fini de s'achever. »[12].

   Les références s'amoncellent jusqu'à emplir l'Opéra-théâtre du parterre aux cintres, laissant au plateau ces références du passé comme autant de dépouilles qu'il convient d'agréger pour créer une forme nouvelle, que l'on travaillera ensuite jusqu'à épuisement. Les acteurs se muent alors en Sisyphes post-modernes, condamnés à rouler ce bloc d'illustres ancêtres. La métaphore du bousier est centrale dans la pensée de Fabre, il y revient à trois reprises dans le Journal de nuit :

    « Un acteur est un practicien de l'art de rouler de la bouse »[13],
   « Mon acteur/danseur, un bousier sacré. / Mon acteur/danseur, mon Sisyphe. / La représentation est une immense cavité qui sert à accueillir l'oeuf du bousier sacré. / Ainsi naîtra un nouveau fils de l'obscurité qui aspire à la lumière »[14],
   « Le travail de Sisyphe a commencé. / Mon espace va se remplir de héros et de rochers. (Tout sera de chair et de sang. / Même les rochers seront fatigués et exténués) »[15].

   La répétition d'un même geste, poussant la fatigue à son paroxysme, fonde le principe de ce spectacle harassant car: 

   « "Répéter", c'est justifier l'avenir / en nous délivrant du passé, / de telle sorte que nous exaltons le "présent" / ou que nous l'anéantissons »[16].

 

LE PUBLIC MIS À L'ÉPREUVE 

   Les conditions même de représentation sont extrêmes : 4h20 de spectacle sans entracte, la feuille de salle fait frémir. Un texte à peine signifiant, des corps répétant leurs actions pendant des dizaines de minutes, le spectateur est lui-même poussé dans ses derniers retranchements. La catharsis passe pourtant par ces épreuves comme autant de rites initiatiques, car

   « Répéter enlèvera le sable de l'habitude des yeux du spectateur en le frottant. / Répéter dévoilera au public une existence occulte, à l'extérieur de l'action, à la surface de la vie »[17].

   Certains spectateurs, épuisés, abandonnent, et un quart de la salle s'enfuit avec perte et fracas ce soir-là. Certains s'assoupissent et entrevoient le spectacle dans un état semi-conscient, d'autres font l'effort de maintenir, coûte que coûte, leur attention pour ne rien perdre de cette expérience hors du commun. Ils peuvent ainsi accéder à ce qu'Antonin Artaud défend, à savoir « un théâtre où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur. »[18]

   Sur le moment, le sens échappe, cependant il s'inscrit en nous profondément, car comme le dit Joseph Danan :

   « C'est, dès lors, une toute autre attitude qui est requise du spectateur, qui n'annule pas l'intellection mais la déplace dans le temps. Le spectateur revient de là (de l'Enfer) avec une somme d'impressions, de sensations, en tout point comparables à celles d'une expérience vécue. Sa pensée la fera sienne et elle l'accompagnera, parfois pendant des années, ou toute une vie. C'est peut-être ainsi que pourrait se définir un théâtre de l'expérience : celle-ci exige d'être vécue au présent, mais sa valeur se mesure à la trace qu'elle laisse »[19].

   En effet, plusieurs semaines après, ce spectacle nous hante encore, et il y a fort à parier que certaines des images proposées vont s'inscrire durablement dans notre chair meurtrie par l'épreuve que nous a fait endurer Fabre.

   Cette mise à l'épreuve des certitudes du spectateur sur ce qu'est le théâtre s'organise autour d'un dévoilement, d'un procès et d'une exécution.

 

MISE À NU DES MÉCANISMES ILLUSIONNISTES 

   Dès les premières minutes, les codes théâtraux sont malmenés. En effet, les comédiens sont dos au public et observent l'écran de projection en fond de scène sur lequel Le Verrou de Fragonard est projeté. Cette œuvre picturale, dont le sous-titre est Le Viol, permet une mise en abyme du Pouvoir des folies. La lourde tenture rouge chez le peintre fait écho à celle que dresse Fabre sur les bords du plateau. Cependant, le metteur en scène la choisit noire, symbole d'une mort annoncée dont il s'agit, dès le début, de porter le deuil. La séquestration de la femme, l'homme poussant le verrou, rappelle le spectateur à sa propre situation. C'est ainsi que Foucault entend le principe de clôture :

   « Les disciplines en organisant les « cellules », les « places » et les « rangs » fabriquent des espaces complexes : à la fois architecturaux, fonctionnels et hiérarchiques. Ce sont des espaces qui assurent la fixation et permettent la circulation ; ils découpent des segments individuels et établissent des relations opératoires ; ils marquent des places et indiquent des valeurs ; ils garantissent l'obéissance des individus, mais aussi une meilleure économie du temps et des gestes»[20].

   C'est bien de cela qu'il s'agit au théâtre, chaque spectateur se rend « docilement » à la place qu'il a réservée, et de la même manière Fabre assigne des places à ses comédiens en procédant à un strict découpage du plateau[21].

   Deux objets au cœur du Verrou invitent à une lecture métaphorique. Une pomme mise en lumière fait discrètement allusion au péché originel - à la Création et à la Chute- alors qu'un bouquet, jeté au sol, évoque une virginité dégradée, souillée. Le « voyeur » est prévenu : les œuvres du passé, moments marquants de création, vont être foulées au pied. Il s'agit bien d' « en finir avec les chefs d'oeuvre »[22] comme l'écrivait Artaud. L'aspect métathéâtral du spectacle de Fabre prend également appui sur une culture du conte qu'il détourne. Le metteur en scène s'inspire des Habits neufs de l'empereur d'Andersen. Dans le conte, un empereur féru de beaux habits est confronté à deux escrocs qui se font passer pour des tisserands, travaillant une étoffe révolutionnaire car invisible aux sots. Ils oeuvrent sur des métiers vides la nuit, et tout le monde, l'empereur y compris, fait semblant d'admirer le tissu que le roi porte. Mais un enfant, voix de l'innocence, dévoile la nudité de l'empereur. La rumeur enfle mais la foule continue à admirer le manteau de cour et la traîne qui n'existent pas. Il en va de même dans Le Pouvoir des folies. En effet, deux rois entièrement nus dansent alors qu'une foule de courtisans semblent rivaliser dans une caricature de demandes de mécénat. Fabre note dans son conducteur :

   « Un ou deux acteurs se dirigent maintenant avec leur vêtement invisible vers l'empereur à l'avant de la scène pour éveiller son intérêt. Ils paradent devant lui, et tiennent leurs mains sous son nez »[23].

   Cette métaphore se double d'une réflexion sur la création et la réception, oscillant entre hypocrisie et tentation du néant.

 

MISE EN ACCUSATION ET MISE À MORT 

   La remise en cause des créations artistiques qui ont précédé l'oeuvre de Fabre s'annonce sous le signe du danger. Le spectacle est considéré comme un travail de funambule, en équilibre constant entre Eros et Thanatos. Ainsi la projection du tableau de Khnopff L'Art ou Les Caresses lors de la scène 3 laisse apparaître la figure d'une sphinge au corps de guépard et à l'attitude sensuelle. Cette représentation picturale d'une femme fatale en fait une tentatrice diabolique. Dans le choix du guépard, on retrouve la notion de péché originel, car le félin est considéré comme un avatar du serpent, les deux animaux se déplaçant au sol, en rampant. Chez Fabre, le désir est d'emblée associé au danger et à la souffrance comme en témoigne la scène 9, où, sur l'air de Carmen, un comédien et une comédienne se donnent des dizaines de gifles en fredonnant : « L'amour est enfant de bohême, / Il n'a jamais, jamais connu de loi, / Si tu ne m'aimes pas, je t'aime, / Si je t'aime, prends garde à toi ! »[24]. Cette idée liant amour et souffrance est reprise dans l'extrait de Penthésilée d'Omar Schoeck  avec : « Küsse, Bisse, das reimt sich »[25], ainsi que dans l'extrait de Salomé de Richard Strauss : « Ah, ich habe deinen Mund geküsst, Jochanaan. / Ah, ich habe ihn geküsst, deinen Mund, / es war ein bitterer Geschmack auf deinen Lippen. / Hat es nach Blut geschmeckt ? / Nein ! Doch es schmeckte vielleicht nach Liebe »[26]. Eros et Thanatos sont donc intrinsèquement liés chez Fabre. 

   Bien plus, le désir semble conduire à la mort. Des grenouilles sont embrassées puis écrasées. Le drap ensanglanté est exhibé tel une suaire. De même, c'est suite à leur baiser, que la tentative d'étranglement d'un des empereurs nus par son double a lieu. Cette duplicité peut s'expliquer si l'on se réfère à Foucault :

   « Le condamné dessine la figure symétrique et inversée du roi (...) Si le supplément de pouvoir du côté du roi provoque le dédoublement de son corps, le pouvoir excédentaire qui s'exerce sur le corps soumis du condamné n'a-t-il pas suscité un autre type de dédoublement ? »[27].

   Enfin, des assiettes sont brisées, après avoir été goulûment léchées, comme autant de strates de créations dont l'artiste se nourrit avant de les mettre au rebut. Fabre, sans jamais les renier, fait donc table rase et place nette pour le théâtre de demain.

   Avec Le Pouvoir des Folies théâtrales, Jan Fabre envoie ad patres ce que fut le théâtre et son ambition d' « art total »[28]. Cependant, il ne s'épargne pas : la dernière date de ce grand inventaire avant liquidation est celle de son précédent spectacle : C'est du théâtre comme c'était à espérer et à prévoir. Cendre à jamais renouvelée. 

Voir aussi la critique de Lionel Mathieu : Jan Fabre, prêtre et philosophe / Mythes fondateurs et avant-garde

[1] Michel Foucault, Surveiller et punir, Tel, Gallimard, 1975, p.19.
[2] Jan Fabre, Journal de nuit (1978-1984), L'Arche, 2012, p.191.
[3] Ibid, p.160.
[4] Ibid, p.200
[5] « J'ai passé tout l'après-midi chez Jan de Zak. / Nous avons discuté de l'importance de deux philosophes français que nous respectons tous les deux : Michel Foucault et Roland Barthes. », ibid, p.55.
[6] Ibid, p.188.
[7] Michel Foucault, op.cit., p.210.
[8] Ibid, p.179.
[9] Ibid, p.180.
[10] Jan Fabre, Le Pouvoir des folies théâtrales, L'Arche, 1984, pp.37-38.
[11] Une guerre meurtrière éclate entre les habitants d'Albe et ceux de Rome. Pour mettre fin à ce conflit, les chefs des deux peuples concluent un accord : trois frères défendront chaque camp, les Horaces pour Rome et les Curiaces pour Albe. « Dès le premier choc, les cliquetis des armes firent passer un grand frisson dansl'assistance ; tous en perdaient la voix, et le souffle. Mais au coeur de la mêlée, les trois Albains furent blessés, tandis que deux Romains tombaient, mourant l'un sur l'autre. Leur chute fit pousser des cris de joie à l'armée albaine ; les légions romaines tremblaient pour leur unique champion, que les trois Curiaces avaient entouré. Par bonheur il était indemne, trop faible, à lui seul, il est vrai, pour tous ses adversaires réunis, mais redoutable pour chacun pris à part. Afin de les combattre séparément, il prit la fuite, en se disant que chaque blessé le poursuivrait dans la mesure de ses forces. Il était déjà à une certaine distance du champ de bataille, quand il tourna la tête et vit ses poursuivants très espacés. Le premier n'était pas loin : d'un bond, il revint sur lui : Le Horace avait déjà tué son adversaire et vainqueur, marchait vers le second combat. Poussant des acclamations, les Romains encouragent leur champion : lui, sans donner au dernier Curiace, qui n'était pourtant pas loin, le temps d'arriver, il tue l'autre. Maintenant la lutte était égale, survivant contre survivant ; mais ils n'avaient ni le même moral, ni la même force. L'un, deux fois vainqueur, marchait fièrement à son troisième combat ; l'autre s'y traînait, épuisé. Ce ne fut pas un combat : c'est à peine si l'Albain pouvait porter ses armes ; il lui plonge son épée dans la gorge, l'abat, et le dépouille », Tite-Live, Histoire Romaine , I, 25, traduction G. Baillet, Les Belles Lettres, 1940.
[12] Michel Foucault, op.cit. , p.190.
[13] Jan Fabre, Journal de nuit (1978-1984) , p.181.
[14] Ibid ., p.185.
[15] Ibid ., p.200.
[16] Ibid ., p.141.
[17] Ibid., p.144.
[18] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, in Oeuvres complètes, t. IV, Gallimard, 1964, p.99.
[19] Joseph Danan, Entre théâtre et performance : la question du texte, Actes-Sud Papiers, 2013, p.39
[23] Jan Fabre, Le Pouvoir des folies théâtrales, op.cit., p.28.
[24] Ibid., p.46.
[25] « Enlacer, lacérer, cela rime », Ibid., p. 62. .
[26] « Je l'ai baisé ta bouche / Il y avait une âcre saveur sur tes lèvres / Etait-ce la saveur du sang ? / Non ! Mais peut-être était-ce la saveur de l'amour. Ibid, p.26.
[27] Michel Foucault, op.cit., pp.37-38.

Joué les 15 et 16 juillet au Festival d'Avignon 2013.
Le Pouvoir des folies Théâtrales.

Conception, mise en scène, scénographie, chorégraphie et lumière : Jan Fabre
Musique : Wim Mertens 
Costumes : Pol Engels, Jan Fabre
Assistanat à la mise en scène : Miet Martens, Renée Copraij
Avec : Yorrith De Bakker, Piet Defrancq, Mélissa Guérin, Nelle Hens, Sven Jakir, Carlijn Koppelmans, Georgios Kotsifakis, Dennis Makris, Lisa May, Giulia Perelli, Gilles Polet, Pietro Quadrino, Merel Severs, Nicolas Simeha, Kasper Vandenberghe.

Rédaction / / Avignon / 
Posté par : Anne-Sophie Deveau
31 août 2013

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Rencontres avec Adrien Mariani, spectateur au plateau dans Cour d'honneur de Jérôme Bel.
Pour sa création au festival d'Avignon 2013, Jérôme Bel a invité des spectateurs à faire part de leur mémoire de spectateur, sur la scène du palais des Papes. Louise Narat-Linol a rencontré l'un d'entre eux, un mois avant puis 3 jours après les représentations.

 

Adrien, Rencontre n°I : un mois avant

UN SPECTATEUR ORDINAIRE
Je suis habité par ma condition de spectateur. 

Qu'attends-tu du théâtre en général ? 

   J'attends du théâtre que cela me donne envie de changer le monde ! Ou en tous cas, la vision que j'en ai. Après certains spectacles, j'aime ce que j'ai vu. Puis le lendemain je suis en colère, je me dis,
« mais c'est tellement lisse, cela ne donne aucune réflexion ». Il me faut parfois la nuit pour en être dégouté. Ou au contraire, sur le coup, je ne suis pas conquis, je réfléchis toute la nuit, puis le lendemain, je réalise la qualité de ce que j'ai vu. Parfois, l'émotion ne vient pas d'où je m'y attends. Ce sont des questions que j'ai souvent car je suis habité par ma condition de spectateur. Je vais tout le temps au théâtre.

 

UN SPECTATEUR CHOISI
Je dois me projeter dans le passé. 

Comment as-tu rencontré Jérôme Bel ? 

   Il y a trois ans dans le programme du festival, il y avait un appel à témoins pour interroger le spectateur. Jérôme Bel avait donné rendez-vous aux spectateurs pour parler de leurs « souvenirs de cour d'honneur ». J'y suis allé, et j'ai raconté tous les spectacles que j'y avais vus. Quelques mois après, l'assistant de Jérôme Bel m'a appelé et m'a dit que j'étais choisi. Puis nous nous sommes donné rendez-vous à Paris au jardin du Luxembourg. A cette deuxième rencontre, nous avons fouillé ce que j'avais déjà dit. Il m'a dit une chose marquante : « A chaque fois que tu le dis il faut que tu revives ce que tu as vécu ». Je dois me projeter dans le passé à chaque foi. Ensuite, nous avons répété mon texte sur Skype.

A un mois des représentations, est-ce que tu appréhendes ? 

   Parfois, je fantasme les titres des journaux dans la Provence le lendemain : « cours d'horreurs dans la cour d'honneur ». Pendant les répétitions, il y aura sûrement des journalistes et je m'imagine en photo dans les journaux. C'est vaniteux mais ça pourrait arriver ! Sinon, je fais confiance à Jérôme Bel.

 

Adrien, Rencontre n° II : 3 jours après 

LA REDESCENTE
Je dois redescendre sur terre. 

Cela fait maintenant 3 jours que la dernière de Cour d'honneur est passée, comment te sens-tu aujourd'hui ? 

   J'ai mal aux pieds, aux doigts et je me sens très fatigué ! Le dernier soir, c'était difficile. J'avais envie de pleurer et de prendre tout le monde dans mes bras. Aujourd'hui, ça va car je suis encore au Festival d'Avignon : je vois des spectacles. Mais je pense que ma chute sera difficile. 

Cette expérience a-t-elle changé quelque chose dans ta vision du théâtre ?

   Je n'en sais rien encore ! Je verrai avec le recul. En fait c'est très lacanien ce spectacle. Jérôme a fait notre thérapie de spectateur ! (rires). Maintenant, je dois redescendre sur terre.

  

LE PLATEAU
1800 potes à qui raconter une histoire.  

Et comment Jérôme Bel t'a-t-il dirigé dans ton monologue ?

   Il a insisté sur le fait de ne pas laisser trop de place aux rires et aux applaudissements pendant le passage. Le jour de la première, Vincent Baudriller (directeur du festival ndlr) est venu nous voir dans les coulisses, et nous a dit de ne pas cabotiner car nous étions beaux dans notre simplicité. Je pense que c'est un spectacle que j'aurais adoré.

Quel effet ça te faisait quand les gens riaient à ce que tu disais ?

   Je faisais en sorte que cela ne me fasse rien. Le jeu c'était de ne pas cabotiner. Mais cela me faisait très plaisir. C'est comme si j'avais 1800 potes et que je devais leur raconter une histoire ! C'était assez simple.

 

LES RETOURS
C'est plaisant de se faire aborder dans la rue  

Quels retours t'a-t-on fait sur ce travail ?

   A la sortie de la générale, les gens nous abordaient dans la rue pour nous féliciter. C'est quand même plaisant de se faire aborder dans la rue ! Et puis j'ai pu rencontrer des metteurs en scène que j'adore. Un soir, Denis Podalydès est venu dans les loges pour nous dire que c'était le plus beau spectacle sur le théâtre qu'il avait vu. Et il y a eu Castellucci qui nous a dit que c'était « magnifico ». Valérie Dréville aussi... C'était émouvant tous ces retours.

Et comment la critique a reçu ce travail ?

   En fait, nous avons presque fait le travail des critiques sur scène ! Car parfois certains critiques ne vont pas plus loin que « j'ai aimé » ou « je n'ai pas aimé ». Donc je comprends que les critiques aient été irrités ! Ce sont surtout les spectateurs « aguerris » qui ont critiqué la proposition, ceux qui se sentent remplis d'une mission de spectateur, complètement ridicules. Mais les artistes et le public ont aimé ce travail.

 

Joué 17 au 20 juillet 2013 au Festival d'Avignon, Cour d'honneur du palais des papes.
Conception et mise en scène : Jérôme Bel 
Assisté de : Maxime Kurvers
Avec les spectateurs : Virginie Andreu, Elena Borghese, Vassia Chavaroche, Pascal Hamant, Daniel Le Beuan, Yves Leopold, Bernard Lescure, Adrien Mariani, Anna Mazzia, Jacqueline Micoud, Alix Nelva, Jérôme Piron, Monique Rivoli, Marie Zicari 
et les Interprètes : Isabelle Huppert, Samuel Lefeuvre, Antoine Le Ménestrel, Agnès Sourdillon, Maciej Stuhr, Oscar Van Rompay

Extraits des textes
Médée d'Euripide, traduction française Myrto Gondicas et Pierre Judet de la Combe 
Le Prince de Hombourg d'Heinrich von Kleist, traduction française Jean Curtis 
Les Bienveillantes de Jonathan Littell, traduction polonaise Katarzyna Kaminska-Maurugeon
L'École des femmes de Molière

Musiques
Philipoctus De Caserta (Codex Chantilly)
Scott Gibbons
Wolfgang Amadeus Mozart 
Richard Wagner

Interview / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
25 juil. 2013

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Louise Narat-Linol (LNL) s'entretient avec Malte Schwind (MS),
critique en Avignon pour le site de l’insensé-scène.

 

LE SPECTATEUR IDÉAL
Celui qui est changé par ce qu’il a vu.

LNL : Pour toi, c’est quoi un spectateur idéal ?
MS : Est-ce qu’il existe ? Je ne sais pas. Le spectateur idéal c’est quelqu’un qui essaie d’être conscient de ses horizons d’attentes et qui est capable de mettre en cause ses certitudes. Mais en même temps, cela tient-il au spectateur ou au spectacle ? Certains spectacles m’ont changé, et changent le spectateur je pense. Sinon, pourquoi faire, ou aller voir du théâtre ?!
LNL : Cite-moi 3 spectacles qui t’ont marqué dans ta vie ?
MS : The old king de Romeu Runa et Miguel Moreira. Je suis sorti et je devais réapprendre à marcher. C’est quand même incroyable que le théâtre fasse cela.

   Brume de dieu de Claude Régy : je suis sorti, j'ai pris le bus Aix-Marseille et j’étais dans un autre monde, il y avait toute cette rapidité autour de moi. Ça m’a boulversé d’être là. Comme si j’avais été extrait de ma quotidienneté. J’avais la sensation d’être de mars.

   Onzième de François Tanguy qui m’a fait découvrir un théâtre que je ne tenais pas pour possible, je regardais en me disant, « ça peut exister ça ?! »

   Mais je n’ai pas beaucoup vu de spectacles dans ma vie car je ne suis pas avec le théâtre depuis longtemps.

LNL : Tu faisais quoi avant ?
MS : De la psycho. 
LNL : Il y a des liens entre la psycho et le théâtre ?
MS : Sûrement, mais j’essaie de les évacuer. Je suis en colère contre la psycho. C’est probablement l’Œdipe, car mon père est psychanalyste (rires).

 

ÊTRE CRITIQUE
Beaucoup de joie et beaucoup de bière.

LNL : Lorsque tu es critique, es-tu un spectateur ordinaire ?
MS : Mon regard change en sachant que je dois écrire. Je me demande à quel point le regard du critique qui doit écrire, fait écran. Il y a une responsabilité différente. Je suis alors dans une grande solitude, avec beaucoup de joie. Et beaucoup de bière aussi. Ce n’est pas un métier bon pour ma santé (rires).
LNL : Quel est ton rapport au plaisir lorsque tu vois un spectacle, ou lorsque tu écris dessus ? 
MS : Pour écrire, il y a un plaisir. Même si ça varie entre une joie et une terreur, ou une torture parfois ! Par exemple, en écrivant, je bois et je fume beaucoup, comme pour me détourner. Mais je peux écrire sur un spectacle pendant lequel je n’ai pris aucun plaisir. J’ai pris un énorme plaisir à écrire sur le Projet Luciole ! Quand je suis sorti, j’étais en colère. Et là ça m’a permis de prendre du plaisir à écrire « Théâtre de boulevard 1 – Projet Luciole 0 ». 

 

CONVERSATION AUTOUR D'ANGELICA LIDDELL
Ah oui, tu penses qu’elle joue ? 

LNL : Pourquoi as-tu choisi d’aller voir ce spectacle Todo el cielo sobre la tierra [1]?
MS : Je n’ai pas vraiment décidé, j’ai suivi "l’insensé". Mais avant d’y aller j’ai lu le texte "Todo el cielo…" Je m’attendais à une mélancolie, quelque chose d’assez noir. J’avais lu aussi qu’elle pratiquait l’automutilation sur scène.
LNL : As-tu été surpris ?
MS : En fait le spectacle m’a laissé assez indifférent, il y avait quelque chose qui ne m’arrivait pas. Et toi tu as pensé quoi de Angelica Liddell ? 
LNL : J’étais troublée, j’ai beaucoup pleuré en fait. Il y a des phrases qui m’ont sidérées. Par exemple sur l’état amoureux : « quand tu tombes amoureux, tu choisis entre la discipline ou la punition », c’est magnifique.
MS : J’étais avec Karelle, une autre critique, et elle aussi était très touchée en sortant. En me voyant plutôt indifférent, elle a dit « ça doit être un truc de filles » ! 
LNL : Oui, il y a beaucoup de discours misogynes sur son travail : on parle d’hystérie féminine…
MS : Mais il y a quand même des signes hystériques dans le spectacle !
LNL : Il y a surtout de l’humour avec ça, et du recul sur ce qu’elle fait. Elle joue, même si ça parle d’elle et qu’on la projette dans ce qu’elle écrit. 
MS : Tu penses qu’elle en joue ?
LNL : Oui je pense qu’elle joue sur cette distance là. 
MS : Lorsqu’elle dit, « maintenant la seule chose qui reste c’est l’humiliation », elle entre dans un regard haineux et dépressif envers elle-même. 
LNL : Je ne trouve pas du tout qu’elle soit dans un état dépressif. C’est tout le contraire, quand tu vois ces trois crocodiles pendus, ce couple de Shangaï qui danse la valse pendant 40 minutes, et cet orchestre, j’ai l’impression qu’elle transforme sa souffrance. Et puis cela ne m’intéresse pas de savoir si ce qu’elle dit est vraiment sa vie. 
Tu te souviens de ces 7 valses d’affilée où seul le titre change ?
MS : Non, la musique aussi change.
LNL : Ah oui la musique change aussi ? Je préférais imaginer qu’il n’y avait que le titre qui changeait.

 

Todo el ceilo sobre la tierra (El sindrome de Wendi),
durée 2h40 - spectacle en espagnol, mandarin, norvégien et surtitré en français.

Joué du 6 au 11 juillet 2013,
Cour du lycée saint-Joseph,
dans le cadre du 67e Festival d'Avignon.

Texte, mise en scène, scénographie et costumes : Angélica Liddell
Lumière : Carlos Marquerie 
Son : Antonio Navarro 
Réalisation des uniformes : Lana Svetlana 
Maquillage et coiffure : Yvette Faustino soutien 
Accessoires : Transcoliseum
Traduction et surtitrage : Christilla Vasserot
Régie générale :  África Rodríguez
Régie son : Antonio Navarro
Régie lumière : Félix Garma, Octavio Gómez 
Direction technique :Marc Bartoló
Production exécutive : Gumersindo Puche 
Production et logistique : Mamen Adeva
Avec : Fabián Augusto Gómez Bohórquez, Lola Jiménez, Angélica Liddell, Sindo Puche et la chienne Kyra

Interview / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
24 juil. 2013

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Julien Bonnet est un acteur issu de la seconde promotion de l’Académie de l’Union de Limoges. Aujourd'hui comédien permanent au CDN de Montluçon, il est aussi cette année metteur en scène du spectacle Le nez dans la serrure, avec la compagnie du Dagor. La compagnie du Dagor est une compagnie limousine fondée par Thomas Gornet, également issu de l’Académie de l’Union.

Le nez dans la serrure : quatre personnages sans parole dans une armoire.  Cette année au Festival Off d’Avignon.

 

UN SPECTACLE EN 4 MOTS

Quatre mots pour Le nez dans la serrure, que t’évoquent-ils ?

Le cloisonnement mélancolique 

   J’ai toujours imaginé que cette armoire était au milieu de nulle part. Le temps s’arrête. A l'heure actuelle, tout va très vite, et les choses sont expliquées en permanence. J’avais envie d’un moment où le temps s’allonge et où personne n’explique le pourquoi du comment. On ne saura jamais pourquoi ces quatre personnages vivent dans une armoire, ni comment ils sont arrivés là. Pour que les spectateurs entrent vraiment dans le spectacle, cela commence avec un temps musical dans le noir et c’est un temps important pour moi. Le temps du départ. 

Le rituel 

   Oui, c’est vraiment une partie importante du spectacle. Les personnages organisent leur vie en fonction de l’espace (une armoire), et pour moi les rituels font partie des choses qui les rassurent. 

L’enfermement

   Je n’ai pas pensé en premier à des personnages enfermés. Je voulais juste raconter l’histoire de gens qui vivent dans une armoire. D’ailleurs dans le travail, nous avons inventé l'histoire de chacun des personnages et nous leur avons donné des noms : Grenache, Mussidan, Elba, Bréauté. Evidemment tout cela n'est jamais dit aux spectateurs.

La bande-dessinée 

   Ah, oui, la bande dessinée prend beaucoup de place dans ma vie. Une phrase de la bande-dessinée Watchmen de Alan Moore et Dave Gibbons a été importante pour moi dans le travail.  Un personnage dit « On vit parce qu’il faut bien, on s’invente après des raisons ».

 

« LA MISE EN SCÈNE ?  GRISANT. »

C’est quoi le spectateur idéal ? 

   Je n’en ai pas. Juste les gens curieux.

Tu préfères jouer ou mettre en scène ? 

   Je découvre la mise en scène, donc comme toutes les nouveautés, c’est grisant. Mais j’adore jouer. Le travail d’acteur, c’est une matière inépuisable.

Artistes ou metteurs en scène de chevet ?

   Aucun metteur en scène ne m’a donné envie de faire du théâtre. Mais mon oncle est comédien et ma sœur faisait du théâtre. Au début, j’ai voulu faire comme elle ! Mon désir s’est construit petit à petit.

Et à Avignon, cette année, des mises en scène t’ont marquées ?

   Celle de Warlikowski, Kabaret. Il y a beaucoup d'engagement et de précision. Les acteurs sont tous superbes. Les lumières sont magnifiques. Il faut s'accrocher et j'aime ça. J’aime les spectacle où tu dois lutter, où tout ne t’est pas servi directement.

Et pour vous, comment s’est passé Avignon ?

   C’était un bon Avignon, il y a eu du monde, spectateurs et professionnels. Jouer 20 fois de suite à Avignon de suite permet vraiment d’approfondir le travail. De toute façon, c’est passionnant le travail !

 

Juillet 2013, Festival d'Avignon off, Espace Alya.

Conception et mise en scène : Julien Bonnet 
Collaboration artistique : Marine Duséhu 
Avec : Pierre-Jean Etienne ou Alexandre Le Nours, Rama Grinberg, Franck Magis, Judith Margolin 
Scénographie :  Jean-François Garraud 
Lumière : Claude Fontaine
Musique originale et régie son : Adrien Ledoux 
Régie lumière : Claude Fontaine ou Tof Goguet
Costumes : Sarah Leterrier
Chorégraphie et mouvements : Emilie Yana

Interview / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
20 juil. 2013

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Thomas Visonneau et Aurélie Ruby sont sortis de l’Académie du Théâtre de l’Union il y a 3 ans (2010) et ont monté leur compagnie en Limousin : Le Pas Suivant. Cette année au festival off en Avignon, ils présentent au Grenier à Sel Le temps des contes est révolu, une adaptation de textes de Dostoïevski, entre autres. Aurélie joue et Thomas met en scène. Le temps des contes est révolu est la deuxième partie d’un dyptique autour de Dostoïevski. Ce spectacle répond à Nuits blanches, crée en 2012, où Thomas jouait et Aurélie mettait en scène.

Théâtre Oracle s’entretient ici avec Thomas Visonneau, quelques jours après leur arrivée en Avignon. 

 

PREMIERS CHOIX
Le plateau est roi 

Pourquoi avoir choisi un texte littéraire plutôt que dramatique pour votre première création ? 

   La première idée était de proposer des récits que les gens ne connaissent pas.

   La deuxième raison de ce choix est que quand je lis du théâtre, je m’ennuie souvent ! Et à ce moment-là, j’étais plus excité d’imaginer ce que je pouvais faire avec un roman.

Et au plateau, qu’est-ce qui change entre ces deux écritures ?

   Dans une pièce, le théâtre ne nait pas sans conflit. Dans Dostoïevski, il n’y a pas de conflit, c’est du ressassement. Ce qui est intéressant c’est de comprendre ce qui va créer le conflit dans le texte littéraire, alors qu’en théâtre le conflit est déjà écrit. J’ai aimé pouvoir naviguer dans une matière. Bientôt, je monte Bérénice de Racine, et là le rapport sera différent.

Quel est le lien entre tes propositions : Dostoïevski, Racine et Training (prochain spectacle sur le sport) ?

   En fait il n’y en a pas. Je n’ai pas de « case ». Ce qui m’intéresse c’est « comment rencontrer les êtres humains ». C’est le plateau qui est le roi. Ce n’est pas la matière. Mais avec Bérénice je ne pourrai pas faire le malin. C’est de la tragédie, c’est de l’émotion pure, tu ne peux pas tricher avec cette matière - texte.

 

LA MISE EN SCÈNE
C’est tenir un cap et faire en sorte qu’il se passe quelque chose le jour J 

Tu jouais dans  Nuits Blanches  et tu mets en scène Le temps des contes est révolu. Que préfères-tu, jouer ou mettre en scène ?

   Ce sont vraiment des choses très différentes. Le metteur en scène, il est là pour maintenir un cap et tenir bon face à tout ce qui l’assaille. Car tout l’assaille : l’acteur qui a des problèmes existentiels, le régisseur lumière qui impose une implantation, le producteur qui veut te mettre dans un case. Et moi j’aime bien ça, tenir le cap. Alors que le travail d’acteur, c’est un travail d’amour. Moi, je remets trop en question lorsque je suis acteur.

Et comment entres-tu dans ce changement de rapport au plateau (du jeu à la mise en scène), car tu viens de passer plusieurs années à exclusivement jouer ?

   Ça s’est fait naturellement, progressivement. Pendant l’école, j’ai beaucoup observé. Je me préparais à comprendre comment ça marche. Gérer un technicien, un emploi du temps. Etre prêt au jour J. C’est ça en fait mon travail. Qu’il se passe quelque chose le jour J.

Quels sont tes « metteurs en scène de chevet » ?

   J’ai beaucoup  observé Anton Kouznetsov (professeur à l’Académie et metteur en scène). Mais en fait je suis plus dans un univers d’écrivains ou de cinéastes. Je ne suis pas à la pointe de ce qui se passe dans le théâtre. Je n’ai rien vu dans le « in » par exemple.

  En fait j’ai été marqué par l’expérience théâtrale plus que par des spectacles. C’est l’ambiance du plateau, des répétitions, des coulisses, des représentations qui m’ont donné envie de faire du théâtre. C’est ça qui me fait vibrer : le « tout est possible ».  Et tout remettre en jeu à chaque foi. 

 

LE PAS SUIVANT EN AVIGNON
Le Grenier à Sel, les gens connaissent ce lieu 

Comment vous êtes-vous retrouvés au Grenier à Sel ?

   Nous avons crée notre spectacle au Théâtre de La Passerelle à Limoges cette année. La Région est venue voir notre travail et ils nous ont incité à demander cette salle en Avignon. C’est la Région qui nous a soutenu pour venir.

Quel est l’accueil du public ?

   C’est assez tranché : certains détestent, d’autres adorent. Mais nous avons du monde, c’est encourageant. Nous tractons beaucoup, ça aide pour que les gens viennent ! Et il y a même un spectateur qui est venu m’aider à tracter car il avait aimé le spectacle ! Mais il y a tellement de monde qui tracte ici, c’est difficile de se démarquer.

Et à ton avis pourquoi les gens que tu tractes viennent ?

   Je pense que c’est l’auteur, et le label « Grenier à Sel », les gens connaissent ce lieu. Et puis comme  nous en parlons avec enthousiasme, c’est communicatif. Et puis aussi le fait que nous  venions de Limoges peut-être. Beaucoup de gens connaissent Michel Bruzat ici, donc le fait d’avoir crée le spectacle au Théâtre de La Passerelle nous aide.

Quels sont les enjeux pour vous ici à Avignon ?

Ils sont humains. Nous souhaitons que les pros et les gens du métier puissent venir voir notre travail !

 

Joué du 19 eu 27 juillet 2013, au Grenier à Sel
Festival Off d'Avignon.
Le Temps des contes est révolu.

Mise en scène : Thomas Visonneau 
Jeu : Aurélie Ruby
Lumière : Emilie Barrier 
Administration : Sébastien Ronsse

Interview / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol