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11 oct. 2014

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Dans le cadre du Festival d'Automne 2014, Le Théâtre de la Commune à Aubervilliers programme une pièce de Jérôme Bel, créée en 1995. Le titre est Jérôme Bel. Jérôme Bel est donc un chorégraphe, une pièce, une réflexion sur l'art vivant. 

Jérôme Bel, le chorégraphe  

L'art est recherche ou ne l'est pas, dit-il. Jérôme Bel est un chorégraphe français travaillant internationalement. Il est danseur interprète jusqu'en 1994, date de sa première "pièce", qu'il nomme lui-même "chorégraphie d'objets" : Nom donné par l'auteur. Cette première pièce succède à beaucoup d'autres, une par an environ, depuis. 

Les questions qui mènent sa recherche sont tournées vers le "méta - plateau" : le plateau y est questionné sur ce qu'il est : sa forme, ses enjeux, son discours, son rapport au spectateur et à la représentation.

Au Festival d'Automne, cette année, il reprend une création de 1995, Jérôme Bel.  En sortant, du spectacle, au CDN d'Aubervilliers, je bavarde dans le métro avec une jeune spectatrice scandalisée. Elle me parle de ces choses qu'elle trouve scandaleuses. Ce n'est pas scandaleux que les corps soient nus, ce n'est pas scandaleux qu'ils urinent sur la scène, ce n'est pas scandaleux en somme qu'il ne se passe rien. Ce qui est scandaleux pour elle est que les danseurs ne fassent rien pour nous, public. En somme que les acteurs ne passent pas la rampe, qu'ils ne viennent pas nous chercher. Elle rajoute : Il y avait même cette femme allongée tout le long, dos à nous. Dos à nous ! C'est bien qu'ils nous méprisent ?!  Cette spectatrice est scandalisée que l'on méprise ses attentes du plateau.

Dans le programme, il est écrit :

Voilà le travail : défaire toute virtuosité technique, désarmer les codes qui régissent nos gestes, des plus infimes aux plus spectaculaires. Loin de la surenchère scénique et de son cortège d'images guerrières ou érotiques, c'est l'émotion d'un seul acte, simple et radical.

En un sens tout est dit. Puisque l'art est recherche ou ne l'est pas, il y est encore question de trouver un nouveau monde. Voilà ce que nous dit le Caligula de Camus :

Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.


Jérôme Bel, la pièce 


La pièce Jérôme Bel est un acte d'essence, où il est question de chercher un degré zéro. Qu'est-ce que la représentation ? Qu'est-ce que l'espace du théâtre ? Cela passe précisément par les degrés zéro de :

La lumière.
La musique.
Le corps.
L'acte.
Le metteur en scène.

Quel serait donc le "degré zéro" de ces composantes du théâtre ? - en effet il n'y a pas "le texte" dans ces composantes, car finalement, l'acte scénique s'accommode très bien de cette absence, sans pour autant trahir ni le théâtre, ni sa forme. S'il est une réponse possible au degré zéro de la représentation, Jérôme Bel y répond ainsi :

La lumière, c'est Thomas Edison, l'inventeur de l'ampoule à la fin du XIXème siècle. Donc la lumière de Jérôme Bel, c'est une ampoule nue. L'actrice qui porte l'ampoule ne fait que cela.

La musique, c'est Johann Sébastien Bach. Sans enceinte, sans enregistrement. C'est donc un acteur qui chantonne le répertoire de Bach. Suites, Clavecin bien tempéré, Ode à la joie.

Le corps, il y en a 4, puis 5. Ils sont nus et normaux. Pas de corps surentraîné, ni spectaculaire.

L'acte, c'est chacun le sien. Un par personne : porter la lumière, chantonner Bach, appréhender son corps et celui de l'autre.

Le metteur en scène, c'est Jérôme Bel, c'est le titre de la pièce.

Le degré zéro pourrait être une arme contre la construction superficielle d'une réalité unique. Il n'y a personne à convaincre sur ce qu'est le théâtre, mais il est à se convaincre que le théâtre n'a pas de réponse. Et que sa forme la plus profonde est celle à inventer, celle qui n'est pas définitive. Au sens le plus strict de définitif, à savoir : qui annonce la fin d'un mouvement. En 2000, le chorégraphe Tino Seghal crée la pièce (sans titre) (2000). Elle a pour objet d'exposer théâtralement la pratique de la danse du 20e siècle, en transposant les pratiques des danseurs et les visions du corps qui y sont associées, successivement. Cette pièce a été réinterprétée en 2013 par Boris Charmatz (entre autres). De manière générale, c'est une chose réjouissante d'observer les artistes dialoguer entre eux à travers leur travail, indépendement de leur état (mort ou vivant), indépendemment de leur proximité physique. D'où je suis, Tino Seghal, Jérôme Bel et Boris Charmatz m'ont fabriquée un espace mental dans lequel l'histoire du corps en scène, de la nudité, du mouvement minimal sont explorés.


Jérôme Bel , le spectateur
  

Jérôme Bel est lui-même un spectateur assidu dit-il dans ses entretiens. Et lorsqu'il crée au Festival d'Avignon 2013 Cours d'honneur, il pose encore une question directe à la représentation, avec tout ce que cela engage : le spectateur, la réception, le Réel, la création de sa propre mémoire. Pour ce spectacle, des spectateurs - acteurs non professionnels (choisis, et ayant répété en amont), se succèdent sur scène et "racontent" leur expérience de spectateur vécue dans la Cours d'Honneur du Palais des Papes, pendant le Festival d'Avignon, toutes les années confondues.

Jérôme Bel explique souvent que le spectateur doit être partie prenante de la représentation. Au même titre que le l'acteur et le metteur en scène. Ecouter Jérôme Bel parler de son travail peut est un exercice d'abstraction, certes. Et pourtant il explique lui-même que le théâtre ne peut être entièrement un art conceptuel. En effet, regarder son travail est très simple. En général, un seul acte, est développé dans toute la pièce, et donné dans le titre. Aucun détour.

Il n'y a finalement rien à "comprendre". Dans un entretien filmé, mené par Yvane Chapuis, et à propos de The show must go on, spectacle de 2001, il explique qu'il compte sur le spectateur pour faire exister la pièce. Il souhaite : ne pas en savoir plus que le spectateur. Il souhaite encore : décrire le processus mystérieux de la représentation, et produire une réflexion sur les actions qui semblent les plus banales. 

Vous êtes partant ?

Jérôme Bel (1995)

Concept : Jérôme Bel
Avec : Éric Affergan, Claire Haenni, Patrick Harlay, Gisèle Pelozuelo, Frédéric Seguette

Production  : 
R.B. Jérôme Bel (Paris).
Remerciements DCA et la Ménagerie de Verre.
Avec le soutien de la Fondation d'entreprise Hermès.
R.B. reçoit le soutien de la DRAC Ile-de-France en tant que compagnie chorégraphique conventionnée, et de l'Institut Français, Ministère des Affaires Étrangères pour ses tournées à l'étranger.
Spectacle crée le 1er septembre 1995 au Festival Bellone - Brigittines (Bruxelles).

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
20 sept. 2014

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Le Théâtre du Renversement fait l'objet d'une recherche de Master 2  à L'Université de la Sorbonne Nouvelle- Paris 3. Cette recherche est dirigée par Arnad Rykner.

Ici, un aperçu. 


LA PENSÉE ET LE RENVERSEMENT

Il semble plus aisé de commencer une pensée que de la poursuivre. Formuler une pensée, n'est-ce pas déjà la trahir ? Est-ce risquer de figer une pensée que de l'écrire, de la dessiner, de la mettre en scène, de la photographier, de la bâtir, de la filmer, ou encore de la peindre ? Comment le théâtre peut-il construire de la pensée ?

Aborder le renversement au théâtre est une façon intuitive de mettre en avant l'ambivalence nécessaire à la pensée, pour faire co-exister dans un même espace ce qui est et ce qui pourrait être. C'est le désir de renversement qui importe. Et c'est le mouvement de ce désir qui importe. Renverser n'est pas détruire pour reconstruire. Renverser, c'est construire encore, avec la matière existante. Le renversement n'est pas une cause, mais un objet en soi. Le renversement c'est la pensée en mouvement. L'étude du renversement ne sera pas l'étude comparative entre un avant et un après. L'étude du renversement sera l'étude du mouvement de renverser. L'étude du théâtre du renversement ne portera pas sur la conséquence du renversement, mais sur le renversement en lui-même, comme condition de l'acte théâtral. Le théâtre du renversement répond à ce que Caligula cherche en dehors de ce monde, mais qui est tout à a fois au choeur de celui-ci.

Ce monde, tel qu'il est fait, n'est pas supportable. J'ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l'immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.(1)



L'ART DU THÉÂTRE

En quoi le théâtre est-il l'épreuve du Réel ? En quoi le théâtre admet-il que le monde est la représentation que l'on en fait ? En quoi admet-il que la liberté n'est, qu'à la seule condition de se chercher ? En quoi admet-il que la réalité est un espace-temps sublimé ? Howard Barker répond partiellement à ces questions en différenciant avant toute chose le théâtre, de l'art du théâtre. Il insiste sur la nécessité de l'art du théâtre :

Le théâtre reproduit la vie, l'art du théâtre invente la vie. Cette action d'inventer peut être perçue comme une critique de l'indigence de l'existence. (...). Entrer dans l'espace en silence. Y entrer en pensant à la mort. Faire de la mort le seul sujet même lorsque le rire dévoile l'ambiguïté de nos passions. Admettre la mort.(2)

Barker considère que la mort seule est le sujet important de l'existence. Et pour lui, c'est la forme de la tragédie qui matérialise le mieux l'expression de l'existence. La tragédie n'offre pas d'espoir sur sa propore issue. Se demander comment vivre ? revient à se demander comment mourir ? Par exemple, les personnages de Antigone, de Phèdre, de Roméo et de Juliette entrent tous dans la pièce avec une question dont la mort est la seule réponse. Antigone ne peut pas vivre (au sens de vivre moralement) sans donner une sépulture à son frère, mais ne peut pas vivre non plus (au sens de vivre physiquement) en lui donnant cette sépulture, car le roi Créon l'interdit. Phèdre ne peut pas vivre avec l'amour interdit qu'elle éprouve pour Hipolyte, et ne peut pas vivre non plus sans lui. Roméo et Juliette ne peuvent pas vivre sans s'aimer, mais ne peuvent pas vivre en s'aimant. La question liée à tous ces personnage n'est pas : vont-ils mourir ?, la question est bien : comment vont-ils mourir ? La question vont-ils mourir ? est un divertissement, car elle donne l'illusion que la mort peut ne pas être. Howard Barker, à propos de la tragédie, insiste sur le fait qu' elle nous parle de l'Homme, et que cette connaissance de l'Homme, s'il en est une, est la seule façon de vivre décemment. Dans Arguments pour un théâtre il dit :

On ressort de la tragédie armé contre le mensonge. Au sortir de la comédie musicale, on se fait berner par le premier venu (...). Après le carnaval, une fois les masques tombés, on est exactement comme avant. Après la tragédie, on ne sait plus qui on est. La tragédie rend la poésie à la parole.(3)

 

LA MORT ET L'IMMÉMORIALISATION

Jean Oury, psychiatre qui a fondé la clinique de la Borde en 1953, aborde cette question de la mort comme chose non traitée par le Collectif : La Mort est coupure, accident ; jamais prévue, toujours en trop. Comment un ensemble institutionnel peut-il traiter l'en-trop ?(5) Et il poursuit sur le travail du deuil, comme incorporation de la mort :

Le travail du Deuil c'est un travail d'écriture lointaine, d'immémorialisation d'un texte, d'infinitisation d'une énigme, de préservation de la liberté. Ça donne de l'épaisseur, de l'étoffe à un Collectif. Ça donne à penser.(6)

Le principe d'immémorialisation est intéressant car il rejoint la question de la représentation. Immémorialiser une chose est à la fois la prendre en compte, et en ignorer les images clinquantes qu'elle véhicule. Bill Readings décrit cela ainsi : favoriser l'oscillation entre le refus de l'oubli et le refus du simple souvenir « représentatif », non problématique. (7)

Passer par le Réel, l'art du théâtre et la mort pour questionner le renversement, est un détour pour aborder la question du commun. Le théâtre est l'espace où ce qui est inadmissible peut être pensé en commun.

Ces hypothèses seront développées et mises à l'épreuve à travers quatre spectacles, choisis pour les questions qu'ils soulèvent, de près ou de loin : Bit de Maguy Marin (création 2014), Passim de François Tanguy (création 2013), Ode maritime de Claude Régy (création 2010), Hypérion de Marie-José Malis (création 2014).

(1).  CAMUS Albert, Caligula, édition folio Gallimard, 2013, Paris, page 26.
(2). BARKER Howard, La mort, l'unique et l'art du théâtre, édition Les solitaires intempestifs, 2008, Besançon, traduction Élisabeth Angel-Perez, page 16.
(3). BARKER Howard, Arguments pour un théâtre, édition Les solitaires intempestifs, Besançon, 2006, traduction Élisabeth Angel-Perez, page 21.
(4).  Bel / Charmatz - voir programme festival d’automne
(5).  OURY Jean, La psychose, l’institution, la mort, Hermann Éditeurs, Paris, 2008, page 10.
(6).  Ibid, page 11.
(7).  READINGS Bill, Introducing Lyotard. Art and Politics, Routledge, 1991,"The task of not forgetting, of anamnesis, (...) which struggles to keep events from sinking into the oblivion of either representation (voice) or silence."

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
26 juil. 2014

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Spectacle programmé du 8 au 16 juillet 2014, au théâtre Benoît XII, Festival d'Avignon. En tournée en France en 2014/2015.


LE POINT DE DÉPART


De retour de ce festival d'Avignon, un peu mouvementé par les questions politiques et syndicales qui traversent le spectacle vivant, et qui traversent également d'autres domaines concernés par la précarité - lorsque je dis « un peu » mouvementé, je crois que je regrette toujours que l'injustice, l'inégalité et le mépris des minorités ne créent pas un désordre plus monstrueux à chaque coin de rue. De retour, donc, de ce festival, je suis, comme chaque année, prise dans un élan de pensée, d'ardeur générale, de révolte. Cela me crée un désir de métamorphose de ce monde-ci. L'année dernière en ayant vu Angelica Liddell, cette année en ayant vu Hypérion. Alors me voilà dévouée à la cause d'Hypérion, presque satisfaite d'assister à une incompréhension générale, et de pouvoir défendre un martyr de notre époque. Un peu comme Ravachol ou Garcia Lorca. 


LE POINT COMMUN

Le théâtre que j'aime crée pour moi de la révolte. J'aime que les temps se croisent, que les combats se rencontrent, que les solitudes se disent bonjour. Je rencontre Malis qui rencontre Hölderlin qui me rencontre. Ou dans un autre sens. Quel est notre point commun ? - oui, j'ôse me mettre en face de ces personnes sans fausse modestie, car j'ai l'impression qu'ils s'adressent à tous, et à chacun. Notre point commun donc, serait d'être pris par des questions. Et quand il s'agit de ces questions, quelle différence y a-t-il entre les formuler et les entendre ?

Voilà les questions que j'ai entendues = formulées, en assistant à cet Hypérion :

- y a-t-il une alternative ?

- le bonheur se cherche-t-il encore ?

- la poésie peut-elle sauver ?

- s'agit-il réellement de sauver quoique ce soit ?

- ai-je le cœur d'entendre le petit, le fragile, le mineur ?

- la profondeur se trouve-t-elle dans ce que l'on répète, ou dans ce que l'on découvre ?

- y a-t-il une écoute qui puisse transformer le monde ?

- quelle différence y a-t-il entre le monde d’Hölderlin (Allemagne, début du XIXéme), le mien (Marseille, début XXIème), ou encore celui de Platon (Grèce, IVème siècle avant JC) ?

- quand la jeunesse s'arrête-t-elle ?


LE POINT DE RUPTURE


Eternelle introduction, cela m'est toujours plus simple d'introduire que de poursuivre. Il est tellement agréable de faire des promesses. Dans la suite de cette longue introduction, je vais commencer par parler d'un autre spectacle, vu le lendemain d'Hypérion : Mahabharata, à la carrière de Boulbon. La carrière de Boulbon est un grand espace de roches à quelques km du centre d'Avignon. Une falaise pour décor. Très belle (...pour le tourisme, ai-je entendu à droite à gauche). Et Mahabarata donc. Un conte. Du blanc. Un mariage. Des rois. Des mouvements parfaits. Des danseurs précis. Des costumes sans couture. Des masques. Des marionnettes géantes. Du blanc encore. Des ombres projetées. De la musique. Du maquillage. Beaucoup.

Sans doute, Mahabharata est un beau spectacle. Mais je n'ai pas pu rester. 24h après Hypérion, je ne pouvais toujours pas quitter la langue d'Hölderlin, ni les acteurs de Marie-José Malis. Aspirée par les acteurs et par le texte, je n'ai finalement pas vraiment été disponible à d'autres spectacles pendant ce festival. Cela va dans le sens de tout ce que j'ai longtemps fui dans les festivals : la consommation de l'art, l'abrutissement par le beau, le détournement compulsif. J'ai fui cela jusqu'au début de mes années d'étude de théâtre. Là, je voulais tout voir. Mes études bien terminées, je crois retrouver aujourd'hui le désir de prendre part et de choisir.


LE POINT DU JOUR

Les acteurs nous regardent dans les yeux, puisque, nous, spectateurs, sommes éclairés autant qu'eux. Et ils s'adressent à chacun, à tous, au siècle. Il y a dans la salle, des fauteuils en mousse marron qui grincent, des escaliers bruyants, des murs d'une couleur approximative, entre prune et framboise écrasée. Ce sont les acteurs qui actionnent la lumière. La lumière semble passionnante, mais je ne saurais pas en parler je crois, peut-être plus tard. Tout déborde dans la salle : la scène, la lumière, le décor, les acteurs. Et cela déborde également en hauteur, et en fond de scène. C'est à dire que la limite du « Théâtre » est malmenée. Les limites en sont malmenées d'un point de vue de la durée, du rythme, de la scénographie. Ce n'est pas pour me déplaire, de ne plus voir les frontières. Par exemple, la scénographie : elle est en carton pâte, reproduction d'une rue en Grèce ou en Egypte, ou dans un quelconque pays dans lequel les émeutes grondent ? Sur scène, il y a également un monument aux morts, lui aussi en carton pâte, sur lequel est discrètement dessiné le bonnet phrygien de la révolution française. Nous sommes donc un peu partout, un peu nulle part : dans un théâtre, en France, en Grèce, en Egypte, bref, dans un lieu, dans un temps de révolte de toute évidence. Il est donc question d'un espace général, disons celui-là, et d'un temps absolu. Aujourd'hui ou deux siècles avant nous ? Quelle différence ?

Et pourquoi du carton-pâte ? J'aime me raconter que le « faux » du théâtre y est fièrement arboré. Ce carton-pâte nous dit bien « ceci est du théâtre, ne vous perdez pas dans ces images, ceci n'est pas la monde tel qu'il est, ceci n'est pas un miroir ». Mais ce carton-pâte nous dit aussi, « c'est au théâtre et dans la poésie que la révolte naît ». Ni le sol, ni les murs ne sont propres. Et les brindilles d'herbes laissées au sol, ont elles aussi, leur part. Elles sont ramassées, brandies puis délicatement enlacées dans les cheveux de l'une des actrices. C'est le petit que l'on voit ici, et le fragile, le simple, le lent. Les acteurs écrivent sur les murs : « beauté », « enfance », « nature », « pourtant ». Je me dis que la poésie arrive sans doute lorsque ma propre langue me paraît étrangère. On rend ici à ces mots humbles, leur profondeur. Plus que leur profondeur : leur innocence. Ce qui revient au même.


LE POINT DE RALLIEMENT


Il est temps maintenant d'entrer dans ma partie préférée : celle de l'adresse des acteurs et de la non-narration. Howard Barker dit « la forme narrative se meurt entre nos mains ». Oui, je crois aussi que le théâtre qui explique est un théâtre mort, que le théâtre qui raconte est un théâtre mort (et je ne parle pas du conte ici, cette forme en est une autre.), que le théâtre qui rapporte (un temps, un lieu, une action), est un théâtre mort. Plus jamais de « Il était une fois » au théâtre s'il vous plait ! Cela me glace le sang. Cela évanouit tout désir en moi, cela m'esseule. Que les vivants dévorent les morts ! Que les morts soient convoqués pour ce qu'ils font encore sur notre monde, et non pour ce qu'ils ont faits dans le passé. Hölderlin n'est pas mort, Hypérion existe. Les acteurs qui pensent un texte à voix haute, pris par la fulgurance de ce qu'ils découvrent, en nous regardant nous, spectateurs, font de l'adresse leur acte de résistance. Hypérion est rare, quelle chance de l'avoir croisé. 

J'ai quelque fois entendu qu'on trouvait le texte très beau : « Cela m'a donné envie de lire le texte, mais la forme du spectacle ne m'a pas intéressée ». Ce ne sont pas exactement les mots, mais l'idée est bien de dissocier le texte du plateau. Moi je pense qu'il n'est pas possible de dissocier le texte de la mise en scène sans détruire la proposition. Le fond et la forme se rejoignent en tous points :
 
- appel à la révolte : contre le pouvoir/contre le théâtre classique, 

- invention d'une nouvelle ère : pour le bonheur/pour la modernité du théâtre, 

- soulèvement de la jeunesse : un possible en devenir/un théâtre en devenir.

LE POINT FINAL

Je ne reviendrai finalement pas sur la lumière de ce spectacle, par manque de savoir quant à ce domaine passionnant. J'aurais certainement usé de quelques métaphores sur le fait qu'Hypérion "éclaire le Théâtre".

Et pourtant, autour, la presse nationale se déchaine, les professionnels bienveillants quittent la salle, la majorité des spectateurs désapprouve.
Pourtant.
Pourtant.
Pourtant.
Hypérion écrit à Bellarmin :
Pourtant, tu brilles encore, soleil du ciel ! Terre sacrée, tu ne cesses point de verdir ! Les fleuves courent encore à la mer, et les arbres qui donnent l'ombre murmurent toujours à midi. La cantilène du printemps berce mes mortelles pensées, et la plénitude du monde vivant revient enivrer ma détresse.

Retrouvez Marie-José Malis sur notre site, en entretien avec Laure Adler : Transformer ce monde-ci.
Lisez l'article De retour d'Avignon.
Egalement, à propos de Marie-José Malis, deux autres critiques sur d'anciennes création :
2009 - Le prince de Hombourg, Heinrich von Kleist : Mettre en scène l'Histoire.
2011 - On ne sait comment, Luigi Pirandello : Tentative de savoir comment.

Hypérion
Durée : 5h 

Hypérion d'après Friedrich Hölderlin
Traduction : Philippe Jaccottet
Créé au Festival d'Avignon, du 8 au 16 juillet 2014.

En tournée : 
-
du 26 septembre au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Abervillers ;
- les 6 et 7 novembre, aux Quinconces-L'espal, Scène conventionnée, Théâtres du Mans ;
- les 15 et 16 décembre, au théâtre de l'Archipel, Scène Nationale de Perpignan ;
- du 10 au 21 janvier 2015, au Théâtre National de Strasbourg ;
- du 27 au 31 janvier au Théâtre Dijon de Bourgogne, CDN.

Mise en scène
 
: Marie-José Malis
Adaptation 
:Marie-José Malis et Judith Balso
Scénographie 
: Adrien Marés, Jessy Ducatillon, Jean-Antoine Telasco
Lumière 
: Jessy Ducatillon
Son
 : Patrick Jammes
Costumes 
: Zig et Zag
Avec
 : Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev
Et les comédielles amateures : Adina Alexandru, Lili Dupuis, Anne-Sophie Mage (Maxime Chazalet en tournée)

Production : Théâtre de la Commune Centre Dramatique National d'Aubervilliers
Coproduction : Compagnie La Llevantina, Comédie de Genève, L'Archipel Scène nationale de Perpignan, CCAS, Festival d'Avignon
Avec le soutien de : la Région Île-de-France

Rédaction / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
22 nov. 2013

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Tout le ciel au-dessus de la terre, le syndrome de Wendy 
texte, jeu et mise en scène d'Angélica Liddell
Dans le cadre du Festival d'Avignon dans la cour du Lycée Saint Joseph du 6 au 11 Juillet 2013.
Au Théâtre de l'Odéon dans le cadre du Festival d'Automne, du 20 novembre au 1 décembre 2013.
Au Parvis Scène Nationale de Tarbes le 6 et 7 décembre 2013.

   Le samedi 6 Juillet Angélica Liddell présentait pour la première fois en France son nouveau spectacle
Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy), au Festival d'Avignon. Depuis qu'elle a joué en France Maudit soit l'homme qui se confie en l'homme : un projet d'alphabétisation..., je ne rate pas un seul de ses spectacles, allant parfois jusqu'à faire des kilomètres pour retrouver l'artiste et sa troupe Atra Bilis Teatro.  

 

PETER PAN versus WENDY 

    Sur scène il y a un petit tas de terre et des crocodiles suspendus en l'air.

   L'histoire nous raconte les aventures de Wendy en trois parties. Au début du spectacle, Wendy se trouve sur l'île d'Utoya et elle assiste au massacre perpétré par Anders Behring Breivik, le militant d'extrême droite qui a assassiné 69 militants du parti socialiste en Suède. Sur l'île, elle rencontre Peter Pan, qui lui permet de s'envoler vers une autre île, l'île de Shanghai, où elle est heureuse, car là-bas :

   "Je suis soulagée d'être une étrangère qui se promène seule [...] ta ville est pleine de gens usés. Tu les connais trop bien, ils ont dévoilé leur saleté intérieure."

   Shanghai évoque le pays imaginaire de l'œuvre de J.M Barrie. Dans ce pays imaginaire Wendy invite deux danseurs chinois amateurs de valse, et un orchestre coréen pour offrir au public cinq valses dansées, d'abord par eux seuls puis rejoints par la bande des enfants perdus. Puis, les enfants perdus abandonnent Wendy seule sur scène, où elle dit un long monologue, où elle crie sa haine des mères et de leurs nouveaux nés qu'elle appelle "supplément de dignité", et sa haine des milieux militants et associatifs. Wendy nous raconte sa haine du monde et son bonheur d'être individualiste. Elle nous raconte les plaisirs sexuels qu'elle se donne le soir en tchatant sur internet avec des inconnus pervers sexuels, elle se masturbe aussi dans les toilettes d'un supermarché lorsqu'elle sort d'un hôpital. Puis Wendy, dans une courte conclusion du spectacle retourne sur Utoya, où elle va voir le fantôme d'un militant socialiste assassiné par Anders Behring Breivik.

   Avant de répéter sa mort sous ses yeux, le fantôme dit en français dans le texte :

   "Tu as l'âge de tous les âges. L'âge où tu peux coucher avec tes propres enfants. Pourquoi voudrais-je suivre quelqu'un qui n'est pas comme toi ? En plus je vais te traiter comme si tu avais 15 ans. Et toi tu me traîteras comme si j'étais vieux. Toi, comme si tu avais 15 ans, et moi, comme si j'en avais 50. J'ai vécu tant de choses que je suis devenu vieux. Toi, tu n'as pas encore vécu. Parce que la vie nous a conduits jusqu'à ces extrêmes, dans le fond, c'est moi qui veux coucher avec ma propre fille, c'est-à-dire toi." 

   Au début du spectacle Wendy est seule sur scène et se masturbe à coté de Peter Pan. Ce geste raconte à la fosi le plaisir sexuel de Wendy, et montre aussi comment le plaisir individuel peut rejoindre un geste chorégraphique. Puis, un poème de William Wordsworth résonne et ses camarades de scène qui jouent les enfants perdus la rejoignent. Ils vont vivre des moments d'éducation, puis l'horreur avant que Wendy s'envole accompagnée de Peter Pan à Shanghai. Dans son spectacle Angélica Liddell met trois références principales : 

- un film d'Elia Kazan, Splendor in the grass (La fièvre dans le sang), titre extrai du poème de William Wordsworth avec Nathalie Wood et Warren Beatty,
- la chanson rock reprise par the Animals Rising Sun et enfin
- l'œuvre de J.M Barrie Peter Pan dont le spectacle est une adaptation contemporaine.

    Souvent je me sens mal à l'aise par rapport aux militants politiques et associatifs, par rapport à leurs contradictions - et aussi un peu par jalousie. Je me demande toujours par exemple pourquoi Greenpeace ou Action contre la faim paye des gens pour aborder les passants dans la rue pour qu'ils financent leurs associations par prélèvements automatiques. Alors que, si ces associations n'avaient pas des campagnes de publicité aussi lourdes, elles pourraient mettre leur argent dans du concret. Je trouve toujours bizarre les écologistes ou les gauchistes qui fument, et qui boivent de l'alcool, et qui font marcher ces industries tout en t'expliquant ce que tu dois faire ou pas. Et qui, souvent au passage, disent que l'art est élitiste. Angélica Liddell leur dit :

   "Les junkies sont ennuyeux. Les ivrognes sont ennuyeux. Très très très ennuyeux. J'en ai marre de voir les gens ivres, bourrés. J'adorerais voir en face de moi quelqu'un en train de boire un verre d'eau. L'air sérieux. Silencieux. Par exemple, un nageur(...) Tous ces gens qui aident ceux qui ont des problèmes ne me plaisent pas. Les professionnels de la pitié, les médecins, les psychiatres, les psychologues, les assistantes sociales, les coopérants, les ONG, les activistes, ces putains de volontaires ne me plaisent pas."

   Angélica Liddell se venge pour moi de toutes les fois où je me suis retrouvé mal à l'aise face aux contradictions des militants, des autonomes, des squatteurs, des artistes qui me faisaient la morale tout en se bourrant la gueule. Ce qu'elle dit par ces mots, je l'ai ressenti plusieurs fois au fond de moi, et je n'ai pu l'exprimer que par la colère ou des pleurs. Je suis heureux qu'une dramaturge et metteuse en scène l'exprime de manière aussi forte par des mots ou des gestes que je ne sais pas exprimer. Et heureux qu'elle ait écrit un texte où je peux me réfugier et me blottir face à des situations similaires.

   Quand je regarde ce spectacle, j'ai l'impression qu'Angélica Liddlell envoie de la poudre pour qu'on s'envole au pays imaginaire avec elle.

   Elle envoie tellement de poudre que le lendemain, j'ai encore envie de le revoir et je vais racheter une place pour la représentation du mardi. Et j'ai envie de revoir et de relire sans cesse cette pièce qui m'habite.

   

THÉÂTRE versus RÉALITÉ

   L'après-midi même, avec des amis qui évoluent dans le milieu associatif, nous avons discuté des contradictions de ce milieu. 

      Nous avons aussi discuté du fait d'avoir des enfants et de s'engager pendant 26 ans auprès d'eux. Nous avons aussi discuté des relations avec ces amis et de ce qu'il vallait mieux favoriser : ses passions personnelles ou l'amitié. Car, le soir de la représentation, j'ai dû choisir entre me rendre aux trente ans d'une amie ou aller au théâtre voir Tout le ciel au-dessus de la terre. J'ai choisi le théâtre plutôt que mes amies. Quatre heures plus tard, sur le plateau de la cour du lycée Saint Joseph, Angélica Liddell déblatérait sur ces sujet-là et son ultra individualisme me donnait raison

   Deux mois après la représentation, j'ai appris qu'un de mes amours de jeunesse était enceinte. Cela m'a mis en colère. Par jalousie. Car cette fille, militante associative indépendante, qui avait de grands discours sur la dépendance au sein du couple rentrait dans le moule de la société avant moi. Parce qu'elle donnait naissance à son « supplément de dignité », alors qu'à l'époque où nous étions ensemble, elle ne savait pas ce qu'elle voulait mais affirmait qu'elle aurait un enfant jeune. Et bien, quand j'ai appris cet heureux événement, je me suis encore une fois réfugié dans le monologue de Wendy. Pour me défouler, mais aussi parce que la haine d' Angélica Liddell sur les mères me semble juste.

   Une amie à moi, agricultrice en biodynamie très militante, vient de se faire lâcher en même temps par son associée et son copain. Son copain à rencontré une autre fille qui deux semaines plus tard était enceinte et attendait sont "supplément de dignité". Je vais offrir le texte de Tout le ciel au-dessus de la terre à mon amie, afin qu'elle se défoule contre les gens qui l'entourent. Je vais lui offrir le texte de Tout le ciel au-dessus de la terre pour qu'elle se réfugie aussi à l'intérieur, pour qu'elle se réconforte et se blottisse dedans.

   Peut-être que je fantasme ces ponts entre le réel et l'œuvre théâtrale, mais, si ces ponts sont des fantasmes, il y a une chose qui est bien réelle, c'est la manière dont le texte d'Angélica Liddell m'accompagne, et l'envie que j'ai de la faire lire au plus grand nombre depuis le soir où je l'ai vu et entendu.

   Ces trois exemples de la vie réelle qui font écho dans le texte écrit par Angélica Liddell montrent pourquoi ces textes sont essentiels malgré la haine apparente qui s'en dégage. A travers le personnage de Wendy, Angélica Liddell nous envoie un miroir dur, mais réel de notre monde. Wendy pointe nos contradictions dans notre vie quotidienne.

 

CONCLUSION

   Dans la bouche de n'importe qui d'autre je m'insurgerais contre les propos sur le milieu associatif qu'elle tient :

"L'arrogance des soi-disant humbles. L'arrogance des soi-disant généreux. Généreux avec un badge au revers de la veste, où l'on peut lire : « Je suis bon par nature. » « J'aime tout le monde ». « Je ne travaille pas pour l'argent.» « J'agis pour le bien d'autrui. » « Je nettoie les chiottes par amour.» Parfois, la bonté de l'amour me dégoûte. Ce sont les suppléments de dignité des mères et des bigotes."

   Sauf qu'Angélica Liddlell n'est pas n'importe qui : une personne qui habituellement tient ces propos ne se masturbe pas sur scène, n'écrit pas des pièces qui rejoignent la réalité aussi évidement, ne fait pas venir des danseurs de valse chinoise sur un plateau et les musiciens des musiques de film de Park Chang Woo, ne nous fait pas écouter à fond Risisng sun, n'a pas la vision artistique qu'Angélica Liddlell a quand Wendy dit :

"Quand je pense à la tuerie d' Utoya je ne pense ni à la douleur, ni à l'horreur. Quand je pense à la tuerie d' Utoya, je pense à tous ces jeunes gens que j'aurais aimés et qui ne m'auraient jamais aimée. J'imagine leurs sexes dans ma bouche. J'imagine leurs sexes dans ma bouche. J'imagine d'éternelles fellations."

Elle nous dit "à quoi bon avoir des enfants si c'est pour finir tué par un militant d'extrême droite?".

 Adrien Mariani

 


Todo el cielo e sobre la tierra. (El sindrome de Wendy) Edition Les solitaires intempestifs
Compagnie Atra Bilis Teatro

Spectacle créé au Festival d'Avignon 2013
Durée estimée : 2h30
Spectacle en espagnol, mandarin, shanghaïen et allemand surtitré en français

Texte et mise en scène : Angélica Liddell 
Avec : Wenjun Gao, Fabián Augusto Gómez Bohórquez, Xie Guinü, Lola Jiménez, Angélica Liddell, Sindo Puche, Zhang Qiwen, Lennart Boyd Schürmann
Ensemble musical : Phace
Décors et costumes : Angélica Liddell
Musique : Cho Young Wuk
Assistants, orchestration et arrangements : Hong Dae Sung, Jung Hyung Soo, Sok Seung Hui
Préparation musicale : Lee Ji Yoen
Guitare : Lennart Boyd Schürmann
Lumière : Carlos Marquerie
Son : Antonio Navarro
Régie lumière : Octavio Gómez
Professeur danse de salon : Sergio Cardozo
Costumes ajustés : González
Masque chinois lion : Lidia G le petit paquebot
Interprète chinois/espagnol : Wenjun Gao, Saite Ye
Traduction : Christilla Vasserot
Directeur technique : Marc Bartoló
Régisseuse de scène : África Rodríguez
Production et logistique : Mamen Adeva
Assistante mise en scène : María José F. Aliste
Production exécutive : Gumersindo Puche

 

Rédaction / / Avignon / 
Posté par : Adrien Mariani
10 nov. 2013

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Marine Debilly est étudiante en arts plastique à l'Université de Lettres d'Aix-Marseille, et curatrice à l'Asile404

L’Asile 404 est un lieu de création, de diffusion et de production artistique, un atelier ouvert et transdisciplinaire situé au cœur de Marseille, visible et ouvert à tous, où artistes et habitants se rencontrent.

Pratique : art conceptuel : installation et environnement, performance, théâtre. Sa recherche théorique et pratique s'axe autour de la fonction de l'art dans la société. Quels lien entretient la fiction avec le réel ? A partir de quand est-on artiste ? Comment faire pour démocratiser l'art sans le simplifier ?

J'essaie, à partir d'informations tirées de bouts de livres, de comprendre ce qu'est une fiction, et pourquoi je n'arrive pas à confondre art et vie dans ma pratique artistique. Comment passe-t-on de la fiction a la réalité ? Quand est on face à une image ? Les images ne sont-elles réservées qu'aux « objets d'art » ?

IDÉES FONDATRICES OU MOIGNONS D'HYPOTHÈSES

Je suis "libre" lorsque que je regarde le dos de cette superbe femme qui passe dans la rue, parce que je suis seule face à un objet, je prends mon objet, j'en pense ce que je veux, ou je ne pense pas, je suis bien. Si par malheur elle se retourne et pose son regard sur moi, c'en est fini ! Une foule de pensées vont affluer et briser ma contemplation. A ce moment-là, je ne suis plus face à une image dans laquelle je peux me plonger, mais face à un autre moi.

Les images ne sont pas réservées seulement aux objets d'art. Le monde peut apparaître comme une image.

L'art a pour moi une visée existentielle, il aide à vivre mieux, à comprendre le monde, à passer le temps, car ce qui est important c'est ce que l'on fait. Et l'art est un faire, un faire avec et dans le monde. Il est la question qui suspend toute question, car il est lui-même sa réponse. Il permet de jouer avec ce qui est donné, il permet de combler l'ennui, il est en même temps au fondement de l'ennui : c'est parce que nous nous sommes éveillés un jour, il y a des milliers d'années, comme capables de changer le monde que nous souffrons de ne pas pouvoir le changer à notre goût : c'est parce que nous avons l'art que nous avons l'ennui de ne rien faire, et l'art pour le résoudre.

CITATIONS QUI ME SEMBLENT ÉCLAIRANTES :

  "Cette imagination, on le voit, n'est pas la faculté psychologiquement et historiquement connue sous ce nom ; elle n'élargit pas en rêve ni prophétiquement les dimensions du bocal où nous sommes enfermés : elle en dresse au contraire les parois et hors de ce bocal il n'y a rien. Pas même les futures vérités : on ne saurait donc donner à celle-ci la parole. Dans ces bocaux se moulent les religions ou les littératures, et aussi bien les politiques, les conduites et les sciences. < ...> Les hommes ne trouvent pas la vérité, ils la font, comme ils font leur histoire, et elle le leur rend bien. " Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

  "Les guillemets peuvent-ils rendre acceptable ce qui dérangerait s'ils n'étaient pas là ? " Auden, Quand j'écris je t'aime.  

Le "pour de faux", les enfants utilisent souvent ce terme, et lorsqu'on les voit jouer à faire semblant, ce qui est une activité quotidienne, donc en un certain sens banal, cela fait partie de leur "vie", ils ne sont pas pour autant pas là. La fiction qui emplit leur vie les rend-elle faux ? Je pense au contraire qu'ils sont bien plus dans le monde que les adultes raisonnables. Il y descellent l'infini des possibles, se créer des « héterotopies », comme dit Foucault, quand sur le lit des parents, ils se retrouvent en haute mer, attaqués par une pieuvre géante ! Les hétérotopies sont des espaces-temps où les règles de réalité ne sont pas les mêmes qu'à l'extérieur. Elles constituent des bulles, des poches, comme par exemple les temps de guerre, ou bien les asiles psychiatriques. Il me semble que les livres en sont également, et contrairement aux enfants, on va séparer cette fiction de l'espace concret. Je demandais au fils de mon compagnon ce qu'il ressent lorsqu'il joue (à la guerre par exemple), il me répondit qu'il imaginait ce qu'il y avait à sa gauche, à sa droite, en bas et en haut, "...et puis ça existe" ! Les enfants savent projeter leur imaginaire sans médiation, directement sur le monde. Il ne s'agit cependant pas d'hallucinations, ils savent modeler les "parois du bocal", pour garder l'expression de P. Veyne. Il persiste cependant chez l'adulte une évidente capacité a entrer dans des espaces diététiques, qui peuvent sembler complètement farfelus à première vue, comme dans les films de science-fiction par exemple.

Il y a ici trois questions à poser :
– Que se passe-t-il lorsque je vois des personnes pleurer pour de faux, et est-ce différent lorsque je pleure pour de faux moi-même ?
– Pouvons-nous trouver une limite à l'image dans le jeu d'acteur, la fiction dans laquelle il se plonge ?
– Puis-je être une image pour moi-même ?  

Avant de parler de la place du spectateur au théâtre à partir d'une lecture de la première partie de l'ouvrage de Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, je commencerai par le "grand théâtre", celui de la vie, suite à la lecture de Mise en scène de la vie quotidienne d'Erving Goffman.

"Je suis..." - pas facile de dire qui - lorsque dans la salle d'attente du docteur où j'étais seule, l'autre arrive, et tout change, moi comme le monde. La "réalité" se transforme puisque je suis vue. Tout ce que je fais se transforme en représentation et doit coïncider avec mon "personnage public". Est-ce que je me tiens avachie les pieds sur la chaise ou plutôt bien droite ? Vais-je dire "bonjour" ou me taire, me lever, lire un livre... Nous nous racontons des histoires, à nous-mêmes et aux autres, et ces histoires finissent par nous constituer.

  "Ce n'est probablement pas par un hasard historique que le mot "personne", dans son sens premier, signifie le masque. (...) En un sens, et pour autant qu'il représente l'idée que nous nous faisons de nous-même, le rôle que nous nous efforçons d'assumer, ce masque est notre vrai moi, le moi que nous voudrions être. A la longue, l'idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au monde comme individu, nous assumons notre personnage, et nous devenons des personnes." Robert Ezra, Park, race and culture, The Free Press, 1950 - pris page 27 de Mise en scène de la vie quotidienne.

Nous endossons des costumes pour correspondre au rôle, au personnage qui est le nôtre, et nous nous efforçons de garder une cohérence, quitte à mentir. Ce va-et-vient entre fiction et réalité les fait ici se confondre, ils on un rapport de co-influence et finissent par ne faire plus qu'un. Même si elle trouve un point de chevauchement, la dichotomie persiste, le réel se sert de la fiction, il en est dépendant, ou bien la fiction fait parie intégrante du réel. Sans notre capacité à nous projeter, à simuler, nous ne pourrions évoluer ni apprendre.

Mais de quelle fiction parlons-nous ? De quelles images ? Lorsqu'il dit : "quand quelqu'un me regarde, il transforme mes actions en représentation, l'image qui apparaît n'est pas du même type que celle que je voit lorsque je vais au théâtre. Il s'agit de gestes accomplis dans la vie ordinaire, tous les jours, tout le temps", l'auteur considère-t-il que je suis en représentation juste parce que je suis regardée, ou bien aussi par ce que je vais "me tenir", faire ces gestes avec une attention, jouer comme joue un acteur, moins "naturel" que si j'avais été seule ? Nous serions alors toujours en jeu, toujours en invention. Le monde étant vide de sens, c'est à moi de le remplir en inventant, en travaillant ce que je suis. Si je n'en suis pas consciente, c'est que ce sont d'autres influences que mon "libre-arbitre" qui guident mes gestes. Je construis ma propre image, mais seulement par ce qu'il y a un spectateur, un spectateur qui peut tout aussi bien être moi-même.

Le voyeurisme, archétype de l'image, c'est regarder un événement, une personne, sans qu'elle ne se sache observée. Si jamais nos regards se croisent, l'image tombe. Si l'on peut rester tant de temps à regarder dans les yeux des peintures, c'est par ce qu'elles ne nous regardent pas en retour, et nous sommes libres d'exercer toute notre gourmandise sans inhibition. C'est pour cela que les dos des spectateurs au théâtre ne font pas partie de la scène, alors qu'il sont là, devant nous. Ils n'ont pas conscience qu'ils sont regardés, donc ils ne sont pas image. Peuvent-ils le devenir si moi je les regarde avec une attention particulière ? S'il sont des images, alors il apparaissent comme l'opposé des acteurs qui sont sur la scène : de dos/de face, silencieux/parlants, assis dans un recoin, noyés dans la masse des semblablement assis/visibles et lisibles dans un espace, écoutant/s'adressant, dans un oubli du corps/dans leur corps.

Je vais maintenant discuter ces présupposés en m'appuyant sur Le spectateur émancipé de Jacques Rancière. Il affirme que le "bon théâtre" ne doit pas maintenir le regardeur passif, il ne doit pas être spectateur, il cite cette phrase de Guy Debord : "plus il contemple, moins il est". Le spectacle est le règne de la vision, la vison est extériorité, sortie de soi, contemplation de l'apparence séparée de la vérité. Mais nous avons dit plus haut que les apparences, que la vue d'une histoire, aide à la compréhension du monde. Il faut que l'histoire soit bien construite, et pas simple divertissement, prestidigitation, spectaculaire. Il faut qu'elle enseigne. Nous sommes toujours, tour-à-tour en apprentissage et enseignants. L'enseignant use d'une technique pour parler du monde, pour transmettre. Un bon enseignant sait transmettre l'envie d'apprendre, sait faire comprendre à l'ignorant qu'il ignore ce qu'il ignore. Il donne des signes que l'ignorant va comparer avec ce qu'il sait et ainsi combler les trous. Nous ne somme pas passifs lorsque l'on apprend. Le théâtre doit avoir cette fonction, "Un théâtre sans spectateur, où les assistants apprennent au lieu d'être séduits par des images, ou ils deviennent des participants actifs au lieu d'être des voyeurs passifs" (Le spectateur émancipé). Il doit transmettre des informations que le regardeur va décortiquer et assimiler à son propre savoir. Le metteur en scène ne doit pas attendre de l'assistance qu'elle absorbe les informations qu'il a agencé dans le sens qu'il a choisi, comme le font les fables avec une morale. L'auteur appelle cela des « enseignants abrutisseurs ». Il existe un jeu, où plutôt une différence nécessaire dans les interprétations des individus.

La distance entre les spectateurs et ce qu'ils voient est la même qu'entre le savant et ce qu'il apprend. Face à de nouvelles informations, l'ignorant les saisit, les compare, les recompose. Tout comme les ingénieurs, les politiques, les scientifiques dont le métier est d'engranger des savoirs et de les composer d'une manière convenable et utile à la société, le spectateur a le même rôle.

Pourquoi dire qu'il est inactif ? Tous les savoirs qu'il aura acquis lui serviront en dehors, de la même façon que toute information, une fois qu'elle est acquise, assimilée peut servir en toute occasion. "Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d'action est spectateur de la même histoire" (Le spectateur émancipé). Accepter sa condition de spectateur comme une activité à part entière, quotidienne et vitale règle le problème de la distance entre art et vie : nous sommes des êtres en apprentissage, l'apprentissage ne se fait que lorsque l'on observe, que l'on est spectateur, cet apprentissage nous aide à composer notre "être", se confronte au monde, la réalité et l'art nous placent en spectateur.

COMMENT SE FAIT-IL QUE L'ON PUISSE "CONFONDRE" DE LA FICTION ET DE LA RÉALITÉ ?

Nous avons une capacité à changer de diégèse comme de chemise, à l'instar des enfants, qui ne sont pas encore bridés (par je ne sais quel phénomène). La raison veut qu'une table soit une table, mais pourquoi l'avoir nommé ainsi ? C'est déjà une histoire que l'on raconte, en choisissant d'appeler une table par cette sonorité et pas une autre, c'est déjà une fiction qui vient servir de prothèse au monde. Sans les mots qui sont des artefacts, des créations humaines, nous ne pourrions communiquer. La fiction vient donc se poser comme un voile sur la réalité et ainsi la rendre lisible, visible.

Marie-José Mondzain dans son ouvrage Homo Spectator, place l'activité imageante au fondement de l'humanité. Le premier homme, au fond d'une caverne, fit un jour un acte fondateur en produisant une image : une trace. Il élança sa main en dehors de son corps pour marquer le mur en y projetant de la couleur, et en faire ainsi l'empreinte.. L'image ainsi produite permet de se reconnaître à l'extérieur de soi, dans la dissemblance. Quelque chose de moi qui n'est pas moi est désormais sur le mur et signifie. Tout le langage découle de cet acte, tout le langage découle de l'activité imageante. L'opération imageante est la source de la possibilité du voir : dés lors que l'on voit, on est sujet imageant. L'activité des yeux est indissociable de cette opération : il faut des yeux pour voir, et quelque chose de l'image était déjà en place. Le monde nous est apparu par l'image... La réalité ne peut être vue que parce qu'elle est médiatisé par l'activité imageante. Elle est intouchable directement.

CONCLUSION / MANIFESTE

La réalité est intouchable, et nous sommes contraints d'utiliser des artefacts pour la saisir au mieux. Ainsi notre réalité, celle qui existe pour nous, car nous avons une réalité, qui est peut être "illusoire" par rapport à un idéal scientifique de vision objective, mais subjectivement bien présente, même si elle est contextuelle. Cette réalité est fiction.

C'est pour cela que nous pouvons aisément passer d'une diégèse à une autre, voir un film et avoir peur. Et c'est pour cette raison aussi que nous "croyons" en la réalité des faits qui nous sont montrés au journal télévisé ou dans les journaux. Ces images fonctionnent comme des preuves d'un réel que nous avons manqué.

Et cela passe par une construction, une création, des artefacts. Nous sommes des tisseurs de monde, tout est inventé, tout est fiction, le monde ne tient que par un système de croyance.

Et si l'art (ou la fiction) est la condition pour voir le monde, pourquoi le circonscrire dans de petits espaces clos ?

Annah Arendt avait peur qu'il en vienne à se confondre avec l'industrie du divertissent, et elle avait sans doute raison. C'est notamment à "nous", étudiants en art, de chercher des points limite ou l'art pourrait servir la vie sans disparaître ni se dénaturer. Il doit conserver sa gratuité et être pensé singulièrement pour servir sa quête philosophique propre.

 

BIBLIOGRAPHIE

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leur Mythes ?
Auden, Quand j'écrit je t'aime
Martha C. Nussbaum, La connaissance de l'amour. Essais sur la philosophie et la littérature
Foucault, émission radiophonique 1966
Erving Goffman, Mise en scène de la vie quotidienne
Jacque Rancière, Le spectateur émancipé
Marie José Montdzain, Homo spectator
Hannah Arendt, Crise de la culture
Jean Yve Jouannais, Artistes sans œuvres et L'idiotie. Art, vie, politique, méthode

 

Forme libre / / Rédaction / 
Posté par : Marine Débilly
03 nov. 2013

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Où ? Nulle part (au 104)
Quoi ? L'agonie ("La barque le soir")
Qui ? L'homme et l'absolu (Claude Régy)
Comment ? Lentement (de Tarjei Vesaas)
Pourquoi ? Parce que c'est inéluctable (et parce que c'est le Festival d'Automne !)

                                                « If the doors of perception were cleansed,
                                            every thing would appear to man as it is : infinite "
                                                              William Blake.
Autrement dit,
si les portes de la perception étaient purifiées, toute chose apparaîtrait à l'homme telle qu'elle est : infinie.


AVANT SPECTACLE :

Jauge limitée.
Et silence dans la file !
Exige Claude Régy.
Dans l'atmosphère lounge-urbaine-et-feutrée du 104, la petite communauté de spectateurs venue se colter à son Oeuvre, patiente devant la porte.

Pourquoi va-t'on voir Régy ?
Pour endurer une expérience surnaturelle ? Parce qu'on connait et qu'on est devenu accroc ? Parce qu'il faut l'avoir vu ? Soif de culture générale ? Envie de se gausser ? De faire partie d'en être ? Être de la partie, celle de "ceux qui auront vu"? Vite, vite, il faut se dépêcher, il a quatre-vingt dix !

Au spectateur comme moi qui suis novice en la matière, le monde a toujours paru se scinder en deux : ceux qui ont vu Régy, et... les autres.
La petite foule progresse lentement, un peu perdue dans l'immensité du 104, mais fière, consciente du privilège qu'elle a de se tenir ici. Et si mon cavalier n'avait pas insisté pour acheter des rillettes in extremis au bar à vin juste à côté, injectant ainsi à la situation la dose d'humour qui lui faisait défaut, j'aurais pu moi aussi me draper joyeusement dans ma vanité d'être là, m'y rouler et m'y vautrer grassement.
Dieu soit loué, ces rillettes incongrues tiennent mon ego en laisse.
Silence dans la file donc, on passe le porche, vestiaires. 
La retraite muette, (durant laquelle je m'interroge sur les raisons profondes qui empêchent les hommes d'être à l'heure au théâtre), puis la marche.
La porte, enfin. Nous entrons.


LA FORME :

L'aire de jeu est un tatami blanc qui mesure 6m de cour à jardin, mais ne dépasse pas 2m de profondeur : le fond de scène est à portée de main. Il s'agit d'un tulle, qui tombe au sol en imprimant l'arrondi.
Chose assez rare, un faux-plafond réduit la hauteur à moins de 4m. L'espace est donc bien plus large que ce mon regard ne peut embrasser en une fois, mais franchement bas.
Il en résulte que l'œil ne peut se diriger vers l'horizon. Pris au piège, il bute immédiatement sur le blanc mou du tulle.
Cette disposition scénique nous empêche de disperser notre attention, le dispositif ayant été pensé pour la river au point central. Il s'en dégage un petit sentiment d'écrasement. 

Le top départ est entre nos mains : "Spectacle commencera quand Spectateur sera prêt."
Pas avant. Cessez de gigoter et d'ergoter.
L'entité que constitue le public comprend cela rapidement, mais met assez longtemps à s'y résoudre. Quand, (non pollué par les blocs de sécus) s'abat enfin le noir, Plank fait loi. Pétrole, Onyx et Tourmaline. Le noir est absolu, si consistant qu'il absorbe l'espace.
Épaisse, l'obscurité s'étend.

Mes pupilles se dilatent, elles sont des gouffres au noir.
Soudain... Non, pas soudain, peu à peu...peu à peu, je distingue une phosphorescence.
Primo elle est une forme. Deux, elle devient visage. Couleur absente. No Colour.
La forme albâtre se mue, se transcende en un corps arqué, offert à la puissance du ciel. Ma vue vacille : la quantité de lumière est si infime que mes yeux, désorientés voient le mouvement stagner un peu dans l'air, avant de s'évanouir. Exactement comme il en va de la trajectoire d'une comète qui colle et persiste aux rétines, exactement comme il en va des sels d'argents qui fixent l'invisible sur le papier d'argent. On appelle ça "le flou", et c'est l'empreinte du mouvement.

La vision se confirme, fiat lux, l'humain a les yeux clos, comme absent mais présent. Chhhhhh.....hhhhh.......h......... Bruit blanc.
La voix du comédien craque le silence.
L'animal possède le cri.
L'homme possède la voix.
La voix est la pensée manifestée.
Mais cri, et voix sont... du son. C'est à dire une vibration.
La parole a un destinataire. Elle veut exprimer pour autrui la pensée. 
Y a t'il parole ici ? Non. Il y a balbutiement, prémisse. La voix qui arrive à nos oreilles est sans adresse. Outil non social, elle se contente de donner chair à la pensée afin de la rendre palpable. Elle existe pour elle-même, dans la beauté de son déploiement, de même qu'il en va pour le chant. Du son sort de la bouche du comédien, hésite, chante, tatone atone et feule, suivant seulement le corps, sans jamais approcher de ce que nous nommons "le discours". Le langage est ici pensée pure, aussi sauvage que l'âme dans ses modulations. Jamais dans "l'intention", ni le vœu de l'accentuation du sens, jamais non plus dans la nuance. La voix de l'homme sort de son corps exactement comme sa respiration : en un flot incessant, non décidé car inhérent, calme et lent.
« C'est... l'é...garement...près des miroirs... (silence)...qui est en route. »

Un homme se noie. Il progresse vers sa mort, et ira jusqu'à l'accepter.
Nous suivons son agonie, puis sa résurrection : un batelier, alerté par son chien, le sauvera de son destin.
Le comédien central incarne le mourant et raconte au présent. En parlant de lui, il dit "il".
Il ne parle pas de ce qu'il ressent, ne nomme pas ses émotions, n'évoque pas la peur. Il se contente de dire ce qui a lieu, au sujet de son corps et de l'espace. Il décrit précisément ce qui arrive et ce qu'il perçoit.

Claude Régy fabrique pour nous le parcours sensoriel de cette noyade, en s'appuyant sur les informations textuelles concernant l'environnement sonore et spatial (eau, surface). L'espace scénique inhabituel représente le seuil de la vie à la mort, le sas de la conscience. Il dessine un environnement aquatique : celui des abysses.

De toute la représentation, le comédien n'effectuera aucun déplacement. Droit dans son corps, ancré comme s'il venait de s'élever pour la première fois sur ses jambes, il imprime un mouvement continu de rotation autour de son point d'équilibre. Ce mouvement ultra-lent, proche du Nô, exprime exactement la sensation d'un corps qui coule. Ce rythme lancinant ne sera brisé par aucune saccade, car aucune accélération dans ce parcours ne trouverait sa place.

En parlant de lui, l'homme dit "il". Sa main tendue la paume ouverte confirme la projection de son "moi" hors du corps. Il dit qu'il a : « l'impression de monter mais c'est vers le bas qu'il et en train d'aller." Tout ce qui le retient vers le haut va progressivement lâcher prise.
Le froid, la solitude, l'absence de sens signifié, l'absolue présence de la pensée, et de la sensation au milieu du néant, tout nous renvoie au premier jour du monde.
« Il pense au gouffre et sourit . Bruyère. Les senteurs et les ré...so...lu...tions ».

 

LE FOND :

Claude Régy et Tarjei Vesaas se concentrent sur les détails du réel en gros plan. Ce faisant, ils tissent une tension vers l'au delà. Ces deux artistes se sont attelés à imaginer l'agonie, c'est à dire ce qui se joue dans la pensée juste avant l'arrêt du cœur. Before Death. 
L'instant qui précède et qui nous intrigue tous. Le moment le plus dingue de notre vie, dont on ne se rapellera pas, et qu'Hamlet appellait le poste-frontière. Celui de la "région inexplorée d'où nul voyageur ne revient". De ce guichet nous ne savons rien et nous ne saurons jamais rien. Donc nous imaginons. J'imagine. Et vous imaginez.

Pas la peine de mentir, vous l'avez forcément imaginé. Qu'avez vous vu alors ? Soyez gentil, racontez-moi.
Est-ce, comme au cinéma, un très habile montage de flashs et souvenirs-mp4 ? Le visage de maman penché sur vous ? Celui de Dieu ? Une forte clarté ? Un trou noir ? Une montée ou une descente ?  Une chaleur peut-être. Puis une étreinte. Oui, c'est ça, serrer notre enfant dans nos bras. Non, non, c'est un recul. C'est un attrait je crois. Voilà, c'est l'image du tombeau. Tes proches, pleurant sous la pluie dans le cimetière gris... Spectres, allées de cyprès putrides, visages décharnés, os, matière glissante et grouillante, matière gluante et gargouillante.

Tarjei Vesaas imagine, lui, une suite de constats quasi-objectifs et au présent, décrivant le corps et l'espace (et c'est précisément cette façon de travailler le présent absolu, qui génère cette tension vers l'avant). Il cisèle le temps comme l'ébeniste le bois : au ciseau, avec onctuosité, et en suivant la veine.
Regy, lui, se contente de donner corps aux sensations que perçoivent les organes à chaque instant dans l'espace. Avec les outils de la lumière, du son, de la parole et de l'adresse (ou plutôt de la non-parole et non-adresse), il nous fait basculer dans un univers purement sensoriel dans lequel la connaissance devient parfaitement inutile.

Par ce procédé, Regy nous renvoie également à la naissance, ce choc si brutal que nous l'avons tous oublié, et qui précède le "je" . Notre venue au monde. Naître.
Dans ce "passage", sûrement sommes-nous seulement attentifs à nos sensations. Et, puisque notre pensée n'est pas encore formée, elles seules peuvent d'ailleurs exister quand nous traversons le vortex.
Si je comprends ce que l'on me dit voici ce qui m'est préhensible : la naissance comme la mort sont au delà de toute notion d'identité, ces deux trajets ne sont que présent pur. Le "je" disparaît, ou bien il n'a pas encore existé. Seul est le monde, le mouvement.

Dans ce chaos, l'homme perçoit les aboiements d'un chien. Dans une séquence inoubliable qui constitue "le" pic d'émotion du spectacle, et la seule "rupture" un peu forte (et totalement inattendue), l'homme lui répond en aboyant. Son corps se plie et il aboie. Soudain je vois "le comédien". Je sors un instant du spectacle, le temps de m'interroger sur la difficulté pour un acteur de parvenir à aboyer en éloignant toute considération de ridicule, et du plaisir qu'il doit en tirer s'il se résout à s'oublier absolument pour s'abîmer pleinement dans l'aboiement, jusqu'à devenir lui-même aboiement. Très vite je suis absorbée par ce crescendo, cette montée qui s'inscrit exactement dans l'énergie de la jouissance sexuelle. Peut-être poursuivons-nous l'orgasme parce que c'est un instant dans lequel nous nous séparons de notre identité. Exactement comme dans la mort ou la naissance, le "je" n'existe pas. Nous nous tenons au présent pur. Ainsi l'orgasme nous soulage-t-il pour un instant, de la conscience que nous avons de nous-même. La petite mort. Georges Bataille aurait dit que l'orgasme est une fin, celle de l'érotisme (le moyen), et que celui-ci est étroitement lié à la conscience que nous avons de notre mort. Durant le temps arrêté de l'orgasme, le "je" disparaît, et s'évanouit avec lui la peur de la mort. D'une certaine manière, Regy propose la vision suivante : la crainte de la mort dévaste notre vie. Mais au cœur même de l'action (mourir), la conscience de soi-même s'étiole et s'assourdit. Le monde revient au premier plan, le je glisse au second. L'angoisse existentielle suprême disparaît. Nous sommes pris dans l'action.

Longtemps après le début du spectacle, quelques images fortes auront encore lieu, amenées elles aussi en glissements (car dans la barque le soir, aucun top ne recoupe simultanément lumière/son/réplique, mais tout est chevauchement : le son précédera le texte largement, ou vice-versa).
Derrière le tulle, presque invisibles - merci les leds - comme une vision, apparaîtront soudain deux hommes baignés de rouge. Encore derrière eux un deuxième tulle dessine des formes, dans lequelles nos esprits affamés de sens projetteront qui une montagne, qui un rivage. Les deux hommes marchent dans un ralenti parfait, une sorte d'osmose, de plénitude plane sur eux et les relie.
Plus tard, ils (le batelier et le chien), feront le tour dans le noir et rejoindront l'homme. Quand ils apparaîtront aux abords du tatami, chacun retiendra son souffle et se demandera s'il est possible d'entrer dans l'espace vierge du tatami sans le violer, sans briser le suspens. Car au théâtre, quoi de plus fort comme acte que celui d'entrer ? Ils y glisseront comme le vent y aurait chassé les nuages, imperceptiblement.

L'homme se noie et ils viennent le sauver. Est-il permis de le toucher ? Dans une mise en scène pareille, toucher est certainement "un acte fort", trop fort pour être juste. Ils l'entoureront, l'englobant de leurs énergies, et laisseront leurs mains planer sur lui sans sembler s'y poser.
L'image de ces trois hommes est aussi onirique qu'érotique. Une sensualité tenace s'en dégage, qui , troublante, collera aux mémoires longtemps après la représentation.

Le noir envahira l'image, mais les comédiens ne sortiront pas brutalement du jeu : en un rythme commun, ils se relèveront et se sépareront pour saluer, dans l’énergie des corps qui se décollent après l'amour.
Pour nous-mêmes, spectateurs, c'eût été un choc s'ils étaient revenus trop vite à la réalité. Le même choc que celui du radio-réveil. Le même que celui qui arrive lorsque nous sortons du théâtre en matinée : le soleil oublié se rappelle à l'esprit et nous agresse presque. Les applaudissements (ô surprise) en seront fortement marqués. Le public applaudira délicatement, cherchant à produire de ses paumes le son le plus mat possible, reproduisant davantage le son de la pluie que celui d'une salle en folie, pour ne pas risquer brusquer les comédiens.

L’EXPÉRIENCE VÉCUE :

Pour les maniaques de la pensée, obsessionnels de l'analyse, et drogués de la référence...
La pensée construite, les références, la culture générale ne servent à rien à celui qui traverse cette expérience étrange, car durant l'épopée, rien n'est à décoder de manière rationnelle. Ne cherchons pas les clés. C'est avant tout notre capacité au lâcher prise, notre peur du voyage et de l'inconnu que Régy met à l'épreuve dans son œuvre. Il nous place donc en face de nous-mêmes (et, ce faisant, de nos écueils), non en face de notre culture théâtrale... Ainsi, quoi qu'on en dise, ce spectacle s'adresse à tous. Celui qui ne pourra pas entrer dans le spectacle ne pourra pas jeter la pierre sur le "niveau de connaissance requis pour accéder au théâtre". Il devra avant tout interroger sa propre capacité à accepter l'invitation au songe, à relâcher ses poings blanchis d'être crispés sur ce qui est connu. Ce qui, avouons-le, est relativement terrifiant puisque notre esprit est clairement programmé, et ce quand bien même nous lui aurions ordonné de cesser, pour analyser, décoder et classer.
En ce sens, et en ce qui me concerne, s'abandonner aux sensations et cesser de penser, tous repères brisés, repose un tant soi peu l'esprit et le fait méditer. Voici donc mon message pour Régy : merci pour ce break, mec !

Claude Régy cherche à provoquer chez le spectateur exactement ce qu'il décrit, un moment de présent pur, évitant à tout prix la distanciation qui nous renvoie au "moi", et joue avec l'identification. Bien sûr, nous sommes au théâtre, et notre esprit peut donc y opérer des va-et-vient. Pourtant, au vu des moyens mis en œuvre, il est statistiquement possible que certains spectateurs aient effectué tout le voyage au présent pur , ajoutant ainsi à la liste des instants de répits d'une vie le théâtre, au côté de l'orgasme, la naissance et la mort ! 

 

Lisez l'entretien entre Claude Régy et Laure Adler
Visionnez la rencontre de Claude Régy et Luc Bondy

La Barque le soir, de Tarjei Vesaas
Durée : 1h30
dans le cadre du Festival d'Automne.

Adaptation par Claude Régy du texte norvégien "Voguer parmi les miroirs"
Traduit par Régis Boyer et édité chez José Corti

Mise en scène : Claude Régy
Assistant : Alexandre Barry
Scénographie : Sallahdyn Khatir
Lumière : Rémi Godfroy
Son : Philippe Cachia
Avec : Yann Boudaud, Olivier Bonnefoy, Nichan Moumdjian
Création : les Ateliers contemporains (compagnie subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – direction générale de la création artistique.)
Coproduction : Odéon-Théâtre de l'Europe (Paris) / CDN Orléans-Loiret-Centre / Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées et Théâtre Garonne / Comédie de Reims / Festival d'Automne à Paris 

Forme libre / / Rédaction / 
Posté par : Emilie Barrier
29 sept. 2013

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A propos de Sad Sam Lucky de Matija Ferlin,
joué le mercredi 25 septembre 2013,
pour le Festival Actoral (24 septembre au 13 octobre) à Marseille.

 

ICI / MAINTENANT

   Une chambre vide, un paysage gâché, une église en cendres, un champ dévasté ? Où arrivons-nous ? Le plateau du théâtre est recouvert d'une estrade. Une estrade pleine de cendres, ou bien est-ce de la poussière ? Du fusain sans doute mais à aucun moment il n'est possible d'en parler ainsi. Ce n'est pas du fusain c'est de la suie, ce n'est pas une table, c'est le dernier objet, ce n'est pas un livre, c'est un poète qui revient d'entre les morts.

   « Beaucoup de travail m'attend, n'est-ce pas réjouissant ? », nous dit-on.

   Matija Ferlin a 31 ans. Il est croate. Il est chorégraphe. Il est danseur. Il est vidéaste. Il vit à Pula. Venu pour la première foi à Marseille l'année dernière pour le Festival Dansem 2012, avec le spectacle Sad Sam/almost 6, il revient cette année avec deux autres : Sad Sam Lucky aux Bernardines et The other at the same time  au Klap, pour Actoral 2013. Il est déjà très convoité un peu partout dans la monde, sans doute est-ce pour cela que son spectacle est en anglais (surtitré en français).

   « Sad sam » signifie en croate « Maintenant je suis »« Maintenant je suis ». Une naissance donc. D'entre les cendres il y a une naissance. Faut-il donc tout brûler pour que quelque chose apparaisse ? C'est une question. Faut-il vivre en enfer pour trouver le poème ?

   Lorsque j'entre dans ce Théâtre des Bernardines – ancienne église –  avec un ami dont j'aime la présence silencieuse, nous sourions de l'odeur envahissante, à l'approche du plateau. L'encens de la messe peut-être. Les restes d'une célébration ou d'un feu de joie.

   Nous entrons.

   Matija, que j'appelle par son prénom car c'est un ami maintenant, au même titre que Attila Jozsef ou Fernando Pessoa. On dit « MATIA » et pas « MATIJA ». Matija est face à nous, au plateau, debout dans une prière sans son. La fumée de l'encens épaissit l'air de l'espace.

   Il y a plusieurs choses dont j'ai envie de parler en ce qui concerne Sad Sam Lucky.

La table.
Le poème agrafé sur la table, pour ne pas qu'il s'en aille.
Le cri du monde venant de dehors.
La chambre.
Le salut dans le noir.
La transformation.
La fusion entre Matija et le gris. Le gris de la poussière, le gris de la table, le gris de ses vêtements et le gris arrivant sur sa peau. En ruine, en cendres. Un reste de lui-même confondu avec la chambre calcinée.

 

UN JOUR / LÀ-BAS

   Il était une fois une chambre calcinée, dans laquelle : une table, quelques livres du poète slovène Srecko Kosovel, un verre d'eau, des extraits de textes sur des feuilles volantes et une agrafeuse avaient été sauvés. Un homme y était, comme s'il ne l'avait jamais quittée malgré le feu. Cet homme-là, avait pu garder sa petite croix en or autour du cou, car malgré le déluge qu'il avait vécu, il y était attaché. Comme on ne peut jamais vraiment se défaire de son premier coquillage. Cet homme essaya en premier de visualiser l'espace avec son corps et de dire les mots qui étaient sur les feuilles. Il lui sembla plus commode d'agrafer ces pages sur la table, car cette table était à la bonne hauteur et qu'il avait besoin de ses mains pour explorer l'espace. Il se rendit compte que la table pouvait le porter, l'écraser, lui ressembler, chanter, basculer, tomber dans un nuage de poussières. Cela fut réjouissant. Mais il avait encore du travail. Il devait encore construire le nouveau monde. « Beaucoup de travail m'attend, n'est-ce pas réjouissant ? »  Il se souvint des autres hommes et femmes qu'il avait pu côtoyer. Et de comment, à leurs côtés, il avait été possible de rire, pleurer, chanter, se tromper, mentir, prier. Il travailla son masque, pour se souvenir du social. Il y travailla avec joie encore.

   « Beaucoup de travail m'attend, n'est-ce pas réjouissant ? »

   Et moi je vois Matija qui rit du théâtre, qui rit de l'acteur, qui rit de l'emphase des émotions sur scène, qui rit de ce que le théâtre bourgeois aime. C'est-à-dire : ce qu'il connaît déjà. Pasolini dit : « Le théâtre facile est objectivement bourgeois ; le théâtre difficile est pour les élites bourgeoises cultivées ; le théâtre très difficile est le seul théâtre démocratique. » [1]

 

LE MONDE / QUELQUE PART

   L'homme poursuivit son travail car « le travail c'est l'amour rendu visible » [2]. Et que l'homme était là par amour, sans aucun doute. Amour du monde, amour. Un bourdonnement grandissant prit l'espace. Le dehors semblait vouloir entrer dans la chambre. (Une musique de Luka Princic nous dit la feuille de salle). Le bruit cognait, cognait, cognait. Tellement fort que le gros monsieur moustachu, spectateur assis devant moi au premier rang, se boucha les oreilles avec ses mains. Il semblait tellement souffrir de ce bruit ce monsieur. Ses mains serraient de plus en plus fort pour ne pas que le bruit entre. Le monde criait trop fort. Alors il regarda autour de lui, puis il sortit. « Je ne peux pas, c'est trop », dit-il. Le cri du monde lui était insoutenable. Comment lui en vouloir, à qui ne l'est-il pas ? Et Matija  continua d'explorer l'espace avec son corps, avec le dehors qui entrait. Matija pleura, marcha à quatre pattes, mangea la suie de ses mains. Il cria ensuite derrière la table mais nous ne l'entendîmes pas car le bruit du monde était trop fort.

   Dans ce grand vacarme, une fin instantanée. FIN. Noir au plateau, lumière dans le public. Ces deux actions en simultané. Puis salut de Matija. La musique encore. Salut : une fois, deux fois, trois fois. Musique encore. Forte, très forte.

   Le monde eut raison de lui. Et il salua encore.

 

[1] PASOLINI Pier Paolo, Manifeste pour un nouveau théâtre.
[2] GIBRAN Khalil, Le prophète.

Joué les 24 et 25 septembre 2013 au Festival Actoral, Théâtre des Bernardines, Marseille

Sad Sam Lucky
durée 1h05 - spectacle en anglais surtitré en français

Chorégraphie et interprétation : Matija Ferlin 
Dramaturgie : Goran Ferčec
Texte : Srečko Kosovel, Matija Ferlin
Traduction : Katja Kosi, Daniela Bilić Rojnić
Musique : Luka Prinčič 
Scénographie : Mauricio Ferlin
Lumières : Saša Fistrić
Costume : Matija Ferlin

Coréalisation : Théâtre des Bernardines 
Production : Emanat
Coproduction : Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis, Centre National de la Danse, Zagreb Dance Center (Croatie) 
Avec le soutien de : Bunker - The Old Power Station, Elektro Ljubljana (Ljubljana, Slovénie), Dance and Non-verbal Theater Festival San Vincenti (Croatie), Ministère de l’Education, des Sciences, de la Culture et du Sport de la République de Slovénie, Municipalité de Ljubljana (Slovénie), Municipalité de Pula (Croatie), Onda – Office national de diffusion artistique

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
15 sept. 2013

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MYTHES FONDATEURS ET AVANT-GARDE 

   Jan Fabre était, lors de la 67e édition du Festival d'Avignon, l'un des artistes invités à l'occasion de la dernière programmation signée Hortense Archambault et Vincent Baudriller. 

   Créé il y a trente ans au Cinéma Monty à Anvers [1] , Le Pouvoir des folies théâtrales demeure une pièce singulière quant à sa démarche épistémologique. Dernier volet de la trilogie après Le théâtre écrit avec un k est un matou flamand (1981) et C'était du théâtre comme c'était à espérer et à prévoir (1982), Fabre élabore une nouvelle structure expérimentale et présente un éloge des créations artistiques qui ont marqué l'évolution du spectacle vivant.

   Cette proposition nous interroge directement sur la genèse de l'acte théâtral et évoque les différentes ruptures dans l'évolution artistique contemporaine. Sa construction semble ainsi délimiter, à travers l'élaboration d'un rituel mystique, des enjeux universels sur l'esthétique théâtrale et ses desseins humanistes.

   En se qualifiant de « prêtre et philosophe » en 1984, Jan Fabre nous permet d'aborder Le Pouvoir des folies par l'étude successive d'un caractère hiératique inhérent à la création artistique, ainsi qu'une réflexion sur l'essence de son esthétique théâtrale.

 

SACRALITÉ DE L'ACTE CRÉATEUR 

    Le Pouvoir des folies théâtrales se construit sous la forme d'une pièce de 16 scènes successives sans interruption. Fabre compose sur un plateau nu, éclairé par 23 ampoules de faible intensité, suspendues en quadrillage à mi hauteur, et habille le fond de scène par un écran blanc sur lequel seront projetées des œuvres picturales.

    La pièce commence dans l'obscurité, on entend un court extrait sonore de l'opéra Penthesilée de Schoeck [2], répété de façon litanique. Ce même chant clôture le Pouvoir des folies, accompagnant cette fois-ci un homme siégeant entre deux lampadaires, allumés au moyen d'un interrupteur à pédale. Cette détermination de l'espace traduit ainsi un temps ritualisé durant lequel les comédiens subissent ce qui pourrait s'apparenter à une succession d'étapes initiatiques.

    L'épreuve que constitue l'introduction d'une comédienne sur la scène, en début de spectacle, évoque le premier stade du rite : l'initiation. En effet, celle-ci se fera violemment refuser l'accès au plateau jusqu'au moment où elle répondra enfin à la question: « 1865 ? ». Cette admission élitiste délimite un environnement clos. De l'obscurité à la lumière - les colonnes finales pouvant éventuellement symboliser deux colonnes maçonniques - le lieu fermé sera celui des apprentissages.  

    Par un procédé de mise en abyme, les comédiens s'incarnent comédiens, évoluant dans leur propre processus de travail. L'acquisition du savoir théâtral se déroule sous la forme répétée d'exercices physiques performatifs, d'improvisations [3]. L'assimilation des différentes créations artistiques avant-gardistes se réalise par des salves répétitives de titres d'œuvres, associés au nom de leur auteur, lieu et date de création ; ceci constituant l'unique texte du Pouvoir des folies.

   Si l'ostensible sentiment de destruction habite chaque scène, il serait maladroit de l'associer à une vision chaotique gratuite. La violence des rapports de domination, les multiples mises à morts expriment différents stades du rite créateur et élaborent une succession de sacrifices : le sacrifice des grenouilles dans la scène n°3, écrasées suite à l'échec de leur transformation par les tentatives de baisers infructueux, le sacrifice d'un double de l'empereur nu, le sacrifice de l'amour impossible à travers l'utilisation des couples Tristan et Isolde, Salomé et Saint Jean Baptiste, les gifles mutuelles échangées sur les paroles de la Habanera de Carmen. 

   Le sacrifice et la mise à mort expriment alors une nécessité chez Fabre qui associe le théâtre à une « fête de la mort » [4]. Lorsque celui-ci ajoute qu'une « prestation d'acteur réussie va de pair avec une mort réussie sur scène », il met en lumière le sacrifice ultime, celui de ses comédiens.

   Dans la scène n°5, deux acteurs avancent en ligne droite vers le bord de scène. Ils se cachent les yeux avec un bandeau noir. L'acteur 10 tient un couteau de boucher. Ils commencent, chacun de leur coté à se balancer sur l'avant-scène [5]. Le personnage d'Œdipe, possesseur de la Vérité, chancelant sur le bord de scène après s'être crevé les yeux est associé, dans Le Pouvoir des folies, à la figure du metteur en scène (référencé également à la scène n°3 lors de la projection du tableau l'Art/Les caresses de Khnopff). Fabre déclare, lors du travail en répétition : 

   « un processus de travail est un groupe d'aveugles - les acteurs et les danseurs - qui se laisse guider par un aveugle - le metteur en scène - avec une canne blanche. » [6]

   Le couteau, ici, se substitue à la canne blanche, et le metteur en scène, funambule aveuglé, trébuchant sur la ligne de la création, assène au comédien de répétitives attaques de poignard. L'apparente image du meurtre dans l'acte créateur souligne ainsi toute sa gravité, et le retour répétitif du comédien au supplice révèle le dévouement à la mission que Fabre lui intime. Le comédien, par son engagement, acquiert un statut chevaleresque que Fabre qualifie de « guerrier de la beauté » et s'inscrit dans un ordre divin en devenant « prophète ». [7]

   Les comédiens, ces « voix qui entendent et qui voient » [8], deviennent les instruments de l'Art et doivent permettre, sur la scène des illusions, l'apparition du Miracle.

   Successivement confrontés à l'échec, aveugles et en déséquilibre sur la ligne créatrice, ils demeurent impuissants devant l'état persistant des grenouilles. Durant plus de trente minutes, la résurrection simulée, répétitive, de quatre Eurydice dans la scène n°14, ne démobilise pas leurs Orphée respectifs, qui, malgré l'épuisement, après leur disparition finale, tentent encore et encore la résurrection d'un corps absent, caressant et portant le vide.

   Cette vision intrinsèque du théâtre dans le théâtre permet à Fabre de défendre l'idée d'une renaissance de la création artistique. En déclarant : « je suis l'incarnation d'une gloire passée» [9], il déclame les grandes dates successives de la création contemporaine, et vénère leurs auteurs, qui accèdent ainsi au rang de saints. Lorsque Fabre se qualifie d'« artiste cannibale », il ingère ses pères sur scène, et engendre son théâtre dans un passé en cendres, possiblement matérialisées dans la scène n° 6 par les bris d'une cinquantaine d'assiettes détruites.

 

UNE RENAISSANCE DE LA TRAGÉDIE 

   La réflexion sur l'esthétique théâtrale présentée dans Le Pouvoir des folies se nourrit explicitement des concepts issus de La Naissance de la Tragédie de Nietszche. L'importance du mythe, le rôle de la musique sont autant de notions élaborant une cohésion entre les différentes scènes.

   Dans la scène n°3, deux comédiens nus, portant une couronne, s'enlacent et dansent un tango. L'illustration d'une scène orgiaque rappelle le déroulement de certaines fêtes antiques, notamment la célébration des dionysies helléniques. Cette union de deux divinités pourrait symboliser l'alliance entre Dionysos et Apollon, les deux puissances artistiques sur lesquelles repose la conception artistique selon Nietzsche :

   « Ces deux inspirations si différentes suivent un chemin parallèle [...] jusqu'à ce qu'enfin, par un miracle métaphysique de la volonté, ils apparaissent unis et engendrent dans cette conjonction l'œuvre d'art à la fois dionysiaque et apollinienne : la tragédie. » [10]

   L'alliance de ces deux pulsions peut être alors retrouvée par la dualité des deux comédiens nus et par le polymorphisme matériel de la mise en scène : les peintures projetées, la musique, la danse, représentant ainsi les différentes disciplines artistiques associées aux deux divinités.

 

LE MYTHE FONDATEUR 

   Lorsque Jan Fabre affirme que:

   « Le vrai théâtre d'avant-garde est empreint de mythologie et de philosophie. » [11]

  Il souligne la puissance du mythe décrite par Nietzsche [12], cette « réduction de l'univers qui, parce qu'il est un microcosme du monde phénoménal, ne peut se passer de miracle. » [13]

   Fabre implique dans Le Pouvoir des folies des héros et des symboliques de plusieurs époques. Ainsi se côtoient les spectres d'Œdipe, Orphée, Electre, de personnages médiévaux et d'autres issus de contes populaires (le Prince-grenouille des frères Grimm, l'Empereur des habits neufs d'Andersen) [14].

   Le rôle de l'artiste, « utiliser les fragments du passé pour tracer de nouvelles frontières » [15] suppose alors une éducation et une érudition, que ses comédiens sur scène acquièrent au sein d'une discipline intellectuelle et corporelle.

 

MUSIQUE ET PLASTICITÉ DU MYTHE 

   La musique et notamment l'usage de l'opéra romantique allemand occupent une place déterminante dans Le Pouvoir des folies.

   L'écriture de Jan Fabre est, en elle-même, proche d'une partition musicale. Lors du jeu des modulations qu'il effectue sur les extraits musicaux, (répétitions a cappella, puis avec orchestre, détournement de la voix par l'utilisation d'un baryton à la place d'une soprane, par exemple), le respect du rythme reste un élément essentiel. Par conséquent, à la scène n°8, deux comédiens placés face à face récitent un extrait d'Elektra (Richard Strauss) en respectant les temps, les pauses et le souffle nécessaire comme s'il était chanté. Cette notion architecturale d'un « double-rythme » se retrouve également dans les déplacements des comédiens. Fabre joue avec la superposition de deux actions, de deux rythmes, disposés le plus souvent en front et fond de scène. 

   Unique texte associé à la succession de dates, les extraits de livrets d'opéra participent à l'élaboration de la dramaturgie. Richard Wagner, auquel Nietzsche avait dédié la Naissance de la tragédie, se voit dans la pièce de Fabre l'initiateur de la chronologie des différents hommages en permettant à la comédienne disposée en avant scène de pénétrer sur l'espace clos du théâtre en citant l'année de création du festival de Bayreuth.

   Wagner est le créateur du Gesamtkunstwerk, « l'œuvre d'Art totale », caractérisée par Marcella Lista [16] comme:

   « L'utilisation simultanée de nombreux médiums et disciplines artistiques, par la portée symbolique, philosophique ou métaphysique qu'elle détient. Cette utilisation vient du désir de refléter l'unité de la vie ». [16]

   L'admiration que manifeste Nietzsche devant la création wagnérienne, en particulier pour l'œuvre de Tristan et Isolde, provient en partie de l'importance qu'il donne à la musique au sein d'une certaine hiérarchie artistique. Selon ce dernier, c'est la musique qui donne vie au mythe [17]. Il déclare ainsi dans La Naissance de la tragédie :

   « La musique offre au mythe une signification métaphysique si pénétrante et si persuasive, que ni le mot, ni le spectacle ne sauraient atteindre sans son aide ». [18]

   Dans la scène des aveugles décrite précédemment, Fabre introduit les derniers mots d'Isolde avant qu'elle ne succombe devant le corps de Tristan. [19]

   "Seht ihr's, Freunde? Säh't ihr's nicht! Immer lichter wie er leuchtet, Sternumstrahlet hoch sich hebt? Seht ihr's nicht? [...] Freunde! Seht! Fühlt und seht ihr's nicht? Höre ich nur diese Weise, Die so wundervoll und leise, Wonne klagend, alles sagend, Mild versöhnend aus ihm tönend, In mich dringet, auf sich schwinget, Hold erhallend um mich klinget? Heller schallend, mich umwallend, Sind es Wellen sanfter Lüfte? Sind es Wogen wonniger Düfte? Wie sie schwellen, mich umrauschen, Soll ich atmen, soll ich lauschen? Soll ich schlürfen, untertauchen? Süß in Düften mich verhauchen? In dem wogenden Schwall, in dem tönenden Schall, In des Weltatems wehendem All, – Ertrinken, versinken, Unbewusst, – Höchste Lust!

   Le voyez-vous, amis ? Vous ne le voyez pas Toujours plus clair, comme il brille, Comme il s'élève rayonnant d'étoiles ? Vous ne voyez pas [...] Mes amis ! Regardez ! Vous ne le sentez pas, vous ne le voyez pas ? Suis-je seule à entendre cette mélodie Sortant de sa bouche, merveilleuse, douce, Délicieuse et plaintive et qui exprime tout, Douce, apaisante, prenant son envol, Me pénètrant et me baignant De son chant sublime ? Sons lumineux qui m'emportent, Sont-ce les ondes d'une douce brise ? Sont-ce des vagues de parfums délicieux ? Comme elles gonflent et murmurent autour de moi, Dois-je respirer, dois-je- écouter ? Faut-il savourer, faut-il plonger ? Dois-je me griser de parfums délicieux ? Dans le flot qui monte, dans le son qui vibre, Dans la grande respiration du souffle du monde Me noyer, m'engloutir, Sans conscience – Extase ! "

   Il est légitime de se questionner sur une possible allégorie du théâtre en la figure de Tristan. Mais la dimension spirituelle décrite par Nietzsche se manifeste encore dans Le Pouvoir des folies par la finalité de ces extraits de livrets. Par conséquent, le choix de prononcer de manière répétitive "Seht ihr's, Freunde ? Säh't ihr's nicht ! / Le voyez vous, Amis, Ne le voyez vous pas !", ou encore "Ob ich nicht höre ? / Si je n'entends pas ?" issu du final d'Elektra, permet aux comédiens - ces différents corps en apprentissage - l'acquisition progressive d'une fonction sensorielle.

 

ANIMALITÉ / HUMANITÉ 

   Le rapport à l'animalité est récurrent dans l'œuvre de Jan Fabre [20]. Dans Le théâtre écrit avec un k est un matou flamand (1981), il présente la confrontation dans un lieu familial entre le personnage de la beast et les protagonistes de l'antre. La réflexion qu'il développe s'attache à définir la limite entre animalité chez la bête et humanité chez l'humain.

   Dans la scène n° 6 du Pouvoir des folies, lors de l'exercice d'improvisation en chiens, les acteurs dévorant le contenu imaginaire d'une assiette, incarnent-ils « l'homme sans mythe, cet éternel affamé » décrit par Nietzsche lorsque celui-ci s'inquiète de la « fébrile agitation de cette civilisation qui se jette avidement sur la nourriture » [21] ? Le mythe, dont le naufrage « nous invite à réfléchir sérieusement à l'étroite et nécessaire union qui existe entre un art et un peuple, [...] la tragédie et l'Etat »  [22], s'attribue alors un pouvoir politique, par sa fonction sociétale et civilisatrice.

   Les comédiens, dépossédés de noms, numérotés dans le conducteur [23], incarnent des sujets anonymes, portant un costume de base, pantalon noir et veston noir avec chemise blanche. Une série de déshabillages/rhabillages anarchique lors de la scène n°4 aboutit, par le détournement de la fonction normative du vêtement, à une distinction spécifique des différents comédiens [24]. La singularité, d'abord immobile, contamine le mouvement corporel, et les différents actes performatifs permettront l'acquisition d'une démarche personnelle outrée, caricaturale.

   De la libération du corps, de l'acquisition cannibale du savoir et du langage, l'Etre devient ainsi progressivement Individu puis acquiert la statut d'Homme. Serait-ce le réel pouvoir des folies théâtrales ? A travers le prisme des différentes illusions déceptives, c'est finalement la seule métamorphose possible.

 

CONCLUSION 

   Avec Le Pouvoir des folies théâtrales, Jan Fabre propose une réflexion sur les enjeux de la création théâtrale. Par l'utilisation du mythe antique et de la littérature enfantine, sa troupe de comédiens-guerriers œuvre pour la défense de l'Art et sa nécessaire action civilisatrice.

   Le dispositif, au sens foucaldien [25], qu'offre la scène de théâtre permet la rédaction symbolique d'un manifeste rendant hommage aux gloires passées, et lui permet de s'inscrire dans l'évolution de la création avant-gardiste. De son statut paradoxal de «prêtre» et de «philosophe», il déclarera lui-même en 1984 "devoir son pouvoir de metteur en scène aux secrets qu'il possède et aux vérités qu'il propage ; aux mystères cachés et aux preuves rationnelles qu'il apporte."[26]

 

[1] «De macht der theaterlijke dwaasheden». Première représentation au Teatro Carlo Goldoni, Venise, le 11 juin 1984. Fabre, Jan. Le Pouvoir des Folies théâtrales. L'Arche Editeur, 2009. 120 p. ISBN : 2851817108
[2] Ibid. p. 62. «Nicht ? Küsst'ich nicht ? Zerrissen wirklich ? So war es ein Versehen. Küsse, Bisse, das reimt sich, und wer recht von Herzen liebt, kann schon das eine für das andere greifen./Non ? Je ne l'ai point embrassé ? /Déchiré, vraiment ? /Je me suis donc mépris, /Enlacer, lacérer, cela rime, /et celui qui aime d'un cœur ardent, /peut prendre l'un pour l'autre.»
[3] Fabre, Jan. Journal de nuit (1978 - 1984). L'Arche Editeur, 2012. 233 p. ISBN : 9782851817785. «Louvain, 17 novembre 1983 : un exercice que j'aime tout particulièrement observer. Deux acteurs se font face. L'un gifle l'autre au visage, l'autre sourit. Le premier frappe de plus belle, le deuxième rit doucement. Nous répétons le geste crescendo pendant une heure jusqu'à atteindre un climax.»
[4] Ibid. p. 203. « Anvers, le 28 mars 1984 »
[5] FABRE, Jan. Le pouvoir des Folies théâtrales. p. 30.
[6] FABRE, Jan. Journal de nuit. p. 201.
[7] Ibid. p. 213.
[8] Ibid. « Nancy, 18 juin 1984. »
[9] Ibid. p. 191.
[10] NIETZSCHE, Friedrich, La naissance de la Tragédie, 1871, traduction Cornelius Heim. Edition Gonthier. p. 17.
[11] FABRE, Jan. Journal de nuit. p. 208.
[12] NIETZSCHE, La naissance de la Tragédie. p. 149. « Seul le mythe est capable de sauver toutes les forces de l'imagination et du rêve apollinien d'une prolifération vagabonde et désordonnée ».
[13] Ibid. p. 148.
[14] L'utilisation du conte est développée dans la critique Pour en finir avec les chefs d'œuvre, dans laquelle Anne-Sophie Deveau analyse l'épreuve du langage dans Le Pouvoir des folies théâtrales.
[15] FABRE, Jan. Journal de nuit. p. 158. « Anvers, 19 mars 1983 »
[16] Maître de conférence en histoire de l'art, programmatrice art contemporain au musée du Louvre.
[17] NIETZSCHE, La naissance de la Tragédie. p. 136.« Entre la signification universelle de la musique et l'auditeur accessible à l'esprit de Dionysos, la tragédie dresse un grand symbole, le mythe, et suscite dans le spectateur l'impression que la musique n'est que le moyen suprême d'animer le monde plastique du mythe. »
[18] NIETZSCHE, La naissance de la Tragédie. p. 137.
[19] WAGNER, Richard, Tristan und Isolde, opéra créé le10 juin1865 à Munich. Acte III, scène 3.
[20] Performance à Londres, le 26 mai 1983 : Fabre loue un smoking, chapeau boule et canne compris. Il fait les cent pas devant Buckingham Palace pendant quatre heures tout en essayant de pénétrer régulièrement à l'intérieur du palais. Il est accompagné de James, son asssistant qui lui chuchote en permanence dans l'oreille : Don't forget you are an animal.
[21] NIETZSCHE, La naissance de la Tragédie. p. 149.
[22] Ibid. p. 151.
[23] FABRE, Jan. Le pouvoir des Folies théâtrales. « Pièce de théâtre pour cinq femmes et dix hommes, parmi eux un chanteur d'opéra. » Les dialogues et actions sont précédés par une numérotation désignant le comédien approprié [Acteur 1 à 10] et [Actrice 1 à 5].
[24] Ibid. p. 29. « l'Actrice 5 porte son veston sur la tête, l'Acteur 3 porte son pantalon sur la poitrine, l'Acteur 2 a enfilé sa chemise avec l'arrière à l'avant, l'Actrice 4 a placé ses chaussures sur ses épaules, sous son veston, l'Acteur 9 porte ses chaussures comme des gants, etc »
[25] La théorie du dispositif, comme lieu résultant des relations de pouvoir et permettant la création d'un savoir, est développée par Michel FOUCAULT dans Surveiller et Punir (1975) ; ouvrage que Jan Fabre découvre lors de la création du Pouvoir des folies. Les enjeux disciplinaires imposés aux comédiens sont les axes de recherche traités par Anne-Sophie Deveau dans la critique Pour en finir avec les chefs d'œuvre (Cie. Oracle, 2013).
[26] FABRE, Jan. Journal de nuit. p. 205. « Anvers, 7 avil 1984

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Rédaction / / Avignon / 
Posté par : Lionel Mathieu
10 sept. 2013

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Le Pouvoir des folies théâtrales, donné deux jours lors de la 67ème édition du Festival d'Avignon, est une reprise de la création de 1984, dernier volet de la trilogie commencée avec Théâtre écrit avec un "k" est un matou flamand en 1981 et C'est du théâtre comme c'était à espérer et à prévoir l'année suivante. Le metteur en scène et plasticien flamand présente ainsi la renaissance spectaculaire d'une mise à l'épreuve et d'une mise à mort du théâtre. Il propose une exécution « retardée par des interruptions calculées et multipliée par une série d'attaques successives »[1].

 

EN DEÇA DU TEXTE, L'ÉPREUVE DE LA PAROLE

   Fabre met tout d'abord à l'épreuve le verbe. Le seul texte prononcé - outre les paroles tirées des livrets d'opéra - consiste en une litanie de références aux moments-clés - car subversifs - de l'histoire du théâtre, de la danse et de la musique. Le spectacle se fait alors « incarnation d'une gloire passée » [2]. Dès 1983, le metteur en scène affirme que « le théâtre doit, la rage au coeur, dépasser le langage, la condition de notre bouche. / Sinon le théâtre trahit l'instinct, l'intuition et l'intelligence du corps. / Nous devons parler le langage du théâtre par tous les trous de notre corps »[3]. Il fait alors dialoguer dates, titres, artistes et lieux de création, matière brute dont la dramaticité n'est pas d'emblée évidente ; cependant des enjeux se font jour car ces « faits arides »[4] deviennent dramatiques. En effet, les intentions de jeu des comédiens remotivent ce texte lacunaire, répété jusqu'à se vider de sa substance, ne laissant au plateau qu'un prétexte aux conflits de domination donnés à voir sur scène. Si le texte théâtral est mis à rude épreuve, le corps n'est pas en reste. 

 

AU-DELÀ DU GESTE, L'ÉPREUVE DU CORPS

   Les corps sont mis au pas, Fabre semble ainsi adopter une approche foucaldienne de la "sanction normalisatrice". Ce n'est pas un hasard s'il convoque dès 1980 le philosophe français [5] pour ensuite y revenir en 1984 : 

   « En guise de préparation au travail, / je dévore et pille un livre du philosophe français Michel Foucault. / Je le lis en anglais : Punishment and Discipline. »[6]

   La base uniforme, visible dans le choix des costumes, pantalon noir et chemise blanche pour tous, est peu à peu déconstruite par des individus tentant de s'extraire d'une norme répressive. Ils subissent alors la punition car « Est pénalisable le domaine indéfini du non-conforme ». En effet :

   « Quand un écolier n'aura pas retenu le catéchisme du jour précédent, on pourra l'obliger d'apprendre celui de ce jour-là, sans y faire aucune faute, on le lui fera répéter le lendemain ; ou on l'obligera de l'écouter debout ou à genoux, et les mains jointes »[7]

   Boucles et répétitions textuelles sont au coeur du travail de Fabre, mais ces dernières sont redoublées par l'appropriation du corps des acteurs par une instance supérieure, ici la figure démiurgique du metteur en scène. Il pourrait dire avec Foucault qu' « un corps discipliné est le soutien d'un geste efficace »[8] afin d'extraire « toujours davantage d'instants disponibles et de chaque instant, toujours davantage de forces utiles »[9]. Sans arrêt, les corps sont poussés dans leurs retranchements, comme en témoigne la scène 7 : 

   « les acteurs commencent à courir rapidement sur place. C'est une course. Les coureurs essaient de courir au même rythme que les autres. Si l'un d'entre eux commence à sprinter, les autres doivent le suivre. »[10].

   Cette course effrénée, durant une vingtaine de minutes, s'accompagne d'un échange continu d'interrogation collective sur les dates importantes de l'art de la performance et du théâtre. Est alors projeté en fond de scène Le Serment des Horaces de David. Tite-Live, dans son Histoire Romaine, rapporte dès le Livre I cette légende fondatrice[11]. Le combat entre les Horaces et les Curiaces fait écho à la course des comédiens. Fabre désigne ses champions, et travaille à l'épuisement de ces derniers. 

   Cet « exercice, devenu élément dans une technologie (artistique) du corps et de la durée, ne culmine pas vers un au-delà ; mais il tend vers un assujettissement qui n'a jamais fini de s'achever. »[12].

   Les références s'amoncellent jusqu'à emplir l'Opéra-théâtre du parterre aux cintres, laissant au plateau ces références du passé comme autant de dépouilles qu'il convient d'agréger pour créer une forme nouvelle, que l'on travaillera ensuite jusqu'à épuisement. Les acteurs se muent alors en Sisyphes post-modernes, condamnés à rouler ce bloc d'illustres ancêtres. La métaphore du bousier est centrale dans la pensée de Fabre, il y revient à trois reprises dans le Journal de nuit :

    « Un acteur est un practicien de l'art de rouler de la bouse »[13],
   « Mon acteur/danseur, un bousier sacré. / Mon acteur/danseur, mon Sisyphe. / La représentation est une immense cavité qui sert à accueillir l'oeuf du bousier sacré. / Ainsi naîtra un nouveau fils de l'obscurité qui aspire à la lumière »[14],
   « Le travail de Sisyphe a commencé. / Mon espace va se remplir de héros et de rochers. (Tout sera de chair et de sang. / Même les rochers seront fatigués et exténués) »[15].

   La répétition d'un même geste, poussant la fatigue à son paroxysme, fonde le principe de ce spectacle harassant car: 

   « "Répéter", c'est justifier l'avenir / en nous délivrant du passé, / de telle sorte que nous exaltons le "présent" / ou que nous l'anéantissons »[16].

 

LE PUBLIC MIS À L'ÉPREUVE 

   Les conditions même de représentation sont extrêmes : 4h20 de spectacle sans entracte, la feuille de salle fait frémir. Un texte à peine signifiant, des corps répétant leurs actions pendant des dizaines de minutes, le spectateur est lui-même poussé dans ses derniers retranchements. La catharsis passe pourtant par ces épreuves comme autant de rites initiatiques, car

   « Répéter enlèvera le sable de l'habitude des yeux du spectateur en le frottant. / Répéter dévoilera au public une existence occulte, à l'extérieur de l'action, à la surface de la vie »[17].

   Certains spectateurs, épuisés, abandonnent, et un quart de la salle s'enfuit avec perte et fracas ce soir-là. Certains s'assoupissent et entrevoient le spectacle dans un état semi-conscient, d'autres font l'effort de maintenir, coûte que coûte, leur attention pour ne rien perdre de cette expérience hors du commun. Ils peuvent ainsi accéder à ce qu'Antonin Artaud défend, à savoir « un théâtre où des images physiques violentes broient et hypnotisent la sensibilité du spectateur. »[18]

   Sur le moment, le sens échappe, cependant il s'inscrit en nous profondément, car comme le dit Joseph Danan :

   « C'est, dès lors, une toute autre attitude qui est requise du spectateur, qui n'annule pas l'intellection mais la déplace dans le temps. Le spectateur revient de là (de l'Enfer) avec une somme d'impressions, de sensations, en tout point comparables à celles d'une expérience vécue. Sa pensée la fera sienne et elle l'accompagnera, parfois pendant des années, ou toute une vie. C'est peut-être ainsi que pourrait se définir un théâtre de l'expérience : celle-ci exige d'être vécue au présent, mais sa valeur se mesure à la trace qu'elle laisse »[19].

   En effet, plusieurs semaines après, ce spectacle nous hante encore, et il y a fort à parier que certaines des images proposées vont s'inscrire durablement dans notre chair meurtrie par l'épreuve que nous a fait endurer Fabre.

   Cette mise à l'épreuve des certitudes du spectateur sur ce qu'est le théâtre s'organise autour d'un dévoilement, d'un procès et d'une exécution.

 

MISE À NU DES MÉCANISMES ILLUSIONNISTES 

   Dès les premières minutes, les codes théâtraux sont malmenés. En effet, les comédiens sont dos au public et observent l'écran de projection en fond de scène sur lequel Le Verrou de Fragonard est projeté. Cette œuvre picturale, dont le sous-titre est Le Viol, permet une mise en abyme du Pouvoir des folies. La lourde tenture rouge chez le peintre fait écho à celle que dresse Fabre sur les bords du plateau. Cependant, le metteur en scène la choisit noire, symbole d'une mort annoncée dont il s'agit, dès le début, de porter le deuil. La séquestration de la femme, l'homme poussant le verrou, rappelle le spectateur à sa propre situation. C'est ainsi que Foucault entend le principe de clôture :

   « Les disciplines en organisant les « cellules », les « places » et les « rangs » fabriquent des espaces complexes : à la fois architecturaux, fonctionnels et hiérarchiques. Ce sont des espaces qui assurent la fixation et permettent la circulation ; ils découpent des segments individuels et établissent des relations opératoires ; ils marquent des places et indiquent des valeurs ; ils garantissent l'obéissance des individus, mais aussi une meilleure économie du temps et des gestes»[20].

   C'est bien de cela qu'il s'agit au théâtre, chaque spectateur se rend « docilement » à la place qu'il a réservée, et de la même manière Fabre assigne des places à ses comédiens en procédant à un strict découpage du plateau[21].

   Deux objets au cœur du Verrou invitent à une lecture métaphorique. Une pomme mise en lumière fait discrètement allusion au péché originel - à la Création et à la Chute- alors qu'un bouquet, jeté au sol, évoque une virginité dégradée, souillée. Le « voyeur » est prévenu : les œuvres du passé, moments marquants de création, vont être foulées au pied. Il s'agit bien d' « en finir avec les chefs d'oeuvre »[22] comme l'écrivait Artaud. L'aspect métathéâtral du spectacle de Fabre prend également appui sur une culture du conte qu'il détourne. Le metteur en scène s'inspire des Habits neufs de l'empereur d'Andersen. Dans le conte, un empereur féru de beaux habits est confronté à deux escrocs qui se font passer pour des tisserands, travaillant une étoffe révolutionnaire car invisible aux sots. Ils oeuvrent sur des métiers vides la nuit, et tout le monde, l'empereur y compris, fait semblant d'admirer le tissu que le roi porte. Mais un enfant, voix de l'innocence, dévoile la nudité de l'empereur. La rumeur enfle mais la foule continue à admirer le manteau de cour et la traîne qui n'existent pas. Il en va de même dans Le Pouvoir des folies. En effet, deux rois entièrement nus dansent alors qu'une foule de courtisans semblent rivaliser dans une caricature de demandes de mécénat. Fabre note dans son conducteur :

   « Un ou deux acteurs se dirigent maintenant avec leur vêtement invisible vers l'empereur à l'avant de la scène pour éveiller son intérêt. Ils paradent devant lui, et tiennent leurs mains sous son nez »[23].

   Cette métaphore se double d'une réflexion sur la création et la réception, oscillant entre hypocrisie et tentation du néant.

 

MISE EN ACCUSATION ET MISE À MORT 

   La remise en cause des créations artistiques qui ont précédé l'oeuvre de Fabre s'annonce sous le signe du danger. Le spectacle est considéré comme un travail de funambule, en équilibre constant entre Eros et Thanatos. Ainsi la projection du tableau de Khnopff L'Art ou Les Caresses lors de la scène 3 laisse apparaître la figure d'une sphinge au corps de guépard et à l'attitude sensuelle. Cette représentation picturale d'une femme fatale en fait une tentatrice diabolique. Dans le choix du guépard, on retrouve la notion de péché originel, car le félin est considéré comme un avatar du serpent, les deux animaux se déplaçant au sol, en rampant. Chez Fabre, le désir est d'emblée associé au danger et à la souffrance comme en témoigne la scène 9, où, sur l'air de Carmen, un comédien et une comédienne se donnent des dizaines de gifles en fredonnant : « L'amour est enfant de bohême, / Il n'a jamais, jamais connu de loi, / Si tu ne m'aimes pas, je t'aime, / Si je t'aime, prends garde à toi ! »[24]. Cette idée liant amour et souffrance est reprise dans l'extrait de Penthésilée d'Omar Schoeck  avec : « Küsse, Bisse, das reimt sich »[25], ainsi que dans l'extrait de Salomé de Richard Strauss : « Ah, ich habe deinen Mund geküsst, Jochanaan. / Ah, ich habe ihn geküsst, deinen Mund, / es war ein bitterer Geschmack auf deinen Lippen. / Hat es nach Blut geschmeckt ? / Nein ! Doch es schmeckte vielleicht nach Liebe »[26]. Eros et Thanatos sont donc intrinsèquement liés chez Fabre. 

   Bien plus, le désir semble conduire à la mort. Des grenouilles sont embrassées puis écrasées. Le drap ensanglanté est exhibé tel une suaire. De même, c'est suite à leur baiser, que la tentative d'étranglement d'un des empereurs nus par son double a lieu. Cette duplicité peut s'expliquer si l'on se réfère à Foucault :

   « Le condamné dessine la figure symétrique et inversée du roi (...) Si le supplément de pouvoir du côté du roi provoque le dédoublement de son corps, le pouvoir excédentaire qui s'exerce sur le corps soumis du condamné n'a-t-il pas suscité un autre type de dédoublement ? »[27].

   Enfin, des assiettes sont brisées, après avoir été goulûment léchées, comme autant de strates de créations dont l'artiste se nourrit avant de les mettre au rebut. Fabre, sans jamais les renier, fait donc table rase et place nette pour le théâtre de demain.

   Avec Le Pouvoir des Folies théâtrales, Jan Fabre envoie ad patres ce que fut le théâtre et son ambition d' « art total »[28]. Cependant, il ne s'épargne pas : la dernière date de ce grand inventaire avant liquidation est celle de son précédent spectacle : C'est du théâtre comme c'était à espérer et à prévoir. Cendre à jamais renouvelée. 

Voir aussi la critique de Lionel Mathieu : Jan Fabre, prêtre et philosophe / Mythes fondateurs et avant-garde

[1] Michel Foucault, Surveiller et punir, Tel, Gallimard, 1975, p.19.
[2] Jan Fabre, Journal de nuit (1978-1984), L'Arche, 2012, p.191.
[3] Ibid, p.160.
[4] Ibid, p.200
[5] « J'ai passé tout l'après-midi chez Jan de Zak. / Nous avons discuté de l'importance de deux philosophes français que nous respectons tous les deux : Michel Foucault et Roland Barthes. », ibid, p.55.
[6] Ibid, p.188.
[7] Michel Foucault, op.cit., p.210.
[8] Ibid, p.179.
[9] Ibid, p.180.
[10] Jan Fabre, Le Pouvoir des folies théâtrales, L'Arche, 1984, pp.37-38.
[11] Une guerre meurtrière éclate entre les habitants d'Albe et ceux de Rome. Pour mettre fin à ce conflit, les chefs des deux peuples concluent un accord : trois frères défendront chaque camp, les Horaces pour Rome et les Curiaces pour Albe. « Dès le premier choc, les cliquetis des armes firent passer un grand frisson dansl'assistance ; tous en perdaient la voix, et le souffle. Mais au coeur de la mêlée, les trois Albains furent blessés, tandis que deux Romains tombaient, mourant l'un sur l'autre. Leur chute fit pousser des cris de joie à l'armée albaine ; les légions romaines tremblaient pour leur unique champion, que les trois Curiaces avaient entouré. Par bonheur il était indemne, trop faible, à lui seul, il est vrai, pour tous ses adversaires réunis, mais redoutable pour chacun pris à part. Afin de les combattre séparément, il prit la fuite, en se disant que chaque blessé le poursuivrait dans la mesure de ses forces. Il était déjà à une certaine distance du champ de bataille, quand il tourna la tête et vit ses poursuivants très espacés. Le premier n'était pas loin : d'un bond, il revint sur lui : Le Horace avait déjà tué son adversaire et vainqueur, marchait vers le second combat. Poussant des acclamations, les Romains encouragent leur champion : lui, sans donner au dernier Curiace, qui n'était pourtant pas loin, le temps d'arriver, il tue l'autre. Maintenant la lutte était égale, survivant contre survivant ; mais ils n'avaient ni le même moral, ni la même force. L'un, deux fois vainqueur, marchait fièrement à son troisième combat ; l'autre s'y traînait, épuisé. Ce ne fut pas un combat : c'est à peine si l'Albain pouvait porter ses armes ; il lui plonge son épée dans la gorge, l'abat, et le dépouille », Tite-Live, Histoire Romaine , I, 25, traduction G. Baillet, Les Belles Lettres, 1940.
[12] Michel Foucault, op.cit. , p.190.
[13] Jan Fabre, Journal de nuit (1978-1984) , p.181.
[14] Ibid ., p.185.
[15] Ibid ., p.200.
[16] Ibid ., p.141.
[17] Ibid., p.144.
[18] Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, in Oeuvres complètes, t. IV, Gallimard, 1964, p.99.
[19] Joseph Danan, Entre théâtre et performance : la question du texte, Actes-Sud Papiers, 2013, p.39
[23] Jan Fabre, Le Pouvoir des folies théâtrales, op.cit., p.28.
[24] Ibid., p.46.
[25] « Enlacer, lacérer, cela rime », Ibid., p. 62. .
[26] « Je l'ai baisé ta bouche / Il y avait une âcre saveur sur tes lèvres / Etait-ce la saveur du sang ? / Non ! Mais peut-être était-ce la saveur de l'amour. Ibid, p.26.
[27] Michel Foucault, op.cit., pp.37-38.

Joué les 15 et 16 juillet au Festival d'Avignon 2013.
Le Pouvoir des folies Théâtrales.

Conception, mise en scène, scénographie, chorégraphie et lumière : Jan Fabre
Musique : Wim Mertens 
Costumes : Pol Engels, Jan Fabre
Assistanat à la mise en scène : Miet Martens, Renée Copraij
Avec : Yorrith De Bakker, Piet Defrancq, Mélissa Guérin, Nelle Hens, Sven Jakir, Carlijn Koppelmans, Georgios Kotsifakis, Dennis Makris, Lisa May, Giulia Perelli, Gilles Polet, Pietro Quadrino, Merel Severs, Nicolas Simeha, Kasper Vandenberghe.

Rédaction / / Avignon / 
Posté par : Anne-Sophie Deveau
22 sept. 2012

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ALBERTO, L'HOMME QUI TOMBE. 

   Alberto Giacometti naît en Suisse, en 1901. Il grandit au milieu des montagnes, à Stampa avec ses trois frères et sœur, dont Diego, lui aussi sculpteur, qu'Alberto prendra pour modèle tout au long de sa vie. Dans les années 20, il s'intéresse à la pratique cubiste. Dans les années 30, il rencontre le milieu surréaliste. Ces deux approches de représentation du réel sont toujours des tentatives pour capter la mobilité du regard sur les choses. Son obsession est la représentation du mouvement : le mouvement d'un visage immobile, le mouvement d'un homme assis, le mouvement d'un homme qui marche. Et peut-être plus que le mouvement du modèle en question, Giacometti cherche à capter le mouvement de son regard sur les choses : le caractère indéfini, temporel du regard. En 1927, il s'installe à Paris, dans son minuscule atelier au 46, rue Hypolite-Maindron à Paris, dans lequel il restera jusqu'à sa mort, en 1966. C'est à partir de la fin des années 40, que Giacometti commence à réaliser ses sculptures en bronze filiformes. 

Il lui aura fallu 45 ans pour trouver la forme de représentation humaine pour laquelle nous nous rappelons particulièrement de lui.

 

L'homme QUI MARCHE VERS L'Homme QUI MARCHE.

   Sa sculpture L'homme qui marche (1947), rompt son investissement dans l'approche surréaliste [1] : il veut figurer ce réel impossible. Il développe cette première proposition de l'homme qui marche dans une série de représentation d'hommes qui marchent, d'hommes qui tombent, d'hommes qui chavirent, d'hommes ensemble sur une place, d'hommes se croisant sans se voir, d'hommes dans l'espace, d'hommes regardant devant eux, d'hommes se débattant avec leur socle. L'homme qui marche n'est pas seulement une sculpture de Giacometti. C'est le mouvement perpétuel qu'il essaye de représenter.

   Il existe 4 sculptures intitulées homme qui marche, toutes en bronze, crées entre 1947 et 1960. Trois sont sensiblement de taille humaine, avec des variations d'amplitude du mouvement des bras ou d'écart entre les deux jambes. Une quatrième mesure 8 cm et se démarque par le fait qu'elle est posée sur un socle démesurément grand par rapport à la taille de l'homme : ce socle nous fait plus apparaître l'espace dans lequel l'homme marche plutôt que l'homme en lui-même ou son mouvement. Deux autres variations de représentation d'un homme qui marche sont crées autour de 1950 : Homme qui marche sous la pluie et Trois hommes qui marchent. Il ne s'agit donc pas de considérer la plus célèbre de ses sculptures indépendamment de la recherche artistique de sa vie.

    Giacometti veut voir le réel. Il veut le voir pour le représenter. Giacometti observe le mouvement du réel comme « une suite de points d'immobilités ». Dans un entretien intitulé Ma longue marche [2], il fait part de son observation du réel :

    « L'homme devenait une espèce d'inconnu total, mécanique ; ça entrainait l'idée du mécanique. La conscience que chacun, presque tout ce qu'il disait était comme une mécanique, comme s'il ne disait que des choses apprises et presque dans une espèce d'inconscience. Oui des mécaniques inconscientes, comme des gens dans la rue qui vont et qui viennent... un peu comme les fourmis, chacun a l'air d'aller pour soi, tout seule dans une direction que les autres ignorent. Ils se croisent, se passent à côté, non ? Sans se voir, sans se regarder. »

    Capter l'impossible, représenter le réel de l'homme dans le mouvement de sa solitude. Approcher ces visions qui semblent impossibles à rendre. Giacometti travaille dans le mouvement d'un impossible à représenter. Giacometti s'attache à l'essai, à la tentative. L'essai est de représenter l'acte d'être sans représenter un être en particulier, mais l'être universel. Il explique pourtant que cet être universel ne peut se représenter que dans le particulier : c'est tout à la fois cet homme qui marche, un homme qui marche, l'Homme qui marche. Il n'y a pas de finalité en cela, mais une succession d'essais de représenter l'Etre-Homme dans son espace-temps. Et dans la vision précise que Giacometti a de cette existence « merveilleuse », tout définit l'Homme : la mémoire, l'élan, la volonté, le changement. Il s'attache à ce mot « merveilleux » qui lui permet au mieux de décrire ce qui lui échappe et le fascine dans l'état d'Homme. Le merveilleux est ce que l'Homme ne peut expliquer. Et pour Giacometti, l'Homme ne peut s'expliquer lui-même. Ses différentes sculptures sont des essais de représenter, d'expliquer l'Homme dans ce qu'il a d'universel, d'irréductible. 

 

L'HOMME : ETRE EN MOUVEMENT.

    « L'unique chose stable, c'est le mouvement partout et toujours ». Le mouvement est l'essence de notre réel. Le mouvement est par définition l'être, le devenir, l'humain, et particulièrement, il est l'être dans un espace, soumis au temps. Il est l'Etre-Corps. Ce qui n'est pas mouvement n'est pas vie, ce qui n'est pas mouvement est mort. Le corps sans mouvement n'est plus. L'être est un corps en mouvement. Notre réel ne s'arrête pas. Nous sommes soumis à notre réel par notre corps en mouvement, par notre corps qui vieillit, par notre corps qui se débat avec sa matérialité.

    A la fin de sa vie, Giacometti s'approche de la philosophie existentialiste : Jean-Paul Sartre, Jean Genet s'accordent à admirer Giacometti pour son exigence de travail quant à représenter le réel. Il représente les hommes qu'il prend pour modèle en étant persuadé que plus il les observe, plus il s'approche d'eux.

Il explique que s'il pouvait travailler sur un modèle pendant mille ans, il s'approcherait de plus en plus de lui. Mais il serait toujours tenté de continuer le travail. Sans pouvoir jamais atteindre la représentation du modèle, il ne peut que tenter d'en capter le mouvement. Représenter l'être dans son mouvement.

    La question du mouvement occupe largement la société depuis la fin du XXème siècle. L'électricité, les transports, la communication, le cinéma permettent à l'homme de se situer différemment dans l'espace. Représenter le mouvement devient une des préoccupations générales des artistes de l'époque. Par exemple, Auguste Rodin sculpte lui aussi un homme qui marche au début du XXIème siècle. La correspondance entre Giacometti et Rodin peut aussi se faire en cela que Giacometti a appris la sculpture avec Antoine Bourdelle, qui était lui même assistant de Rodin. Dans son ouvrage intitulé Giacometti, biographie d'une œuvre, Yves Bonnefoy raconte l'anecdote suivante : vers l'âge de 14 ans, autour de Noël, Giacometti est sur le trajet de Stampa pour retrouver sa famille. Il entre dans une librairie et utilise l'argent de son train pour acheter un ouvrage sur l'œuvre de Rodin. Sans plus un sou en poche pour le train, cet achat oblige le jeune Giacometti à traverser la montagne à pieds pendant plusieurs jours pour retrouver son village familial. Giacometti peut se retrouver dans cette phrase de Rodin : « c'est l'artiste qui est véridique, et c'est la photo qui est menteuse car dans la réalité, le temps ne s'arrête pas ».

    Cette idée que le temps ne s'arrête jamais est une obsession du mouvement futuriste. La sculpture L'homme en mouvement d'Umberto Boccioni défend aussi cette idée que l'homme est périssable et qu'il n'est réellement possible de le représenter qu'avec le poids de son long mouvement vers la mort.

Umberto Baccioni se distingue de la représentation figée du monde :

    « Tandis que les impressionnistes font un tableau pour donner un moment particulier et subordonnent la vie du tableau à sa ressemblance avec ce moment, nous synthétisons tous les moments (temps, lieu, forme, couleur, ton) et construisons ainsi le tableau. »

    De ce point de vue, la représentation plastique de l'Homme, du monde peut s'apparenter au mouvement de la représentation scénique des corps : la danse, le théâtre.

 

LA TRAGEDIE : DE L'ETRE AU NON-ETRE, LE CORPS VERS LA MORT.

   Pourquoi en arriver à Aristote pour comprendre Giacometti ? Ou plutôt, pourquoi en revenir à Aristote pour comprendre Giacometti ? Dans La poétique, Aristote tente une définition du théâtre et de la tragédie, il tente de définir son caractère nécessaire pour une société. Tout part de l'action. C'est l'action qui détermine le personnage, c'est l'action qui dans le poème, amène chacun des personnages vers sa propre mort. Il n'y a pas d'alternative possible, chacun des personnages marche (l'action de marcher pourrait être considérée comme la première des actions humaines, celles d'être debout et de vouloir se déplacer vers ce qu'il peut voir, peut atteindre. L'homme est condamné à marcher pour atteindre ce qui est toujours un peu plus loin de lui). Les personnages marchent tous donc vers leur mort ou leur perte.

   L'action de marcher dans la sculpture de Giacometti est suggérée comme un enchaînement causal entre les éléments de cette action : déroulement du mouvement de marcher comme une suite d'évènements : soulever le pieds, lever le bras, dérouler la jambe, poser le pieds à terre. Dans un mouvement perpétuel. La représentation de cet homme qui marche n'est dans un sens que la représentation de la tragédie de l'homme qui marche vers sa mort.

Le motif est celui de l'homme mortel. La mort est « ce qui ne peut pas ne pas arriver ». La matérialité du bronze est le support de représentation de la matérialité humaine. Marcher, c'est être. Etre est périssable. L'action de marcher de l'Homme est rendue universelle par Giacometti. L'Homme est à la fois enfermé dans sa condition mortelle et sublimé par la représentation que Giacometti en fait. Représenter l'Homme dans sa mortalité lui permet d'échapper à sa matérialité. 

   Dans L'atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet décrit ses rencontres avec l'artiste, il retranscrit une de leurs conversations :

   « Vous croyez qu'elles perdent, d'être en bronze ? 
   – Non. Pas du tout.
   – Vous croyez qu'elles gagnent ?
  – Vous allez encore vous foutre de moi, mais j'ai une drôle d'impression. Je ne dirais pas qu'elles gagnent, mais que c'est le bronze qui a gagné. Pour la première fois de sa vie le bronze vient de gagner. C'est une victoire du bronze. Sur lui-même peut-être.
   – Il faudrait que ce soit ça. »

   Genet voyait dans Giacometti une puissance équivoque à un Rembrandt qu'il admirait tant « Alberto est de ces êtres qui ne se trompent jamais, mais se perdent toujours. »

 

 [1]   Dans Manifeste du surréalisme André Breton : « automatisme psychique pur, par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».
« Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d'associations négligées jusqu'à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie.
[2] Entretien réalisé par Pierre Schneider, paru dans le journal l’Express en 1961.

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
10 janv. 2012

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L'histoire : deux couples, un adultère, un mensonge.

Le personnage principal : Roméo. 

Il trahit son ami en couchant avec la femme de celui-ci, et le trahit une deuxième fois en lui mentant.

Le mensonge : il est au centre de la pièce. Il est partout. Et tout le temps en questionnement. Les acteurs en va-et-vient entre la fiction qu'ils soutiennent, et la réalité du plateau, nous posent la même question : "Les humains peuvent-ils se parler, sans masque de théâtre, ni mensonge d'acteurs ?" 

 

LE MENSONGE

  Il est à priori étonnant de questionner le mensonge et la vérité, dans le lieu même du mensonge - ou bien est-ce le lieu le plus approprié ? Lorsque le temps d'une fiction est rapporté, lorsque l'espace d'une pièce est inventé pour une efficacité dramatique ou esthétique, lorsque la lumière est artificielle, lorsque des acteurs disent un texte qui ne leur appartient pas, lorsque la mise en scène planifie les évènements successifs d'une action en octroyant au hasard le plus de pouvoir possible, comment est-il possible d'envisager qu'une vérité puisse apparaître ? Le théâtre est un mensonge, le poème est un mensonge. La poésie vit de mensonges. Et le comédien est « celui qui feint des sentiments qu'il n'a pas » (dictionnaire Le Littré). Et lorsque le Roméo de On ne sait comment  engage une  "vertigineuse remise en question de tout rapport à la vérité" (dixit Marie-Josée Malis), suite au constat désobligeant que tous les rapports qu'il entretient sont potentiellement fondés sur le mensonge, quel est le meilleur moyen de le représenter, sinon sur un plateau de théâtre ?  On ne sait comment  est un mensonge théâtral questionnant le mensonge social. Le mensonge parle du mensonge. Donc le mensonge parle de lui-même. Le mensonge du théâtre parle de ce qu'il connaît somme toute le mieux puisque le théâtre sublime le mensonge.

 

LE MENSONGE ENTENDU

    Le théâtre est un mensonge... Certes. Mais est-ce encore mensonge si tout le monde sait que c'en est un ? Est-ce encore un mensonge si les acteurs au plateau ne cessent de briser la frontière avec le public en franchissant le quatrième mur, en feignant de s'étonner de voir la lumière s'éteindre ou s'allumer, en nous prenant à partie sur leur situation même d'acteur en travail, d'acteur en mensonge. Ils mentent et nous disent pourtant « Regardez, je mens, mais je ne suis pas loin derrière, nous sommes dans le même espace-temps. Regardez-moi, je ne suis pas vraiment Roméo, je ne suis pas vraiment Ginevra, mais de mon mensonge peut-être apparaitra une pensée. » Lorsque Diderot écrit « Un système de mensonges ressemble plus à la vérité qu'un seul mensonge isolé », il n'est pas loin du propos qui apparaît lors de la représentation : nous ne trouvons aucune réponse absolue concernant le mensonge, ni la vérité. Nous sommes invités à penser le mensonge ou la vérité au fur et à mesure de l'avancée de la fiction, au fur et à mesure des réflexions du personnage sur le sujet. Sa propre réflexion contamine tout ce qu'il l'entoure : public, acteurs, texte, espace, lumière, théâtre en général, et finalement l'humanité toute entière. En suscitant réflexion et remise en question permanente, nous en venons rapidement à une éloge de la folie.

 

ÉLOGES DE LA FOLIE

   En premier, le rideau rouge, comme témoin flagrant du théâtre bourgeois, est présent sans l'être, ni vraiment dans sa fonction de faire apparaître la scène, ni comme « accessoire » symbolique de scénographie. Il est à demi ouvert lorsque nous entrons dans la salle, et ne cache quasiment rien. Il s'ouvre et se ferme, s'entrouvre et se franchit sans déférence. Certaines scènes se déroulent derrière, sans être réellement cachées. Les acteurs passent derrière et devant sans jamais considérer cet espace comme un lieu de non action. Rideau ouvert, comme rideau fermé, il est au centre, avec le mensonge. Et lorsqu'il finit par s'ouvrir entièrement, le beau rideau rouge en velours laisse apparaître un rideau de fer de porte de garage. Nous nous enfonçons de plus en plus dans la scène, nous nous enfonçons de plus en plus dans la conscience. Un rideau cache un autre rideau. Un mensonge cache un autre mensonge. Un masque cache un autre masque. Cela n'est pas pour aller à l'encontre du propos récurrent que Pirandello tient sur les rapports humains : « nous sommes tous des hypocrites » (hypocrita=acteur). Erasme écrit une Eloge de la folie, il imagine que pendant une représentation, un spectateur arrache le masque des acteurs, voilà ce qui se passerait :

   « Tout changerait aussitôt de face : la femme deviendrait un homme, le jeune homme un vieillard ; les rois, les héros, les dieux disparaitraient aussitôt, et l'on ne verrait plus à leur places que des misérables et des faquins. En détruisant l'illusion, on ferait disparaître tout intérêt de la pièce. C'est ce travestissement, ce déguisement qui attache les yeux du spectateur. Or, qu'est-ce que la vie ? C'est une espèce de comédie continuelle, où les hommes, déguisées de mille manières différentes, paraissent sur la scène, jouent leurs rôles, jusqu'à ce que le maître du théâtre, après les avoir fait quelques fois changer de déguisement et paraître tantôt sur la pourpre superbe des rois, tantôt sous les haillons dégoûtants de l'esclavage et de la misère, les force enfin à quitter le théâtre. A la vérité, ce monde-ci n'est qu'une ombre passagère, mais telle est pourtant la comédie qu'on y joue tous les jours. »

   Forcés de constater dans ce texte d'Érasme, que la vie et le théâtre se soutiennent et s'entremêlent, nous pouvons de la même manière voir les acteurs de « on ne sait comment » s'amuser de ce propos. Ainsi : fiction de Pirandello ou réalité de la scène ? Mensonge de théâtre ou vérité d'une situation fictive ? Erasme dit bien à propos du théâtre : « A la vérité, ce monde-ci n'est qu'une ombre passagère, mais telle est pourtant la comédie qu'on y joue tous les jours ». La discipline « théâtre » est mise en scène. La réalité quotidienne « théâtre » est mise en scène. Les acteurs ne sont pas des personnages, le décor est déplacé à vue par les acteurs, les rampes du théâtre sont éclairées, le public est éclairé comme les acteurs et il n'y a plus d'espace temps fictif pour raconter une métaphore de la condition humaine. La condition humaine est immédiatement représentée par les acteurs, en tant qu'ils sont des acteurs ce mardi 5 avril au théâtre des Bernardines à Marseille, entre 20h30 et 23h30, jouant un texte de Pirandello.

 

ÉOLGES DE LA PENSÉE

   Au début de la pièce, la réplique « Je crois qu'il est devenu fou » fait commencer la tension de l'action. On parle de Roméo, le menteur adultère. Roméo a perdu la raison, Roméo tient un langage incompréhensible sur la vie, Roméo ne distingue plus rien de l'absurde ni du tangible. Et lorsqu'il entre en scène, nous avons déjà entendu la pensée commune (ses amis, sa femme) supposer les causes de son état. La société montre le fou. Roméo, quant à lui, dit :

« Ce serait si commode derrière un masque ; mais le mien, je ne le supporte pas, je l'arrache », ou encore,

« Heureusement que la vie entière est ainsi, on ne sait comment ! Et la volonté n'y peut rien...Je voudrais bien savoir qui a dit que j'étais fou. Pas moi, en tout cas. Moi, si je pense ainsi maintenant, c'est parce que je vois : je vois. »,

« Il faut croire et non savoir, la vie est à ce prix. Se connaître, c'est mourir ».

   Roméo, contrairement aux autres personnages se trouve privé d'identité. Il doit faire le constat que son unité n'est qu'apparente : sa vérité n'est qu'illusoire. Roméo dans la pièce, et Pirandello dans son écriture, questionnent la valeur « d'être un », autrement dit de définition d'un être en particulier. La folie vient du fait de la remise en question de cette possibilité de mobilité de définition de cet « être un ». Nous avons à faire à deux questions : la première concerne l'absurdité du masque social qui enferme l'Homme dans une définition (comme quelque chose de fini, donc) et la deuxième concerne l'impossibilité de n'être qu'un. De la même manière que la vérité « est plus proche d'un système de mensonges plutôt que d'un mensonge isolé » (Diderot), l'être humain est certainement plus proche d'une multitude de « moi », plutôt que d'un « moi » social. D'où la réflexion de Roméo : « se connaître, c'est mourir ». Nous pourrions aussi dire : se définir socialement, c'est refuser le fait que la vie, la vérité et l'être au monde ne sont que mobilités et questionnements.

    Or, le masque social ne peut permettre cette réflexion car le masque social est proprement figé et immuable. Le masque social fait de chacun d'entre nous une figure : Pirandello écrit dans l'Humoriste :

   « Des masques, des masques...Chacun rajuste son masque comme il peut – le masque du dehors. Et aucun n'est vrai ! Vraie est la mer, vraie est la montagne, vrai le caillou, vrai le brin d'herbe, mais l'homme ? Il est toujours masqué sans le vouloir, derrière ce qu'en bonne foi, il se figure ce qu'il est : beau, bon aimable, généreux, malheureux etc....Et c'est à y penser, un grand sujet de rire. »

    Le masque social doit savoir. Savoir ce qu'il dit, savoir ce qu'il fait.

 

VÉRITÉ ?! VÉRITÉS ?!

    Le théâtre est mensonge. La vie est un théâtre. La vie est un mensonge. Voilà ce que Roméo crie tout au long de la pièce. « Je crois qu'il est devenu fou », dit-on de lui. Sa folie, proclamée par les autres personnages, vient sans doute de sa volonté de chercher une vérité. Une vérité et non pas la vérité commune des masques communs. Sa folie est indiscutable car elle n'a de prise avec aucune réalité commune. Il proclame que rien n'est absolu, que tout est mensonge potentiel. Et pourtant, lui se sent lucide. « Moi, si je pense ainsi maintenant, c'est parce que je vois : je vois ».

    Et jusqu'au salut, nous pensons que le propos de la pièce tient dans l'idée que le mensonge est partout et que nous devons en faire notre affaire. Dans un constat d'impuissance, nous voyons les personnages se mentir les uns aux autres pour ne pas se décevoir, pour ne pas faillir aux rôles qu'ils se sont donnés. Ils saluent, le public applaudit. Fin du spectacle. Allons-nous tous mourir dans le mensonge ? NON. Le spectacle n'est pas fini. Roméo reprend la parole pendant les applaudissements. L'acteur refuse cette fin, et l'aveu de mensonge se fait. Roméo avoue son mensonge à son ami et son ami le tue. FIN. Jusqu'à la fin, les acteurs n'exécutent pas le texte de Pirandello, ils font raisonner le texte et la situation théâtrale au rythme de leur propre réflexion, au rythme de notre propre réflexion : Marie-Josée Malis entend bien « injecter de la pensée dans le théâtre » et cette pensée se construit pendant la pièce. Elle n'est pas livrée au public comme une vérité, ni une leçon ni une solution. La pensée se construit alors en présence, acteurs et spectateurs en complicité. 

 

Joué du 5 au 9 avril 2011,
au Théâtre des Bernardinnes à Marseille
Le prince de Hombourg

Mise en scène : Marie-Josée Malis
Compagnie : La Llevantina
Lumière : Jessy Ducatillon
Son : Patrick Jammes
Scénographie : Jean-Antoine Telasco, Adrien Mares, Marie-Josée Malis, Jessy Ducatillon
Costumes : Zig et Zag
Avec : Pascal Batigne, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Victor Ponomarev, Sandrine Rommel

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
21 sept. 2009

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SITUATION 

   Ricercar est créé le 6 novembre 2007 au Théâtre National de Bretagne à Rennes, dans le cadre du festival « Mettre en scène », par François Tanguy et son Théâtre du Radeau, implanté au Mans. 16 personnes ont participé à la création artistique de Ricercar, dont 7 sur le plateau. Notons que les personnes  "visibles" de la représentation sont moins nombreuses que les personnes "invisibles".

   Cette remarque peut aller dans le sens de ce que je développerai quant à l'élaboration d'un acte théâtral qui renvoie au sens même du mot  "ricercare" en italien : rechercher, faire le tour, parcourir. La recherche "invisible", le parcours de cet "invisible" est en cela proposé concrètement dans l'élaboration même de ce spectacle.    

   Les éléments de production, de support textuel et d'équipe artistiques vont tous dans le sens de ce "ricercare" : de parcours du monde dans des domaines permettant une exploration des différents points de vue utilisés pour représenter l'Homme et le monde. Il serait pourtant réducteur de classer ce spectacle dans la recherche interdisciplinaire car ce n'est pas la mise en valeur de ces différentes disciplines sur le plateau qui importe, mais l'exploration de ces différentes disciplines parcourues pour l'acte théâtral. L'acte théâtral de François Tanguy est l'exploration sensorielle de ces disciplines, et non l'exploitation formelle de ces disciplines.

   Je cite François Tanguy, à propos du mot "ricercar" :

    "Le Ricercar, précurseur de la fugue, désigne dans sa forme instrumentale l'expression d'un développement polyphonique, dit contrapunctique, dont la ligne de fuite s'élabore au gré des intersections, renversements, et mutations de différents motifs ou sujets. L'intitulé « Ricercar », s'il évoque ces mouvements d'entrelacs, de reprises, de diversités de source et des dynamiques sonores, sera ici l'indication d'un « milieu », dérivé du mot lui-même. Ricercare : rechercher, faire le tour, parcourir...(...)" [1]

   Si l'appartenance de ce spectacle à des problématiques musicales est affirmée, ce n'est en rien pour réduire ce spectacle à une forme mais pour exprimer de façon métaphorique ce que le mouvement musical a d'engageant dans la recherche théâtrale.

 

COMMENT REGARDER ?

   Quel serait le sens non apparent du travail entre ces textes, ces musiques, cette scénographie, ces costumes, ce jeu d'acteur que proposent Tanguy ? Lors de la représentation, je développe au fur et à mesure de l'avancée du spectacle un changement de perceptions. Les 1h30 sont trop courtes pour pouvoir mesurer les multiples propositions. Alors l'instabilité dans laquelle cela place le spectateur, lui propose de modifier, déplacer, ouvrir, remettre en question les perceptions sur lesquelles il a l'habitude de se reposer. Il ne s'agit en effet en rien d'une représentation "reposante" pour le spectateur. Les contradictions et les chocs de ce spectacle n'invitent le spectateur qu'à retrouver une essence de point de vue du monde. François Tanguy propose de reconsidérer la vision du monde ou du théâtre. Comme le théâtre est fait de codes de compréhension communs aux spectateurs, le regard que nous portons sur le monde est codifié. Il s'agit de remettre en question la perception pour remettre en question le regard sur le monde. Je ne sors pas de ce spectacle avec des réponses, ce n'est pas un spectacle miroir du réel. Les enjeux du réel sont re proposés sous forme de questions, matérialisées par la présence même du spectateur et de ce qu'il fait du spectacle qu'il accepte d'observer.

   D'un point de vue scénographique, la scène joue de la pluralité de ses niveaux de profondeur. Jean-Paul Magenaro en parle comme d'une "longue-vue". Les acteurs et les panneaux de la scénographie sont utilisés dans des effets de cadre multiples qui ne suscitent pas l'arrêt du regard du spectateur sur l'un d'entre eux. Cela n'impose pas à la vision de se résoudre à une seule focale. Les changements brutaux de lumière, de focale ou de musique, les déplacements des cadres par les acteurs, les endroits multipliés de l'endroit de fiction sur le plateau font que les points de vue se succèdent. Les angles de perception sont imposés dans un mouvement dynamique. C'est le dynamisme de ces angles de perception qui semble être au cœur de la proposition de Tanguy. Jean-Paul Magenaro explique :

    "Il s'agit de déstabiliser la perception mentale et politique (...)Or, cette déstabilisation se fait à travers les moyens les plus théâtraux qui soient, planches, coulisses, plafonds, lumières, acteurs, sons (...). Ricerar met en scène le théâtre, recherchant dans ses lois internes les logistiques de sa mise en place." [2]

   Ce théâtre ne va pas contre la discipline théâtrale dans une remise en question arbitraire de sa nécessité, il précise sa nécessité vitale, il redessine ses contours, « en réalisant l'actualisation d'une relecture de la puissance du théâtre en son acte » ( formule de Magenaro).

 

L'IMAGE MOBILE

   Ricercar suscite des images en mouvement. Fait de fragments, évoluant de fragments en fragments, dénués de narration, c'est l'utilisation du tragique, du burlesque, du lyrique, du grotesque, dans le jeu ou les costumes qui donne à cette recherche une définition continuellement temporaire. Les acteurs ont le visage peint en blanc ce qui appelle le masque, les chapeaux des acteurs et leurs costumes définitivement dans les codes convenus du théâtre ( chapeaux à plume, robes à paniers, costumes trois pièces pour les hommes) impliquent aussi des codes théâtraux très clairs. Les acteurs se jouent des repères du spectateur en changeant de registre, mais où chaque registre est dans l'exubérance d'une seule direction. Des propositions de sensations en mouvement apparaissent et disparaissent successivement. Ces couches de propositions apparemment indépendantes les unes des autres amènent le spectateur à agir sur le spectacle, en faisant de l'instabilité sa seule certitude.

   Un thème récurrent pourrait pourtant se distinguer, celui du "penché", que Christophe Triau emploie dans un article paru dans Alternatives théâtrales, à propos du travail de François Tanguy. Le penché des corps, des cadres, des tabourets, des lampes appelle une inclinaison vers ce qui arrive autour. Le "faire le tour" de la définition de "ricercare" réapparaît pour ne pas faire de la trame de ce spectacle une ligne mais des courbes. Le penché induit un déséquilibre ou un équilibre vacillant. Les lignes de fuite sont ouvertes dans l'espace. L'image est désaxée ce qui amène le spectateur à reconsidérer ses sensations en réponse à ce que propose l'espace de représentation.

    "Faire sentir ce qui échappe, en tant qu'il échappe, et dans l'ouverture que cette échappée même suscite, cerner le réel dans ce qu'il a d'inassignable, le mouvement du sensible." [3]

   Le spectateur est en face de son propre questionnement, à égalité avec François Tanguy, qui permet une recherche de l'invisible et l'exploration de ses sensations « penchées » (qui en ce sens ne sont pas droites, et prédéfinies).

 

DONC 

    En situant le spectacle dans son contexte de création et de production, je mets d'abord en lien le propos de la pièce et ses moyens de mise en œuvre, puis je m'attache au regard en déséquilibre qu'impose Tanguy au spectateur, enfin je construis une passerelle entre ce regard déséquilibré et le questionnement des sensations au monde qu'il suscite.

   Ce spectacle me pose la question de cette recherche collective où le metteur en scène et le public sont égaux face aux questions que posent le monde et la représentation de ce monde. Il ne s'agit pas pour le metteur en scène d'apporter une réponse ni au public d'en trouver une mais de permettre à tous d'entraîner notre regard au monde, de le faire sien dans l'instabilité. Que ce regard ne s'arrête pas de regarder pour trouver une réponse visible, et accepte que la question même soit d'abord invisible. Il s'agit de mettre en branle la pensée pour faire de l'acte théâtral un moment et un espace de questionnement sur le monde. Cette proposition me permet de concrétiser où peut résider la nécessité du théâtre : dans l'invitation au poème. L'un des derniers textes de la pièce :

    "Rabaisse ta vanité, ce n'est pas l'homme." [4]

[1] Extrait de la feuille de salle du spectacle.
[2] Jean-Paul Magenaro, François Tanguy et le Radeau, « Sur le motif, étude sur Ricercar », P.O.L., 2008.
[3] Christophe Triau, Alternatives Théâtrales, « Six remarques sur Ricercar , François Tanguy et le Radeau », 2008.
[4]  Ezra Pound, Cantos, Chant LXXXI.

Spectacle vu en mai 2009 à Bordeaux, TNBA
Création : Théâtre du Radeau
Mise en scène, scénographie, lumières : François Tanguy
Avec : Frode Bjørnstad, Laurence Chable, Fosco Corliano, Claudie Douet, Katia Grange, Jean Rochereau, Boris Sirdey
Elaboration sonore : François Tanguy, Marek Havlicek
Régie générale : François Fauvel, Johanna Moaligou
Régie son : Marek Havlicek
Régie lumière : Julienne Rochereau, Johanna Moaligou
Reconstruction : espace Jean Cruchet, Fabienne et Bertrand Killy, François Tanguy, Frode Bjørnstad et l'équipe du Radeau
Administration Philippe Murcia assisté de Franck Lejuste, Martine Minette et Claire Terrades
En compagnie de : Carlo Emilio Gadda, François Villon, Dante Alighieri, Carlo Michelstaedter, Ezra Pound, Dino Campana, Lucrèce, RobertWalser, Luigi Pirandello, Federico Fellini, Danielle Collobert, Nadejda Mandelstam, Giacomo Leopardi, Franz Kafka, Georg Büchner, André Boucourechliev, Alban Berg, Giuseppe Verdi,Wolfgang Rihm, Bedrich Smetana, Igor Stravinsky, Bohuslav Martinu, Ludwig Van Beethoven, Luciano Berio, Hanns Eisler, Jean Sibelius, Nicolaus A. Huber, Domenico Scarlati, György Kurtag, Dohnanyi,Witold Lutoslawski, Dmitri Shostakovitch, Sergiu Celibidache, Friedrich Cerha

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
21 sept. 2009

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LA COMMUNAUTE SPECTATEUR

    Claude Régy a fait le choix de jouer son Ode maritime dans un théâtre de 200 places. Son travail sur la « corporalité du texte poétique » [1] exige du public une écoute proche du recueillement. Jean-Quentin Châtelain ne propose rien de spectaculaire et la jauge limitée est une des conditions nécessaires pour une disponibilité de réception du spectateur. Cette communauté restreinte de spectateurs peut sembler plus propice à la formation d'un seul corps - public. Un seul corps - public qui trouve un rythme commun. Or ce soir-là, la salle ne trouve pas de rythme commun. Chacun semble assez seul face au théâtre. Les écoutes sont indépendantes les unes des autres. Le monologue de Jean-Quentin Châtelain ne réunit personne lors de la représentation. Il permet / exige à chacun de se chercher avec ce qui se passe sur la scène. Lors d'un entretien effectué en 2001 Claude Régy explique :

   « La communauté, c'est un mot très embarrassant, à la fois merveilleux et ambivalent (...) Si chacun ne trouve pas le rapport juste à soi et aux autres, toute communauté est mensongère et le commun risque de se faire au détriment de l'individuel. » [2]

   Déstabiliser le spectateur dans sa réception pour dépasser les évidences partagées, qu'elles soient théâtrales ou politiques. Et permettre au texte de Pessoa d'arriver dans une écoute active. Perdre son identité sociale de spectateur pour se rendre disponible au texte, au monde. Est alors remis en question la conception du processus théâtral qui admet généralement que le public est une communauté où les individus se fondent, et où deux ensembles, scène et salle, se soudent, permettant ainsi au théâtre d'avoir une efficacité symbolique. Il s'agirait plutôt de :

   « Parler de soi et de l'autre à la fois, être soi et l'autre à la fois, être soi et plusieurs autres, ne plus savoir, soi, où on s'arrête, et où commence le monde, où commence l'autre et où commence les autres. C'est peut-être ça accéder à un état de lucidité qui n'est pas celui du monde commun. » [3]

   Quels sont les moyens mis en œuvre par Régy pour faire accéder le spectateur à cet « état de lucidité » ? : Comment l'adresse de l'acteur est-elle travaillée ? Quelles questions cela pose-t-il à la forme même du monologue et de son rapport au public ? En quoi l'acteur devient surexposé ?

 

UN CRI DANS L'INFINI

   Le monologue est une forme théâtrale. Les définitions de ce mot se font généralement en rapport avec un défaut de dialogue ou en opposition avec le dialogue. Le petit robert propose plusieurs définitions, dont une : « Long discours d'une personne qui ne laisse pas parler son interlocuteur », puis par extension « Scène fantaisiste dite par un seul personnage ». « Fantaisiste ». La racine grecque « fantasia » se traduit par « vision », ce qui est de l'ordre de l'imagination. Et un objet fantaisiste a une connotation péjorative : « qui n'est pas sérieux, peu orthodoxe ou sans fondement réel ». La forme même du monologue établit avec le jeu de l'acteur une relation apparemment encore plus fictive qu'une scène où plusieurs personnages se rencontrent. Le monologue, comme forme d'expression a priori non naturelle peut ainsi permettre, comme Régy le souhaite, d'aboutir le concept de fiction, et ainsi d'explorer la question de l'adresse et du rapport au public. Le monologue oblige à définir avec netteté le rapport d'un spectacle à son spectateur. Une adresse directe au public, comme une interpellation, où le public est le seul interlocuteur, résiste mal à la fiction car le réel de la relation scène / salle domine le personnage et le texte. Alors si ce n'est à un autre personnage, ni au public, à qui s'adresse l'acteur avec le texte de Pessoa ? La question posée est celle de l'extériorisation du monologue. Qui parle ? A qui ? Pourquoi ?

   Selon Georges Banu, la frontalité monologale, qu'il distingue de la frontalité chorale, se caractérise par cette étrange relation à l'autre. A propos d'autres monologues montés par Régy, il insiste sur le fait que :

   « La communication est suspendue et seule une impossible adresse subsiste. Nous sommes de l'autre côté, les possibles récipiendaires de ce discours qui se survit à peine » [4]

   Dans Ode maritime, il y a des interpellations, des cris dont on ne sait s'ils proviennent de l'intérieur du personnage ou de son extérieur. Il s'adresse à l'horizon infini d'une mer, se tenant debout face, au bout d'une passerelle de bateau. La scénographie et la lumière font l'effet que l'acteur est suspendu dans l'espace. Il est enveloppé d'une immense vague de fer, rendue par un mur concave sur tout l'arrière du plateau. Le bateau est parti et cet homme crie sa solitude, les fantasmes que lui inspirent cet infini, ce vide. Par exemple :

   « Eh-eh-eh-eh-eh ! Eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh ! EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH-EH ! En ME-E-E-E-ER ! / Yeh-eh-eh-eh-eh-eh ! Yeh-eh-eh-eh-eh-eh ! Yeh-eh-eh-eh-eh-eh-eh-eh ! / Tout crie ! tout se met à crier ! vents, vagues, bateaux / Mers, hunes, pirates, mon âme, le sang et l'air, et l'air ! / Eh-eh-eh-eh ! Yeh-eh-eh-eh-eh ! Yeh-eh-eh-eh-eh-eh ! Tout chante et va crier ! (...) » [5]

   Son « âme » et cette « mer » se confondent dans le même cri, dans la même adresse. Le temps est suspendu. Le débit de parole de Jean-Quentin Châtelain paraît irréel, très lent et décomposé, comme en tentative de trouver un rythme primitif de parole. Il crie et dit que « tout chante », il crie au présent et dit que tout « va crier ». Je compare ce temps à celui d'un chaos, comme « vide ou confusion existant avant la création » [6] . En cela, ce cri est proche de la prière. Régy retient que prier « s'élève en dehors de nous vers autre chose que nous », « est la sensation de quelque chose qui est en dehors de nous ». Cette adresse devient une rencontre avec l'au-delà de l'être, non un être au-delà, mais l'altérité même. Sabine Quiriconi propose la formule suivante : « un débordement de soi par la tension vers ce que l'on ne connaît pas » [7] .

  

EN VOYAGE

   Comme au personnage, Régy propose au spectateur d'être seul face au vide, à l'infini, à la non prise sur le monde. Le monde est suspendu dans l'espace et dans le temps. L'acteur est surexposé, comme si le temps commun se débattait avec le temps de cette fiction. Au noir de la fin, il m'est impossible de juger du temps de la représentation : dix minutes comme huit heures ne m'auraient qu'à peine étonnée. Avant le noir final, la lumière et le son augmentent en intensité et donnent l'impression de l'arrivée d'une explosion ou d'une explosion au ralenti. Tout le monde est ébloui, après les deux heures de pénombre. Et la puissance du son, comme un grondement sourd, vibre dans la poitrine.

   Comme une escalade orgasmique se terminant par un noir brutal. Ce monologue ne contient pas exclusivement la voix d'un acteur ni celle d'un personnage ni celle d'un auteur ni même encore celle d'un hétéronyme [8]. Et il ne s'adresse pas exclusivement au public, ni à un autre personnage, ni à aucune autre figure délimitée. Il s'agit d'y expérimenter un voyage qui part de nulle part et va dans l'inconnu. Qui va dans l'inconnu, l'infini de la mer, de l'âme, de la chair, de la langue, de la voix, des voix. Fernando Pessoa, en parlant de ses hétéronymes, dit « je ne change pas, je voyage ». Les voix de Fernando Pessoa, d' Alvaro de Campos, de Jean-Quentin Châtelain, de Claude Régy partent ensemble en voyage vers l'inconnu et nous proposent de nous y risquer.

 

[1] Expression empruntée à Henri MESCHONNIC.
[2] Claude REGY, « La communauté », lors d’un entretien effectué le 8 mars 2001, retranscrit sur le site Asile de nuit de Arte.
[3] Claude REGY, L’Etat d’incertitude, éd. Les Solitaires intempestifs, 2002, p158.
[4] Georges BANU, « Solitude du dos et frontalité chorale », dans Alternatives Théâtrales 76-77, Choralités, p16.
[5] Fernando PESSOA / Alvaro de Campos, Ode maritime, éditions de la Différence, 2009, Paris, p 65.
[6] Dictionnaire Le Petit Robert.
[7] Sabine QUIRICONI, « Visages du monologue / l’adresse en question », dans Les voix de la création théâtrale, Claude Régy, p163.
[8] Les hétéronymes qu’inventent Pessoa sont des pseudonymes qu’il utilise pour faire écrire un auteur fictif, possédant une vie propre imaginaire et un style littéraire particulier. Ode Maritime a été fictivement écrit par Alvaro de Campos. 

Juillet 2009, Festival d'Avignon
Ode maritime, de Fernando Pessoa

Mise en scène : Claude Régy
Assistante à la mise en scène : Alexandre Barry
Avec : Jean-Quentin Châtelain
Dramaturgie : Sébastien Derrey
Scénographie et costume : Sallahdyn Khatir
Fabrication du costume : Julienne Paul
Création lumière : Rémi Godfroy, Sallahdyn Khatir, Claude Régy
Son : Philippe Cachia

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol
09 mai 2009

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PENSER L'HISTOIRE

   Le Prince de Hombourg a été créé en 2009, mis en scène par Marie-José Malis et sa compagnie La Llevantina, en collaboration pour la dramaturgie avec Alain Badiou. Cette collaboration avec le philosophe abonde dans ce que Malis veut faire au théâtre : y « réinjecter de la pensée ». La pièce de Kleist est écrite en 1811 en Allemagne.

   En quoi est-il pertinent de monter ce texte aujourd'hui ? Il pose les questions de la discipline et de la désobéissance au pouvoir. Il remet en question la justice des lois qui doivent s'appliquer arbitrairement, et d'un autre côté, le besoin collectif de respecter et faire respecter des lois. La figure du pouvoir est représentée par l'électeur qui au cour de la pièce est tour à tour subi comme un despote ou comme victime de l'injustice qu'il se doit de faire appliquer. Son dilemme réside en ce choix : l'application d'une loi mal appropriée ou le détournement de cette loi qui la rendrait impuissante pour la suite. Le compromis est impossible. Cette pièce propose une réflexion sur la démocratie et les lois qu'elle érige. Marie-Josée Malis a choisi le théâtre pour proposer cette réflexion. Elle explique :

   « L'enjeu est de montrer que le théâtre est par excellence ce lieu où se recueillent les questions d'une époque. Qu'à travers les histoires qu'il nous raconte, ce que le théâtre met en scène, c'est l'aventure de nos pensées mêmes. Nous rêvons donc d'un théâtre où le public, le temps d'un soir, recevrait cette possibilité de se sentir partie prenante d'une collectivité qui vit et qui se penche sur ses questions, qui sont celles d'une civilisation au fond. » [1]

   Marie-José Malis choisit le théâtre comme lieu de réflexion directe sur la société contemporaine. Elle choisit de faire de l'histoire du Prince de Hombourg écrite en Allemagne au début du 19ème siècle une fiction définie dans un environnement référentiel de l'ordre du passé tout aussi bien qu'une réalité politique, miroir de notre société française contemporaine. Il s'agit pour le spectateur d'entendre l'histoire de ce prince les quatre premiers actes et de prendre le temps d'y songer lors du cinquième. Le cinquième acte est le moment de la représentation où les acteurs viennent dans le public, où des textes écrits par la compagnie tutoient le public pour les inviter à la question politique générale. La fiction du Prince de Hombourg est détournée pour faire parler les acteurs comme citoyens d'une démocratie qui questionnent d'autres citoyens. Cette démarche présente dans le texte de Kleist est accentuée par Marie-Josée Malis en rendant l'invitation à la réflexion sur la situation politique actuelle plus volontaire. La tentative est d'enrichir la pièce (Fiction, de l'ordre de l'Histoire, dans le Passé), de sa mise à l'épreuve d'un regard contemporain (Réalité, de l'ordre du Politique, dans le Présent).

   Je ne cherche pas à poser la question de ce que défend politiquement cette mise en scène, je ne discuterai pas les idéaux qu'elle propose. Je voudrais cependant comprendre comment ces réflexions en sont arrivées à admettre la nécessité du théâtre pour les poser. Pourquoi est-il plus pertinent de travailler sur une fiction allemande théâtrale du début du 19ème siècle pour mettre en jeu des réflexions orientée vers les problématiques politiques actuelles et françaises ? Quel serait le rôle de l'acte théâtral dans cette démarche ? Je tâcherai de déconstruire les mécanismes de cette pièce pour tenter de comprendre un théâtre où le public devrait se sentir « le temps d'un soir, partie prenante d'une collectivité » (dixit Malis).

LES CONSTELLATIONS

   Qu'y a -t-il de théâtral ? Un décor en carton pâte, représentant fidèlement une salle des fêtes municipale après une soirée. Poussière, cotillons au sol, chaises et tables entreposées petite scène en fond, sorties de secours. Nous la situons dans un présent très proche de nous. Mais aussi, une musique sortant d'un petit poste faisant l'effet d'être dans un état de somnolence. Des acteurs, en costume vaguement militaires qui ont l'air de sortir d'un grenier (les costumes). Le fiction mise en place a tous les éléments permettant de ramener le texte de Kleist à un présent quotidien. Le contexte historique du texte est ramené à une troupe contemporaine qui monte un texte du 19ème. Le jeu serait « et si on travaillait le prince de Hombourg avec des éléments de notre quotidien ». La théâtralité dans ce qu'elle a de productrice de fiction est apparemment ignorée. Apparemment. Le décor ne convoque pas l'imaginaire du spectateur. Le lieu de la fiction est définie.

   En revanche, lorsque arrive le premier acteur, son préambule et le texte qu'il met en bouche, est mis en marche notre imaginaire. Il présente en adresse au public l'histoire d'un prince, dans une ville étrangère. Rien à priori à associer avec le décor d'une salle des fêtes française sans signe de noblesse. Le public est sous la lumière, nous sommes partie prenante de cet acteur et de cet endroit de salle des fêtes abandonnée. Le point de vue de la fiction est mis à l'épreuve. S'agit-il d'une fable historique ? S'agit-il d'un déplacement de la situation initiale du texte ? S'agit-il de faire s'entrechoquer les temps et les imaginaires ? S'agit-il d'un appel à se responsabiliser dans la lecture que nous pourrions faire d'un texte comme celui de Kleist ?

   Walter Benjamin émet une hypothèse intéressante sur le temps et l'Histoire en particulier. Il propose de considérer l'Histoire non comme une succession d'évènements qui se définiraient dans leur chronologie, mais comme une constellation d'évènements. Il y aurait la constellation des révolutions ou la constellation des dictatures par exemple. Ainsi les morts ne sont pas considérés dans ce qu'ils ont de révolu et passé mais dans ce qu'ils ont d'agissant dans notre présent. Dans Sur le concept d'histoire, Benjamin écrit :

   « C'est donc à nous de nous rendre compte que le passé réclame une rédemption dont peut-être une toute infime partie se trouve être placée en notre pouvoir. Il y a un rendez-vous mystérieux entre les générations défuntes et celle dont nous faisons partie nous-même. » [2]

   Les acteurs, en retenue, en intériorité, sont dans une direction où ils n'incarnent pas un personnage de Kleist, ils parlent au présent avec leur voix d'acteur de notre époque contemporaine, en convoquant la constellation de ceux qui ont vécu le dilemme politique proposé par la pièce. Il s'agit de faire parler une situation contemporaine avec un texte passé. Malis joue de ces constellations en associant : Kleist, son texte, son époque, ses propos, avec les acteurs, la situation contemporaine. Le décor de cette salle des fêtes avec les initiales « R.F » (République Française), rappelle encore l'hypothèse de constellation proposée par la pièce. Autrement dit : comment penser la démocratie sans l'enfermer dans un seul contexte ?

 

 LE TEMPS DU THÉÂTRE

   Ces questions sont abordées en étirant le temps. Les actions, le débit des acteurs, les déplacements sont poussés dans une décomposition du temps. La pièce dure 3h30 et la lenteur du déroulement a pu m'impatienter. Cependant, cela permet de donner au spectateur le temps de recevoir et s'approprier les réflexions en mouvement. Le rythme lent fait accepter que le propos ne peut se réfléchir dans la précipitation ou dans le rythme quotidien que chacun a. L'hypothèse serait : « Si on prenait le temps de s'arrêter pour regarder notre histoire. » Faire changer le spectateur et l'acteur d'habitude rythmique pour déplacer son écoute et son regard, et ainsi proposer un espace vierge pour la pensée.

  Cette mise en scène donne l'espace à une pensée de notre société contemporaine en particulier (car elle est jouée pour et par les personne qui la constituent), et pour un vivre-ensemble plus général. L'acte théâtral est propice à cette proposition car le mouvement le définit et qu'une réflexion ne peut être figée. La réflexion n'est pas terminée lors de la représentation, elle demande un dialogue avec le public. Elle demande à être alimentée par l' autre selon son envie à y prendre part. Le risque pris par Malis est de compter sur cette disponibilité pour faire exister le spectacle.

 

[1] Extrait de la feuille de salle des représentations au théâtre d’Arles les 7 et 8 avril 2009.
[2] Walter Benjamin, Ecrits Français, « Sur le concept d’histoire », chapitre II,  Gallimard Poche.

Joué en avril 2009,
au Théâtre Antoine Vitez, Aix-en-Provence

Mise en scène : Marie-José Malis 
Compagnie : La Llevantina
Collaboration à l’écriture : Alain Badiou 
Distribution : Pascal Batigne, Brice Beaugier, Olivier Coulon-Jablonka, Hélène Delavault, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Claude Lévèque, Victor Ponomarev, Didier Sauvegrain
Création lumière : Jessy Ducatillon
Création sonore : Patrick Jammes
Scénographie : Jean-Antoine Telasco, Jessy Ducatillon, Adrien Marès, Marie-José Malis
Costumes : Zig et zag
Diffusion : Béatrice Cambillau

Rédaction / 
Posté par : Louise Narat-Linol