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25 sept. 2014

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Extrait d'entretien avec Marie-José Malis, mené par Laure Adler.
Le 10 juillet 2014, dans le cadre des Leçons d'Université du Festival d'Avignon 2014.
Retranscription et mise en forme : Louise Narat-Linol.

À propos d'Hypérion, création au Festival d'Avignon 2014.
Reprise : du 26 septembre au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Aubervillers.

Hypérion est un texte de Friedrich Hölderlin, poète romantique allemand du début du XIXème. La forme de l'écriture est épistolaire. La proposition de Marie-José Malis, création 2014, livre la pensée de Friedrich Hölderlin au spectateur, comme un cri à notre siècle, comme un appel contre ce monde-ci, comme un appel pour du possible proche.

Dans cet entretien, Marie-José Malis nous parle de révolution, d'infini, de nouvelles façons d'aimer le monde, et de Mao. Elle rapporte des  paroles d'Hölderlin, en invente d'autres. Et lorsqu'elle parle, il parle. Nous parlons.

LAURE ADLER : Pourquoi ce choix du texte d'Hypérion

MALIS - Une nouvelle ère du monde commence.

Hölderlin c'est tout en fait. C'est le poète de la modernité, c'est celui qui inaugure la poésie. Pourquoi il l'inaugure ? Car il se rend compte qu'avec la Révolution Française (nldr - Hölderlin écrit Hypérion en 1795) et la bourgeoisie qui arrive au pouvoir, une nouvelle ère du monde commence. Ce monde est une monde sans Dieu. Le divin classique y est évacué. C'est une tâche de la politique que la Révolution Française a inaugurée. Comment à la fois vivre dans un monde purement matérialiste, sans Dieu, tout en restant fidèle à l'idée du bien, du bonheur et de l'absolu pour tous ?

HÖLDERLIN - Nous, poètes.

Hölderlin dit. Nous, les poètes, avons toujours cherché à chanter vers le ciel. C'est cet amour que nous avons mis vers le ciel, vers des idéaux extérieurs à nous. Et nous devons plier ces idéaux vers un amour de la terre et de la finitude. Nous n'avons plus de Dieu, mais si nous nous mettons à aimer notre condition humaine, la terre, et notre finitude, avec la meme intensité que nous avons aimé Dieu, alors nous ne subirons pas notre finitude, nous ne serons pas les prisonniers du matérialisme, nous ne serons pas les esclaves d'un monde sans esprit.

MALIS - Contribuer au bonheur pour tous.

Nous espérons toujours que le salut viendra de quelques puissances extérieures. En un sens nous n'avons pas renoncé au miraculeux. Donc moi j'ai choisi Hölderlin car la question qui se pose à Hypérion est celle-ci :  comment rester fidèle à l'idée de la revolution, tout en dressant le bilan le plus strict de cet echec de la tentative de politique d'émancipation (Révolution Française) ? Comment continuer à être fidèle à l'idée d'un processus dans lequel chacun pourra contribuer au bonheur de tous ?

HÖLDERLIN - La beauté ou l'infini déposé en dehors de l'Histoire.

Il faut regarder ce que nous vivons, et il faut séparer ce qui est de l'Histoire des Hommes, de ce qui est hors de l'Histoire des Hommes. Y a-t-il des choses hors de l'Histoire ? Oui. La nature et la terre ont une beauté en réserve. Cette beauté échappe à l'Histoire des Hommes. Comme dans dans l'histoire des individus finalement , il y a quelque chose qui échappe à l'Histoire : l'enfance. Il ya ce temps de l'enfance dans lequel nous somme tous en capacité d'éprouver une confiance infinie dans l'humanité. Nous ne doutons pas de notre force ni de notre beauté, nous ne doutons pas que nous sommes divins. La beauté est de l'infnifni déposé en dehors de l'Histoire.

MALIS - L'absolu existe.

Dans ce temps-ci, que nous dit-on ? Que l'homme n'est pas capable d'absolu. Et que l'absolu est totalement retiré du monde. Hölderlin dit au contraire que l'absolu existe. Que la beauté divine de l'homme existe, et que l'homme a une capacité infinie. La Révolution Française a échoué sans doute parce que les coeurs n'étaient pas prets à en accueillir profondément les plans de conséquence. Ni prêts à accueillir un bonheur pour tous.

HÖLDERLIN - Aimer la pauvreté.

Maintenant, il faut que le processus révolutionnaire s'accompagne d'un processus symbolique. Ce sont les poètes qui doivent faire cela, c'est-à-dire nous aider à aimer le monde autrement, nous aider à aimer dans ce monde-ci ce que nous redoutons. Nous redoutons la pauvreté, donc nous aider à aimer la pauvreté, à aimer la frugalité, à avoir le souci des plus petits d'entre nous, et à ne pas avoir peur de perdre des choses quand le bien des autres est en jeu. 

MALIS - La révolution symbolique.

La question est d'apprendre à aimer le monde autrement, de sorte que la revolution politique puisse s'installer profondément et durablement. Que cette révolution ne soit pas seulement une réveolution faite par les lois et par l'état, mais qu'elle soit portée dans le coeur des gens. C'est une révolution symbolique, ce n'est pas seulement une revolution des idéaux. C'est aimer danss le monde des qualités sensibles, qui pour l'instant ne sont pas encore visibles. Aimer les qualités minoritaires du monde.

Nous devons continuer à fabriquer des idées, et continuer à fabriquer pour les générations à venir l'idée que ce qui nous attend, c'est un processus du bonheur de tous. Sinon je ne vois pas pourquoi on devrait vivre et continuer à faire des enfants. Je pense que l'effort intellectuel extraordinaire d'Hölderlin est une chose dont on a besoin. 


MAO - Nouveaux objectifs.

Toute l'énergie de l'humanité pourrait être la même, mais tournée vers de nouveaux objectifs. Que ces nouveaux objectifs ne soient pas seulement la production d'objets consommables. Mais qu'ils soient tournés vers le désir de nous conduire à aimer de nouveaux objets, et de nouvelles productions.

Hypérion, d'après Friedrich Hölderlin
Durée : 3h45
Traduction : Philippe Jaccottet

Créé au Festival d'Avignon, du 8 au 16 juillet 2014
En tournée : 
- du 26 septembre au 16 octobre 2014, au Théâtre de la Commune, CDN d'Aubervillers ;
- les 6 et 7 novembre, aux Quinconces-L'espal, Scène conventionnée, Théâtres du Mans ;
- les 15 et 16 décembre, au théâtre de l'Archipel, Scène Nationale de Perpignan ;
- du 10 au 21 janvier 2015, au Théâtre National de Strasbourg ;
- du 27 au 31 janvier au Théâtre Dijon de Bourgogne, CDN.

Mise en scène : Marie-José Malis
Adaptation : Marie-José Malis et Judith Balso
Scénographie : Adrien Marés, Jessy Ducatillon, Jean-Antoine Telasco
Lumière : Jessy Ducatillon
Son : Patrick Jammes
Costumes : Zig et Zag
Avec : Pascal Batigne, Frode Bjørnstad, Juan Antonio Crespillo, Sylvia Etcheto, Olivier Horeau, Isabel Oed, Victor Ponomarev
Et les comédielles amateures : Adina Alexandru, Lili Dupuis, Maxime Chazalet.

Production : Théâtre de la Commune Centre Dramatique National d'Aubervilliers
Coproduction : Compagnie La Llevantina, Comédie de Genève, L'Archipel Scène nationale de Perpignan, CCAS, Festival d'Avignon
Avec le soutien de : la Région Île-de-France

Interview / / Forme libre / 
Posté par : Louise Narat-Linol
24 juil. 2014

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INTRODUCTION

De retour du festival d'Avignon, 68ème édition, dont la direction a été reprise par Olivier Py, je revois mes notes, retranscrit mes interviews et je décide de n'écrire que sur le travail de Marie-José Malis. Elle a présenté un spectacle de 5h, Hypérion, d'après un texte d' Hölderlin.

Si la critique doit être le témoin d'un acte artistique, je choisis qu'elle le soit pour ma propre pratique, que ma façon de faire de la critique soit une nécessité pour ma propre réflexion. Je n'écrirai donc pas sur Mahabharata, ni sur Archive, ni sur Huis, ni sur The Fontainhead, ni sur Ideal Club (programmé à Villeneuve-en-scène). Sans doute car je suis partie avant la fin de la plupart de ces spectacles, mais surtout car, aujourd'hui, ils ne révolutionnent rien en moi. Qui sait, peut-être plus tard.

Ajourd'hui, il m'est précieux de trouver des spectacles, poètes, metteur en scène, chorégraphes qui ont opéré une révolution en moi. De manière non exhaustive : Angelica Liddell en fait partie, Walt Whitman, Marie-José Malis, Claude Régy, Howard Barker, Walter Benjamin, Jérôme Bel, François Tanguy, Pasolini, Philippe Grandrieux, Jean-Luc Godard, Bruno Dumont, Maguy Marin. C'est donc ce que je vais chercher. Je ne demande à personne d'aimer ce que j'aime, je propose de dire ce dont j'ai besoin pour que de l'air entre dans ma pièce. J'ai besoin de cet Hypérion pour continuer à aimer le théâtre,  et pour continuer à aimer ce que le théâtre peut faire sur le monde. 

Je vais essayer d'expliquer pourquoi, dans ma prochaine critique du spectacle. Je vais également retranscrire des entretiens auxquels Marie-José Malis a répondu, pour la laisser parler elle-même de son travail, cela est joyeux. 


DEUX MISES EN BOUCHE

Pour entrer de manière globale dans cette période post-Avignon :

1. Voilà un extrait d'une conversation épistolaire que j'ai eue avec un ami. Il m'a soutenu qu'Hypérion de Marie-José Malis, nécessitait des "codes" pour être entendu. Je crois que c'est l'inverse. Je lui ai répondu :

Ce que je vais chercher dans l'art, la poésie, le cinéma, le théâtre, c'est ce qui m'échappe, un espace invisible où des égarés se retrouvent, car ils ne se retrouvent pas dans la certitude, la platitude, la simplification démagogique de l'existence, que l'on nous sert tous les jours.

Cet ami m'a ensuite parlé du théâtre qu'il aime, d'un théâtre violent et choquant, l'inverse, d'après lui, d'Hypérion. Je lui réponds :

(...) Et lorsque tu dis que le théâtre que tu aimes "choque le bourgeois", parles-tu, entre autres, d'"Ideal club" ou de "The Fontainhead" ? Si c'est le cas, je ne crois pas du tout que ces spectacles choquent qui que ce soit. Bien au contraire, ces formes confortent bien tout le monde, dans la certitude que la pensée ne sert à rien, que ce qui se voit facilement est une vérité, et que, finalement, la recherche et l'art sont embarrassants, car "non efficaces". Je hais l'efficacité, elle me tue. Une balle de fusil est efficace, une slogan publicitaire est efficace, un produit d'entretien est efficace. Pas l'art. "Hypérion" est de l'art. "Hypérion" choque le monde.


2. Et en faisant le tri de mes dernières lectures, et pour m'accompagner dans ma critique, je retrouve ces quelques phrases de Howard Barker, dans Arguments pour un théâtre : 

Comme il est difficile de rester assis dans un théâtre silencieux. Mais il y a silence et silence. Comme dans la couleur noire, il y a plusieurs couleurs dans le silence. Et c'est le silence compulsif que le théâtre peut accomplir de mieux.

Le théâtre doit commencer à prendre son public au sérieux. Il doit arrêter de lui raconter des histoires qu'il peut comprendre.

Ce n'est pas insulter un public que de lui offrir de l'ambiguité.

La forme narrative se meurt entre nos mains.

Nous devons dépasser ce besoin de faire des choses à l'unisson. Psalmodier ensemble, fredonner ensemble de banales mélodies, ce n'est pas la collectivité. Un carnaval n'est pas une révolution. Après le carnaval, une fois les masques tombés, on est exactement comme avant. Après la tragédie, on ne sait plus qui on est. La tragédie rend la poésie à la parole. Dans la tragédie, le public est désuni. Chaque spectateur est seul sur son siège. Il souffre seul. Contre ce saupoudrage sans fin de faux sentiment collectif, la tragédie rend la douleur à l'individu. On ressort de la tragédie armé contre le mensonge. Au sortir de la comédie musicale, on se fait berner par le premier venu. La tragédie agresse les sensibilités. Elle traîne l'inconscient sur la place publique. Elle fait donc se taire ce tambourinage de la culture autoritaire socialiste.  

Le public désire toujours en savoir plus ou en supporter plus que ce que le théâtre veut bien lui confier. Le public a été traité comme un enfant. On l'a guidé vers le sens comme si la vérité était un panier-repas. Le théâtre n'est pas un disséminateur de vérités, mais un fournisseur de versions multiples. Ses affirmations sont provisoires. A une époque où rien n'est clair, infliger la clarté est d'une arrogance dépassée.

Le nouveau théâtre n'aura pas honte de sa complexité ou de son manque d'idéologie. Il ne se sentira aucune obligation envers le vécu ou envers la pulsion journalistique qui consiste à révéler le contexte social. Il ne sera pas du tout concerné par le contexte. Un théâtre de contexte est un théâtre profondément réactionnaire, de la même manière qu'un théâtre démesurément idéologique est réactionnaire. Le nouveau théâtre ne forcera personne à être libre. Plutôt, il invitera à réfléchir sur ce qu'est la liberté.

Forme libre / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
10 nov. 2013

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Marine Debilly est étudiante en arts plastique à l'Université de Lettres d'Aix-Marseille, et curatrice à l'Asile404

L’Asile 404 est un lieu de création, de diffusion et de production artistique, un atelier ouvert et transdisciplinaire situé au cœur de Marseille, visible et ouvert à tous, où artistes et habitants se rencontrent.

Pratique : art conceptuel : installation et environnement, performance, théâtre. Sa recherche théorique et pratique s'axe autour de la fonction de l'art dans la société. Quels lien entretient la fiction avec le réel ? A partir de quand est-on artiste ? Comment faire pour démocratiser l'art sans le simplifier ?

J'essaie, à partir d'informations tirées de bouts de livres, de comprendre ce qu'est une fiction, et pourquoi je n'arrive pas à confondre art et vie dans ma pratique artistique. Comment passe-t-on de la fiction a la réalité ? Quand est on face à une image ? Les images ne sont-elles réservées qu'aux « objets d'art » ?

IDÉES FONDATRICES OU MOIGNONS D'HYPOTHÈSES

Je suis "libre" lorsque que je regarde le dos de cette superbe femme qui passe dans la rue, parce que je suis seule face à un objet, je prends mon objet, j'en pense ce que je veux, ou je ne pense pas, je suis bien. Si par malheur elle se retourne et pose son regard sur moi, c'en est fini ! Une foule de pensées vont affluer et briser ma contemplation. A ce moment-là, je ne suis plus face à une image dans laquelle je peux me plonger, mais face à un autre moi.

Les images ne sont pas réservées seulement aux objets d'art. Le monde peut apparaître comme une image.

L'art a pour moi une visée existentielle, il aide à vivre mieux, à comprendre le monde, à passer le temps, car ce qui est important c'est ce que l'on fait. Et l'art est un faire, un faire avec et dans le monde. Il est la question qui suspend toute question, car il est lui-même sa réponse. Il permet de jouer avec ce qui est donné, il permet de combler l'ennui, il est en même temps au fondement de l'ennui : c'est parce que nous nous sommes éveillés un jour, il y a des milliers d'années, comme capables de changer le monde que nous souffrons de ne pas pouvoir le changer à notre goût : c'est parce que nous avons l'art que nous avons l'ennui de ne rien faire, et l'art pour le résoudre.

CITATIONS QUI ME SEMBLENT ÉCLAIRANTES :

  "Cette imagination, on le voit, n'est pas la faculté psychologiquement et historiquement connue sous ce nom ; elle n'élargit pas en rêve ni prophétiquement les dimensions du bocal où nous sommes enfermés : elle en dresse au contraire les parois et hors de ce bocal il n'y a rien. Pas même les futures vérités : on ne saurait donc donner à celle-ci la parole. Dans ces bocaux se moulent les religions ou les littératures, et aussi bien les politiques, les conduites et les sciences. < ...> Les hommes ne trouvent pas la vérité, ils la font, comme ils font leur histoire, et elle le leur rend bien. " Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

  "Les guillemets peuvent-ils rendre acceptable ce qui dérangerait s'ils n'étaient pas là ? " Auden, Quand j'écris je t'aime.  

Le "pour de faux", les enfants utilisent souvent ce terme, et lorsqu'on les voit jouer à faire semblant, ce qui est une activité quotidienne, donc en un certain sens banal, cela fait partie de leur "vie", ils ne sont pas pour autant pas là. La fiction qui emplit leur vie les rend-elle faux ? Je pense au contraire qu'ils sont bien plus dans le monde que les adultes raisonnables. Il y descellent l'infini des possibles, se créer des « héterotopies », comme dit Foucault, quand sur le lit des parents, ils se retrouvent en haute mer, attaqués par une pieuvre géante ! Les hétérotopies sont des espaces-temps où les règles de réalité ne sont pas les mêmes qu'à l'extérieur. Elles constituent des bulles, des poches, comme par exemple les temps de guerre, ou bien les asiles psychiatriques. Il me semble que les livres en sont également, et contrairement aux enfants, on va séparer cette fiction de l'espace concret. Je demandais au fils de mon compagnon ce qu'il ressent lorsqu'il joue (à la guerre par exemple), il me répondit qu'il imaginait ce qu'il y avait à sa gauche, à sa droite, en bas et en haut, "...et puis ça existe" ! Les enfants savent projeter leur imaginaire sans médiation, directement sur le monde. Il ne s'agit cependant pas d'hallucinations, ils savent modeler les "parois du bocal", pour garder l'expression de P. Veyne. Il persiste cependant chez l'adulte une évidente capacité a entrer dans des espaces diététiques, qui peuvent sembler complètement farfelus à première vue, comme dans les films de science-fiction par exemple.

Il y a ici trois questions à poser :
– Que se passe-t-il lorsque je vois des personnes pleurer pour de faux, et est-ce différent lorsque je pleure pour de faux moi-même ?
– Pouvons-nous trouver une limite à l'image dans le jeu d'acteur, la fiction dans laquelle il se plonge ?
– Puis-je être une image pour moi-même ?  

Avant de parler de la place du spectateur au théâtre à partir d'une lecture de la première partie de l'ouvrage de Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, je commencerai par le "grand théâtre", celui de la vie, suite à la lecture de Mise en scène de la vie quotidienne d'Erving Goffman.

"Je suis..." - pas facile de dire qui - lorsque dans la salle d'attente du docteur où j'étais seule, l'autre arrive, et tout change, moi comme le monde. La "réalité" se transforme puisque je suis vue. Tout ce que je fais se transforme en représentation et doit coïncider avec mon "personnage public". Est-ce que je me tiens avachie les pieds sur la chaise ou plutôt bien droite ? Vais-je dire "bonjour" ou me taire, me lever, lire un livre... Nous nous racontons des histoires, à nous-mêmes et aux autres, et ces histoires finissent par nous constituer.

  "Ce n'est probablement pas par un hasard historique que le mot "personne", dans son sens premier, signifie le masque. (...) En un sens, et pour autant qu'il représente l'idée que nous nous faisons de nous-même, le rôle que nous nous efforçons d'assumer, ce masque est notre vrai moi, le moi que nous voudrions être. A la longue, l'idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au monde comme individu, nous assumons notre personnage, et nous devenons des personnes." Robert Ezra, Park, race and culture, The Free Press, 1950 - pris page 27 de Mise en scène de la vie quotidienne.

Nous endossons des costumes pour correspondre au rôle, au personnage qui est le nôtre, et nous nous efforçons de garder une cohérence, quitte à mentir. Ce va-et-vient entre fiction et réalité les fait ici se confondre, ils on un rapport de co-influence et finissent par ne faire plus qu'un. Même si elle trouve un point de chevauchement, la dichotomie persiste, le réel se sert de la fiction, il en est dépendant, ou bien la fiction fait parie intégrante du réel. Sans notre capacité à nous projeter, à simuler, nous ne pourrions évoluer ni apprendre.

Mais de quelle fiction parlons-nous ? De quelles images ? Lorsqu'il dit : "quand quelqu'un me regarde, il transforme mes actions en représentation, l'image qui apparaît n'est pas du même type que celle que je voit lorsque je vais au théâtre. Il s'agit de gestes accomplis dans la vie ordinaire, tous les jours, tout le temps", l'auteur considère-t-il que je suis en représentation juste parce que je suis regardée, ou bien aussi par ce que je vais "me tenir", faire ces gestes avec une attention, jouer comme joue un acteur, moins "naturel" que si j'avais été seule ? Nous serions alors toujours en jeu, toujours en invention. Le monde étant vide de sens, c'est à moi de le remplir en inventant, en travaillant ce que je suis. Si je n'en suis pas consciente, c'est que ce sont d'autres influences que mon "libre-arbitre" qui guident mes gestes. Je construis ma propre image, mais seulement par ce qu'il y a un spectateur, un spectateur qui peut tout aussi bien être moi-même.

Le voyeurisme, archétype de l'image, c'est regarder un événement, une personne, sans qu'elle ne se sache observée. Si jamais nos regards se croisent, l'image tombe. Si l'on peut rester tant de temps à regarder dans les yeux des peintures, c'est par ce qu'elles ne nous regardent pas en retour, et nous sommes libres d'exercer toute notre gourmandise sans inhibition. C'est pour cela que les dos des spectateurs au théâtre ne font pas partie de la scène, alors qu'il sont là, devant nous. Ils n'ont pas conscience qu'ils sont regardés, donc ils ne sont pas image. Peuvent-ils le devenir si moi je les regarde avec une attention particulière ? S'il sont des images, alors il apparaissent comme l'opposé des acteurs qui sont sur la scène : de dos/de face, silencieux/parlants, assis dans un recoin, noyés dans la masse des semblablement assis/visibles et lisibles dans un espace, écoutant/s'adressant, dans un oubli du corps/dans leur corps.

Je vais maintenant discuter ces présupposés en m'appuyant sur Le spectateur émancipé de Jacques Rancière. Il affirme que le "bon théâtre" ne doit pas maintenir le regardeur passif, il ne doit pas être spectateur, il cite cette phrase de Guy Debord : "plus il contemple, moins il est". Le spectacle est le règne de la vision, la vison est extériorité, sortie de soi, contemplation de l'apparence séparée de la vérité. Mais nous avons dit plus haut que les apparences, que la vue d'une histoire, aide à la compréhension du monde. Il faut que l'histoire soit bien construite, et pas simple divertissement, prestidigitation, spectaculaire. Il faut qu'elle enseigne. Nous sommes toujours, tour-à-tour en apprentissage et enseignants. L'enseignant use d'une technique pour parler du monde, pour transmettre. Un bon enseignant sait transmettre l'envie d'apprendre, sait faire comprendre à l'ignorant qu'il ignore ce qu'il ignore. Il donne des signes que l'ignorant va comparer avec ce qu'il sait et ainsi combler les trous. Nous ne somme pas passifs lorsque l'on apprend. Le théâtre doit avoir cette fonction, "Un théâtre sans spectateur, où les assistants apprennent au lieu d'être séduits par des images, ou ils deviennent des participants actifs au lieu d'être des voyeurs passifs" (Le spectateur émancipé). Il doit transmettre des informations que le regardeur va décortiquer et assimiler à son propre savoir. Le metteur en scène ne doit pas attendre de l'assistance qu'elle absorbe les informations qu'il a agencé dans le sens qu'il a choisi, comme le font les fables avec une morale. L'auteur appelle cela des « enseignants abrutisseurs ». Il existe un jeu, où plutôt une différence nécessaire dans les interprétations des individus.

La distance entre les spectateurs et ce qu'ils voient est la même qu'entre le savant et ce qu'il apprend. Face à de nouvelles informations, l'ignorant les saisit, les compare, les recompose. Tout comme les ingénieurs, les politiques, les scientifiques dont le métier est d'engranger des savoirs et de les composer d'une manière convenable et utile à la société, le spectateur a le même rôle.

Pourquoi dire qu'il est inactif ? Tous les savoirs qu'il aura acquis lui serviront en dehors, de la même façon que toute information, une fois qu'elle est acquise, assimilée peut servir en toute occasion. "Tout spectateur est déjà acteur de son histoire, tout acteur, tout homme d'action est spectateur de la même histoire" (Le spectateur émancipé). Accepter sa condition de spectateur comme une activité à part entière, quotidienne et vitale règle le problème de la distance entre art et vie : nous sommes des êtres en apprentissage, l'apprentissage ne se fait que lorsque l'on observe, que l'on est spectateur, cet apprentissage nous aide à composer notre "être", se confronte au monde, la réalité et l'art nous placent en spectateur.

COMMENT SE FAIT-IL QUE L'ON PUISSE "CONFONDRE" DE LA FICTION ET DE LA RÉALITÉ ?

Nous avons une capacité à changer de diégèse comme de chemise, à l'instar des enfants, qui ne sont pas encore bridés (par je ne sais quel phénomène). La raison veut qu'une table soit une table, mais pourquoi l'avoir nommé ainsi ? C'est déjà une histoire que l'on raconte, en choisissant d'appeler une table par cette sonorité et pas une autre, c'est déjà une fiction qui vient servir de prothèse au monde. Sans les mots qui sont des artefacts, des créations humaines, nous ne pourrions communiquer. La fiction vient donc se poser comme un voile sur la réalité et ainsi la rendre lisible, visible.

Marie-José Mondzain dans son ouvrage Homo Spectator, place l'activité imageante au fondement de l'humanité. Le premier homme, au fond d'une caverne, fit un jour un acte fondateur en produisant une image : une trace. Il élança sa main en dehors de son corps pour marquer le mur en y projetant de la couleur, et en faire ainsi l'empreinte.. L'image ainsi produite permet de se reconnaître à l'extérieur de soi, dans la dissemblance. Quelque chose de moi qui n'est pas moi est désormais sur le mur et signifie. Tout le langage découle de cet acte, tout le langage découle de l'activité imageante. L'opération imageante est la source de la possibilité du voir : dés lors que l'on voit, on est sujet imageant. L'activité des yeux est indissociable de cette opération : il faut des yeux pour voir, et quelque chose de l'image était déjà en place. Le monde nous est apparu par l'image... La réalité ne peut être vue que parce qu'elle est médiatisé par l'activité imageante. Elle est intouchable directement.

CONCLUSION / MANIFESTE

La réalité est intouchable, et nous sommes contraints d'utiliser des artefacts pour la saisir au mieux. Ainsi notre réalité, celle qui existe pour nous, car nous avons une réalité, qui est peut être "illusoire" par rapport à un idéal scientifique de vision objective, mais subjectivement bien présente, même si elle est contextuelle. Cette réalité est fiction.

C'est pour cela que nous pouvons aisément passer d'une diégèse à une autre, voir un film et avoir peur. Et c'est pour cette raison aussi que nous "croyons" en la réalité des faits qui nous sont montrés au journal télévisé ou dans les journaux. Ces images fonctionnent comme des preuves d'un réel que nous avons manqué.

Et cela passe par une construction, une création, des artefacts. Nous sommes des tisseurs de monde, tout est inventé, tout est fiction, le monde ne tient que par un système de croyance.

Et si l'art (ou la fiction) est la condition pour voir le monde, pourquoi le circonscrire dans de petits espaces clos ?

Annah Arendt avait peur qu'il en vienne à se confondre avec l'industrie du divertissent, et elle avait sans doute raison. C'est notamment à "nous", étudiants en art, de chercher des points limite ou l'art pourrait servir la vie sans disparaître ni se dénaturer. Il doit conserver sa gratuité et être pensé singulièrement pour servir sa quête philosophique propre.

 

BIBLIOGRAPHIE

Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leur Mythes ?
Auden, Quand j'écrit je t'aime
Martha C. Nussbaum, La connaissance de l'amour. Essais sur la philosophie et la littérature
Foucault, émission radiophonique 1966
Erving Goffman, Mise en scène de la vie quotidienne
Jacque Rancière, Le spectateur émancipé
Marie José Montdzain, Homo spectator
Hannah Arendt, Crise de la culture
Jean Yve Jouannais, Artistes sans œuvres et L'idiotie. Art, vie, politique, méthode

 

Forme libre / / Rédaction / 
Posté par : Marine Débilly
03 nov. 2013

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Où ? Nulle part (au 104)
Quoi ? L'agonie ("La barque le soir")
Qui ? L'homme et l'absolu (Claude Régy)
Comment ? Lentement (de Tarjei Vesaas)
Pourquoi ? Parce que c'est inéluctable (et parce que c'est le Festival d'Automne !)

                                                « If the doors of perception were cleansed,
                                            every thing would appear to man as it is : infinite "
                                                              William Blake.
Autrement dit,
si les portes de la perception étaient purifiées, toute chose apparaîtrait à l'homme telle qu'elle est : infinie.


AVANT SPECTACLE :

Jauge limitée.
Et silence dans la file !
Exige Claude Régy.
Dans l'atmosphère lounge-urbaine-et-feutrée du 104, la petite communauté de spectateurs venue se colter à son Oeuvre, patiente devant la porte.

Pourquoi va-t'on voir Régy ?
Pour endurer une expérience surnaturelle ? Parce qu'on connait et qu'on est devenu accroc ? Parce qu'il faut l'avoir vu ? Soif de culture générale ? Envie de se gausser ? De faire partie d'en être ? Être de la partie, celle de "ceux qui auront vu"? Vite, vite, il faut se dépêcher, il a quatre-vingt dix !

Au spectateur comme moi qui suis novice en la matière, le monde a toujours paru se scinder en deux : ceux qui ont vu Régy, et... les autres.
La petite foule progresse lentement, un peu perdue dans l'immensité du 104, mais fière, consciente du privilège qu'elle a de se tenir ici. Et si mon cavalier n'avait pas insisté pour acheter des rillettes in extremis au bar à vin juste à côté, injectant ainsi à la situation la dose d'humour qui lui faisait défaut, j'aurais pu moi aussi me draper joyeusement dans ma vanité d'être là, m'y rouler et m'y vautrer grassement.
Dieu soit loué, ces rillettes incongrues tiennent mon ego en laisse.
Silence dans la file donc, on passe le porche, vestiaires. 
La retraite muette, (durant laquelle je m'interroge sur les raisons profondes qui empêchent les hommes d'être à l'heure au théâtre), puis la marche.
La porte, enfin. Nous entrons.


LA FORME :

L'aire de jeu est un tatami blanc qui mesure 6m de cour à jardin, mais ne dépasse pas 2m de profondeur : le fond de scène est à portée de main. Il s'agit d'un tulle, qui tombe au sol en imprimant l'arrondi.
Chose assez rare, un faux-plafond réduit la hauteur à moins de 4m. L'espace est donc bien plus large que ce mon regard ne peut embrasser en une fois, mais franchement bas.
Il en résulte que l'œil ne peut se diriger vers l'horizon. Pris au piège, il bute immédiatement sur le blanc mou du tulle.
Cette disposition scénique nous empêche de disperser notre attention, le dispositif ayant été pensé pour la river au point central. Il s'en dégage un petit sentiment d'écrasement. 

Le top départ est entre nos mains : "Spectacle commencera quand Spectateur sera prêt."
Pas avant. Cessez de gigoter et d'ergoter.
L'entité que constitue le public comprend cela rapidement, mais met assez longtemps à s'y résoudre. Quand, (non pollué par les blocs de sécus) s'abat enfin le noir, Plank fait loi. Pétrole, Onyx et Tourmaline. Le noir est absolu, si consistant qu'il absorbe l'espace.
Épaisse, l'obscurité s'étend.

Mes pupilles se dilatent, elles sont des gouffres au noir.
Soudain... Non, pas soudain, peu à peu...peu à peu, je distingue une phosphorescence.
Primo elle est une forme. Deux, elle devient visage. Couleur absente. No Colour.
La forme albâtre se mue, se transcende en un corps arqué, offert à la puissance du ciel. Ma vue vacille : la quantité de lumière est si infime que mes yeux, désorientés voient le mouvement stagner un peu dans l'air, avant de s'évanouir. Exactement comme il en va de la trajectoire d'une comète qui colle et persiste aux rétines, exactement comme il en va des sels d'argents qui fixent l'invisible sur le papier d'argent. On appelle ça "le flou", et c'est l'empreinte du mouvement.

La vision se confirme, fiat lux, l'humain a les yeux clos, comme absent mais présent. Chhhhhh.....hhhhh.......h......... Bruit blanc.
La voix du comédien craque le silence.
L'animal possède le cri.
L'homme possède la voix.
La voix est la pensée manifestée.
Mais cri, et voix sont... du son. C'est à dire une vibration.
La parole a un destinataire. Elle veut exprimer pour autrui la pensée. 
Y a t'il parole ici ? Non. Il y a balbutiement, prémisse. La voix qui arrive à nos oreilles est sans adresse. Outil non social, elle se contente de donner chair à la pensée afin de la rendre palpable. Elle existe pour elle-même, dans la beauté de son déploiement, de même qu'il en va pour le chant. Du son sort de la bouche du comédien, hésite, chante, tatone atone et feule, suivant seulement le corps, sans jamais approcher de ce que nous nommons "le discours". Le langage est ici pensée pure, aussi sauvage que l'âme dans ses modulations. Jamais dans "l'intention", ni le vœu de l'accentuation du sens, jamais non plus dans la nuance. La voix de l'homme sort de son corps exactement comme sa respiration : en un flot incessant, non décidé car inhérent, calme et lent.
« C'est... l'é...garement...près des miroirs... (silence)...qui est en route. »

Un homme se noie. Il progresse vers sa mort, et ira jusqu'à l'accepter.
Nous suivons son agonie, puis sa résurrection : un batelier, alerté par son chien, le sauvera de son destin.
Le comédien central incarne le mourant et raconte au présent. En parlant de lui, il dit "il".
Il ne parle pas de ce qu'il ressent, ne nomme pas ses émotions, n'évoque pas la peur. Il se contente de dire ce qui a lieu, au sujet de son corps et de l'espace. Il décrit précisément ce qui arrive et ce qu'il perçoit.

Claude Régy fabrique pour nous le parcours sensoriel de cette noyade, en s'appuyant sur les informations textuelles concernant l'environnement sonore et spatial (eau, surface). L'espace scénique inhabituel représente le seuil de la vie à la mort, le sas de la conscience. Il dessine un environnement aquatique : celui des abysses.

De toute la représentation, le comédien n'effectuera aucun déplacement. Droit dans son corps, ancré comme s'il venait de s'élever pour la première fois sur ses jambes, il imprime un mouvement continu de rotation autour de son point d'équilibre. Ce mouvement ultra-lent, proche du Nô, exprime exactement la sensation d'un corps qui coule. Ce rythme lancinant ne sera brisé par aucune saccade, car aucune accélération dans ce parcours ne trouverait sa place.

En parlant de lui, l'homme dit "il". Sa main tendue la paume ouverte confirme la projection de son "moi" hors du corps. Il dit qu'il a : « l'impression de monter mais c'est vers le bas qu'il et en train d'aller." Tout ce qui le retient vers le haut va progressivement lâcher prise.
Le froid, la solitude, l'absence de sens signifié, l'absolue présence de la pensée, et de la sensation au milieu du néant, tout nous renvoie au premier jour du monde.
« Il pense au gouffre et sourit . Bruyère. Les senteurs et les ré...so...lu...tions ».

 

LE FOND :

Claude Régy et Tarjei Vesaas se concentrent sur les détails du réel en gros plan. Ce faisant, ils tissent une tension vers l'au delà. Ces deux artistes se sont attelés à imaginer l'agonie, c'est à dire ce qui se joue dans la pensée juste avant l'arrêt du cœur. Before Death. 
L'instant qui précède et qui nous intrigue tous. Le moment le plus dingue de notre vie, dont on ne se rapellera pas, et qu'Hamlet appellait le poste-frontière. Celui de la "région inexplorée d'où nul voyageur ne revient". De ce guichet nous ne savons rien et nous ne saurons jamais rien. Donc nous imaginons. J'imagine. Et vous imaginez.

Pas la peine de mentir, vous l'avez forcément imaginé. Qu'avez vous vu alors ? Soyez gentil, racontez-moi.
Est-ce, comme au cinéma, un très habile montage de flashs et souvenirs-mp4 ? Le visage de maman penché sur vous ? Celui de Dieu ? Une forte clarté ? Un trou noir ? Une montée ou une descente ?  Une chaleur peut-être. Puis une étreinte. Oui, c'est ça, serrer notre enfant dans nos bras. Non, non, c'est un recul. C'est un attrait je crois. Voilà, c'est l'image du tombeau. Tes proches, pleurant sous la pluie dans le cimetière gris... Spectres, allées de cyprès putrides, visages décharnés, os, matière glissante et grouillante, matière gluante et gargouillante.

Tarjei Vesaas imagine, lui, une suite de constats quasi-objectifs et au présent, décrivant le corps et l'espace (et c'est précisément cette façon de travailler le présent absolu, qui génère cette tension vers l'avant). Il cisèle le temps comme l'ébeniste le bois : au ciseau, avec onctuosité, et en suivant la veine.
Regy, lui, se contente de donner corps aux sensations que perçoivent les organes à chaque instant dans l'espace. Avec les outils de la lumière, du son, de la parole et de l'adresse (ou plutôt de la non-parole et non-adresse), il nous fait basculer dans un univers purement sensoriel dans lequel la connaissance devient parfaitement inutile.

Par ce procédé, Regy nous renvoie également à la naissance, ce choc si brutal que nous l'avons tous oublié, et qui précède le "je" . Notre venue au monde. Naître.
Dans ce "passage", sûrement sommes-nous seulement attentifs à nos sensations. Et, puisque notre pensée n'est pas encore formée, elles seules peuvent d'ailleurs exister quand nous traversons le vortex.
Si je comprends ce que l'on me dit voici ce qui m'est préhensible : la naissance comme la mort sont au delà de toute notion d'identité, ces deux trajets ne sont que présent pur. Le "je" disparaît, ou bien il n'a pas encore existé. Seul est le monde, le mouvement.

Dans ce chaos, l'homme perçoit les aboiements d'un chien. Dans une séquence inoubliable qui constitue "le" pic d'émotion du spectacle, et la seule "rupture" un peu forte (et totalement inattendue), l'homme lui répond en aboyant. Son corps se plie et il aboie. Soudain je vois "le comédien". Je sors un instant du spectacle, le temps de m'interroger sur la difficulté pour un acteur de parvenir à aboyer en éloignant toute considération de ridicule, et du plaisir qu'il doit en tirer s'il se résout à s'oublier absolument pour s'abîmer pleinement dans l'aboiement, jusqu'à devenir lui-même aboiement. Très vite je suis absorbée par ce crescendo, cette montée qui s'inscrit exactement dans l'énergie de la jouissance sexuelle. Peut-être poursuivons-nous l'orgasme parce que c'est un instant dans lequel nous nous séparons de notre identité. Exactement comme dans la mort ou la naissance, le "je" n'existe pas. Nous nous tenons au présent pur. Ainsi l'orgasme nous soulage-t-il pour un instant, de la conscience que nous avons de nous-même. La petite mort. Georges Bataille aurait dit que l'orgasme est une fin, celle de l'érotisme (le moyen), et que celui-ci est étroitement lié à la conscience que nous avons de notre mort. Durant le temps arrêté de l'orgasme, le "je" disparaît, et s'évanouit avec lui la peur de la mort. D'une certaine manière, Regy propose la vision suivante : la crainte de la mort dévaste notre vie. Mais au cœur même de l'action (mourir), la conscience de soi-même s'étiole et s'assourdit. Le monde revient au premier plan, le je glisse au second. L'angoisse existentielle suprême disparaît. Nous sommes pris dans l'action.

Longtemps après le début du spectacle, quelques images fortes auront encore lieu, amenées elles aussi en glissements (car dans la barque le soir, aucun top ne recoupe simultanément lumière/son/réplique, mais tout est chevauchement : le son précédera le texte largement, ou vice-versa).
Derrière le tulle, presque invisibles - merci les leds - comme une vision, apparaîtront soudain deux hommes baignés de rouge. Encore derrière eux un deuxième tulle dessine des formes, dans lequelles nos esprits affamés de sens projetteront qui une montagne, qui un rivage. Les deux hommes marchent dans un ralenti parfait, une sorte d'osmose, de plénitude plane sur eux et les relie.
Plus tard, ils (le batelier et le chien), feront le tour dans le noir et rejoindront l'homme. Quand ils apparaîtront aux abords du tatami, chacun retiendra son souffle et se demandera s'il est possible d'entrer dans l'espace vierge du tatami sans le violer, sans briser le suspens. Car au théâtre, quoi de plus fort comme acte que celui d'entrer ? Ils y glisseront comme le vent y aurait chassé les nuages, imperceptiblement.

L'homme se noie et ils viennent le sauver. Est-il permis de le toucher ? Dans une mise en scène pareille, toucher est certainement "un acte fort", trop fort pour être juste. Ils l'entoureront, l'englobant de leurs énergies, et laisseront leurs mains planer sur lui sans sembler s'y poser.
L'image de ces trois hommes est aussi onirique qu'érotique. Une sensualité tenace s'en dégage, qui , troublante, collera aux mémoires longtemps après la représentation.

Le noir envahira l'image, mais les comédiens ne sortiront pas brutalement du jeu : en un rythme commun, ils se relèveront et se sépareront pour saluer, dans l’énergie des corps qui se décollent après l'amour.
Pour nous-mêmes, spectateurs, c'eût été un choc s'ils étaient revenus trop vite à la réalité. Le même choc que celui du radio-réveil. Le même que celui qui arrive lorsque nous sortons du théâtre en matinée : le soleil oublié se rappelle à l'esprit et nous agresse presque. Les applaudissements (ô surprise) en seront fortement marqués. Le public applaudira délicatement, cherchant à produire de ses paumes le son le plus mat possible, reproduisant davantage le son de la pluie que celui d'une salle en folie, pour ne pas risquer brusquer les comédiens.

L’EXPÉRIENCE VÉCUE :

Pour les maniaques de la pensée, obsessionnels de l'analyse, et drogués de la référence...
La pensée construite, les références, la culture générale ne servent à rien à celui qui traverse cette expérience étrange, car durant l'épopée, rien n'est à décoder de manière rationnelle. Ne cherchons pas les clés. C'est avant tout notre capacité au lâcher prise, notre peur du voyage et de l'inconnu que Régy met à l'épreuve dans son œuvre. Il nous place donc en face de nous-mêmes (et, ce faisant, de nos écueils), non en face de notre culture théâtrale... Ainsi, quoi qu'on en dise, ce spectacle s'adresse à tous. Celui qui ne pourra pas entrer dans le spectacle ne pourra pas jeter la pierre sur le "niveau de connaissance requis pour accéder au théâtre". Il devra avant tout interroger sa propre capacité à accepter l'invitation au songe, à relâcher ses poings blanchis d'être crispés sur ce qui est connu. Ce qui, avouons-le, est relativement terrifiant puisque notre esprit est clairement programmé, et ce quand bien même nous lui aurions ordonné de cesser, pour analyser, décoder et classer.
En ce sens, et en ce qui me concerne, s'abandonner aux sensations et cesser de penser, tous repères brisés, repose un tant soi peu l'esprit et le fait méditer. Voici donc mon message pour Régy : merci pour ce break, mec !

Claude Régy cherche à provoquer chez le spectateur exactement ce qu'il décrit, un moment de présent pur, évitant à tout prix la distanciation qui nous renvoie au "moi", et joue avec l'identification. Bien sûr, nous sommes au théâtre, et notre esprit peut donc y opérer des va-et-vient. Pourtant, au vu des moyens mis en œuvre, il est statistiquement possible que certains spectateurs aient effectué tout le voyage au présent pur , ajoutant ainsi à la liste des instants de répits d'une vie le théâtre, au côté de l'orgasme, la naissance et la mort ! 

 

Lisez l'entretien entre Claude Régy et Laure Adler
Visionnez la rencontre de Claude Régy et Luc Bondy

La Barque le soir, de Tarjei Vesaas
Durée : 1h30
dans le cadre du Festival d'Automne.

Adaptation par Claude Régy du texte norvégien "Voguer parmi les miroirs"
Traduit par Régis Boyer et édité chez José Corti

Mise en scène : Claude Régy
Assistant : Alexandre Barry
Scénographie : Sallahdyn Khatir
Lumière : Rémi Godfroy
Son : Philippe Cachia
Avec : Yann Boudaud, Olivier Bonnefoy, Nichan Moumdjian
Création : les Ateliers contemporains (compagnie subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – direction générale de la création artistique.)
Coproduction : Odéon-Théâtre de l'Europe (Paris) / CDN Orléans-Loiret-Centre / Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées et Théâtre Garonne / Comédie de Reims / Festival d'Automne à Paris 

Forme libre / / Rédaction / 
Posté par : Emilie Barrier
19 sept. 2013

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Texte de Adrien Mariani, le spectateur-acteur de Cour d'honneur, que Théâtre Oracle a suivi lors de sa folle expérience orchestrée par Jérôme Bel - Avignon 2013.
Le texte suivant est celui que Adrien a dit du 17 au 20 juillet, devant 1800 spectateurs, dans la cour du palais des papes, parmi les 14 autres "spectateurs sous projecteurs" (voir l'interview d'Adrien).

   "Oui c'est un texte que j'ai dit, que j'ai réécrit et que j'apprends maintenant. Je vais te le dire en vraie condition.

    Bonjour, je m'appelle Adrien Mariani, j'ai 27 ans, je suis né à Villeneuve-lès-Avignon et je suis animateur à Marseille. La première fois que je suis venu dans la cour d'honneur du palais des papes, c'est quand j'avais 11 ans, c'est quand il y avait Henri 4 et c'était la foi où Philippe Torreton jouait Henri 4 dans la cour d'honneur. Donc c'était la première foi que j'allais dans la cour d'honneur. J'étais trop content d'aller voir ce spectacle et je me souviens que pour dédramatiser le fait de m'emmener au théâtre, mon père m'avait dit, Henri 4, c'est comme Rambo, si t'as pas vu ni le 1, ni le 2, ni le 3, tu ne vas rien comprendre à l'histoire, ça m'avait fait beaucoup rire. Je ne me souviens pas du spectacle mais j'avais passé une très bonne soirée.

   Quelques années plus tard, ma mère avait eu des places pour la générale de Platonov, mis en scène par Eric Lacascade, car elle travaillait à la Caisse d'Épargne et qu'elle avait eu des places par le comité d'entreprise. Et ça lui avait beaucoup plu, donc elle m'a emmené. Elle est allée acheter des places au cloître Saint-Louis et elle m'a emmené voir cette pièce. Mais quand j'ai vu la première partie de cette pièce, jamais je ne me suis autant ennuyé de ma vie. Je ne comprenais pas ce qu'il se passait sur le plateau, je ne comprenais pas ce que les gens disaient, je ne comprenais pas pourquoi les personnages étaient de part et d'autre de la scène comme ça, ni ce qu'ils se disaient entre eux, les sentiments, pourquoi ils n'étaient pas proches pour dire leur amour. Je ne comprenais rien et à l'entracte j'étais très en colère. Je me suis dit, Tchekhov, c'est vraiment les Feux de l'amour pour les bourges et le « in » c'est pas pour moi et plus jamais j'irai au festival d'Avignon et donc je ne suis pas allé voir la deuxième partie.

   C'était un soir de grand vent je me souviens. Et je cherchais des amis pour faire la fête avec eux mais comme il faisait très froid, il n'y avait personne dans la rue. J'étais très jeune, je n'avais pas mon permis de conduire donc j'ai attendu devant la cour d'honneur jusqu'à trois heures du matin que ma mère sorte pour qu'elle me ramène chez moi. Et à partir de là, j'ai dit « plus jamais j'irai au théâtre, plus jamais j'irai dans le in, c'est vraiment pas pour moi » !

   Et quelques années plus tard, j'avais entendu parlé d'une pièce qui s'appelait Woyceck qui se passait dans le milieu des prolétaire. Et j'étais amoureux d'une fille qui s'appelait Amandine et je me suis dit que le meilleur moyen de conquérir son cœur était de lui offrir un spectacle dans la cour d'honneur. Donc j'ai économisé et je suis allé au Cloître Saint-Louis avec mon argent de poche et je ne lui ai pas dit. Puis je lui ai donné rendez-vous devant l'Opéra Théâtre pour la perdre et je lui ai bandé les yeux. Et je l'ai guidé les yeux bandés dans les rues d'Avignon : rue des Teinturiers, rue des Fourbisseurs...et je la guidais les yeux bandés. Et on est arrivé dans la cour d'honneur, on s'est fait arraché nos billets elle avait les yeux bandés, on est monté dans les gradins elle avais les yeux bandés et je lui ai débandé les yeux seulement quand on était assis dans les gradins. Et là quand j'ai vu le décor d'Ostenmeier avec des panneaux publicitaire et l'opposition avec la pierre du palais des papes, ça m'a beaucoup plu. Et à un moment donné, il y a eu une coupure et des rappeurs sont arrivés et ont chanté en français. Et là je me suis dit que si on pouvait mettre du rap dans la cour d'honneur, le festival c'était pour le tout le monde. Et à partir de ce moment-là je suis revenu au festival et j'ai commencé à aller voir d'autres spectacles.

   Et quelques années plus tard, je suis allé voir un spectacle de Warlikowksi qui s'appelait Apollonia et à un moment donné dans ce spectacle il y a un extrait du livre de Jonathan Littell et qui disait comment les nazis avaient fait pour être le plus rentable et faire le plus de morts possibles. Et quand j'ai entendu ce texte, ça m'a fait tremblé, ça m'a touché, ça m'a donné envie de pleurer. Et à la fin du monologue de l'acteur, j'étais en colère, j'ai eu un sentiment bizarre en moi. J'avais envie de détester le metteur en scène Warlikowski car je trouvais qu'il renvoyait un portrait pas très glorieux de la condition humaine et à la foi j'avais envie de l'adorer parce qu'il me faisait prendre conscience de choses graves et importantes et à la sortie de la pièce j'avais envie de me révolter et de changer le monde. » 

Joué du 17 au 20 juillet 2013 au Festival d'Avignon à la cour d'honneur, Palais des Papes.
Cour d'honneur 

Conception et mise en scène : Jérôme Bel 
Assisté de : Maxime Kurvers
Avec les spectateurs : Virginie Andreu, Elena Borghese, Vassia Chavaroche, Pascal Hamant, Daniel Le Beuan, Yves Leopold, Bernard Lescure, Adrien Mariani, Anna Mazzia, Jacqueline Micoud, Alix Nelva, Jérôme Piron, Monique Rivoli, Marie Zicari 
et les Interprètes : Isabelle Huppert, Samuel Lefeuvre, Antoine Le Ménestrel, Agnès Sourdillon, Maciej Stuhr, Oscar Van Rompay

Extraits des textes
Médée d'Euripide, traduction française Myrto Gondicas et Pierre Judet de la Combe 
Le Prince de Hombourg d'Heinrich von Kleist, traduction française Jean Curtis 
Les Bienveillantes de Jonathan Littell, traduction polonaise Katarzyna Kaminska-Maurugeon
L'École des femmes de Molière

Musiques
Philipoctus De Caserta (Codex Chantilly)
Scott Gibbons
Wolfgang Amadeus Mozart 
Richard Wagner

Forme libre / / Avignon / 
Posté par : Louise Narat-Linol
09 sept. 2013

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Entre Bertolt BRECHT (BB) et Howard BARKER (HB) 
Septembre 2013

 

Propos recueillis par Théâtre Oracle, à La Fonderie au Mans, lors de la résidence pour La Pièce de Sept jours dirigée par Bertolt Brecht et Howard Barker, en collaboration artistique. 
Scénographie : David Lynch 
Lumière : Le Caravage 
Son : Georges Aperghis

 

BB : Hallo Howard, wie geht's ?
HB : Hallo, ich bin froh, Bertolt, and you ?
BB : Me too. Sauf une chose. Dis-moi Howard, si le théâtre n’est pas social, à qui s’adresse-t-il ?
HB : Je pense que le théâtre s’adresse aux absents, aux morts, aux vivants qui entendent la tragédie et la violence sans honte. 
BB : Oui. Et que fais-tu du contre-pouvoir, de la résistance, et de la violence sociale ?
HB : Je mets la résistance dans l’alternative. Et je crois que le théâtre - l’art - sauve les Hommes intimement, Bertolt.
BB : Je crois, Howard, que le théâtre - l'art - sauve les Hommes publiquement et que l’Histoire en est un témoin nécessaire. Comme une nécessité publique si tu préfères. 
HB : Oui, c’est intéressant.
BB : Toi aussi, c’est intéressant ce que tu dis. 
HB : Oui. 
(Un silence)
BB : Allons au plateau maintenant. 
HB : Oui allons-y. 

 

Forme libre / 
Posté par : Bertolt Brecht